Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous examinons une proposition de loi relative aux dockers, dont le régime d’emploi actuel est issu de la loi du 9 juin 1992 modifiant le régime du travail dans les ports maritimes, dite « loi Le Drian ».
Cette réforme courageuse a mis fin à quarante-cinq ans de monopole syndical des dockers, hérité d’un statut datant de 1947 qui avait, au fil des années, gravement fragilisé la compétitivité de nos ports.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de remettre en cause l’équilibre de 1992. La proposition de loi que nous examinons n’a vocation pas à réformer le régime des dockers, non plus que les ports. Il s’agit d’abord de corriger une difficulté d’interprétation juridique posée par la disparition progressive de la catégorie des dockers intermittents au profit des dockers mensualisés en contrat à durée indéterminée, processus prévu par la loi Le Drian de 1992.
Cette ambiguïté juridique a entraîné, durant l’été 2013, un conflit sur le port décentralisé de Port-la-Nouvelle. L’une des entreprises, implantée depuis longtemps sur le site, reprochait à l’autre de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non docker pour ses travaux de manutention.
À la suite de cet épisode, monsieur le secrétaire d'État, votre prédécesseur, Frédéric Cuvillier, a constitué un groupe de travail autour de Martine Bonny, inspectrice générale de l’écologie et du développement durable et ancienne présidente du directoire des grands ports maritimes de Rouen et de Dunkerque.
Ce groupe de travail a largement consulté les acteurs du monde portuaire et a fourni un rapport d’une grande qualité, proposant une série de modifications dans le code des transports. Le texte qui nous a été transmis par l’Assemblée nationale traduit fidèlement ces propositions.
La commission de l’aménagement du territoire et du développement durable est favorable au toilettage qui vise à « décorréler » la priorité d’emploi et la présence de dockers intermittents sur une place portuaire, puisque ceux-ci sont en voie de disparition. Il est indispensable de lever l’ambiguïté juridique qui est à l’origine de l’affaire de Port-la-Nouvelle, tous les acteurs en sont conscients.
Toutefois, cette proposition de loi ne s’arrête pas là. Chacun s’accorde à dire qu’il ne faut pas perturber les pratiques existantes, qui varient d’une place portuaire à l’autre. Nos ports ont avant tout besoin de stabilité et de fiabilité. D’ailleurs, leur activité s’améliore peu à peu depuis 2011 et la mise en œuvre de la réforme de 2008, grâce à la forte baisse de la conflictualité sociale. Or, alors que tout le monde revendique le statu quo, cette proposition de loi va dans la direction inverse !
En effet, l’affaire de Port-la-Nouvelle sert de prétexte à la modification d’autres points de la réforme Le Drian de 1992, ce qui me paraît au mieux inutilement précipité, au pis dangereux. Le point névralgique du texte est l’article 6, qui vise à clarifier le périmètre de la priorité d’emploi des ouvriers dockers. La définition de ce périmètre est un sujet extrêmement sensible : d’un côté, les dockers sont attachés à leur pré carré, qui leur apporte une certaine garantie d’emploi, de l’autre, les entreprises peuvent être tentées d’avoir recours à une main-d’œuvre moins onéreuse.
À l’heure actuelle, des équilibres ont été trouvés dans chaque port. Pourquoi perturber un cadre juridique, certes probablement imparfait, mais qui a le mérite de fonctionner ? De surcroît, selon nous, les améliorations proposées ne suppriment pas ces imperfections, mais les repoussent dans le détail et dans la technique juridique.
J’en veux pour preuve que, de l’aveu même de plusieurs défenseurs de cette proposition de loi, personne ne sait réellement comment s’appliquera concrètement la charte nationale qui est proposée.
Celle-ci risque de faire fuir tout investisseur privé : beaucoup d’industriels et de porteurs de projets ne comprennent pas l’obligation de devoir négocier avec un syndicat avant même d’envisager une implantation industrielle. Pourtant, nos ports ont réellement besoin d’investissements privés, que la réforme Bussereau de 2008 visait d’ailleurs précisément à encourager.
Quant aux termes de « première amenée ou reprise », présents dans le projet de décret d’application de l’article 6, ils ne font l’objet d’aucune définition normative précise : que se passera-t-il lorsque la première amenée sera effectuée depuis le quai par voie automatique jusque dans le hangar, par exemple par le moyen d’un tapis roulant pour du vrac solide ? Faudra-t-il faire prioritairement appel à un ouvrier docker pour réceptionner les marchandises dans le hangar ?
