Intervention de Jean-Yves Leconte

Réunion du 13 octobre 2015 à 14h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 15 et 16 octobre 2015

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, cette année, comme jamais auparavant, est apparue la réversibilité de la construction européenne. Nous l’avons perçue au moment le plus dramatique de la crise grecque. Nous la percevons face au défi que nous pose aujourd'hui la crise des migrants. Et nous la ressentons en entendant le discours de ceux pour lesquels Schengen serait non un outil pour y répondre, mais, au contraire, une contrainte.

Je commencerai mon propos par signaler quelques aspects positifs. D’abord, les Grecs, malgré toute leur douleur, ont marqué leur volonté de rester dans l’Union et leur attachement à l’euro en élisant Alexis Tsipras le 20 septembre dernier.

De son côté, la Commission européenne joue pleinement son rôle d’avant-garde en faisant des propositions pour préparer l’Europe aux perspectives ouvertes par la situation géopolitique au Moyen-Orient. Quand Jean-Claude Juncker suggère des solutions, quand il évoque la dignité humaine, c’est aussi de la dignité de l’Union européenne dans cette crise qu’il parle.

Enfin, ceux qui fuient les génocides du Moyen-Orient et qui s’ajoutent à l’exode ne vont pas