De même, comment traiter la situation d’un conteneur directement chargé du bateau sur le châssis d’un camion de transport ? Celui-ci devra-t-il être prioritairement conduit par un ouvrier docker ?
Des us et coutumes sont suivis dans chaque port et ils sont différents d’un port à l’autre !
Enfin, la nouvelle définition du docker occasionnel pose également des problèmes à certaines entreprises, par exemple aux céréaliers, qui s’inquiètent de ne plus pouvoir recourir à des contrats d’intérim en fonction de leur volume d’activité.
D’une façon générale, le rapport de Martine Bonny fournit une analyse juridique de qualité, mais ne dit absolument rien sur les conséquences économiques des modifications proposées.
Une solide étude d’impact aurait dû nous éclairer sur ce point. Or, monsieur le secrétaire d'État, vous avez fait le choix de déguiser un projet de loi en proposition de loi, à laquelle vous avez de surcroît appliqué la procédure accélérée, alors qu’aucune urgence ne le justifie, nous privant ainsi de ces éléments précieux.
Vous le savez bien, le Parlement ne peut pas être considéré comme une simple chambre d’enregistrement, fût-ce pour un texte issu du dialogue social !
Nous attendons une analyse port par port de l’impact des modifications proposées. Seuls ces éclairages nous permettraient de voter, en toute connaissance de cause, des modifications qui risquent de perturber les fragiles équilibres économiques et sociaux de nos ports.
Vous ne pouvez pas non plus faire valoir une quelconque urgence européenne. Contrairement à celles de la Belgique et de l’Espagne, notre réglementation n’a, à ma connaissance, fait l’objet d’aucune mise en demeure de la Commission européenne.
Si votre objectif était réellement d’offrir des garanties de compatibilité avec le droit européen, alors, il faudrait également ouvrir, dans cette proposition de loi, le chantier de la formation et de la qualification des dockers : c’est le corollaire de l’exigence de sécurité des personnes et des biens qui justifie les dérogations aux principes du droit de la concurrence, de la liberté d’installation et de la libre prestation de services que nous impose l’Europe.
Or des discussions sont prévues en 2016, au comité du dialogue social sectoriel européen, pour les travailleurs portuaires, afin d’élaborer des lignes directrices pour la formation des ouvriers dockers et d’éviter le dumping social.
Aucune urgence ne justifie donc d’anticiper les conclusions de ce dialogue européen. N’inversons pas les rôles !
Notre commission salue le travail de Martine Bonny, mais regrette les mauvais choix du Gouvernement en matière de calendrier et de méthode. L’absence d’étude d’impact économique est bien fâcheuse, quand nos ports connaissent déjà une situation difficile, même si celle-ci s’améliore légèrement. Les modifications proposées n’apporteront probablement pas grand-chose aux ports de Marseille et du Havre, mais elles risquent, en revanche, de fragiliser d’autres ports plus petits, comme Dunkerque, Rouen ou d’autres, et de faire fuir certains investisseurs privés.
Pour cette raison, notre commission a choisi de ramener ce texte à son objectif initial : corriger l’ambiguïté juridique qui découle de l’extinction progressive de l’intermittence, et rien de plus. Elle a écarté toute autre modification susceptible d’emporter des conséquences économiques mal maîtrisées ou difficiles à cerner, en supprimant, à l’article 5, la nouvelle définition des dockers occasionnels, en supprimant l’article 6, relatif au périmètre d’emploi et à la charte nationale pour les implantations industrielles en bord à quai, en réécrivant l’article 7, qui porte sur la double priorité d’emploi, et en supprimant l’article 9, qui tendait à la remise d’un rapport sur la charte nationale.
Gardons-nous de la tentation technocratique de chercher à rendre parfait le code des transports et à border chaque situation par une norme précise. Il y a le droit et il y a la pratique. Chaque port a sa propre culture, ses propres rapports de force, sa propre manière de résoudre les problèmes. Aucune loi ne saurait embrasser parfaitement cette réalité. Nous ne sommes pas là pour faire, en urgence, de l’embellissement juridique hasardeux, mais pour clarifier un point précis. Sachons préserver ce qui fonctionne : c’est avant tout de stabilité que nos ports ont besoin !
Il sera temps, une fois que toutes les négociations qui vont s’ouvrir se seront déroulées, de présenter au Parlement un projet de loi en procédure normale, et ce projet de loi devra être assorti de l’évaluation de toutes ses conséquences en matière économique pour les entreprises installées sur les espaces portuaires comme pour les entreprises qui font usage de ces espaces, afin de respecter l’objectif essentiel : la sécurité, la formation, le développement de l’activité et donc de l’emploi !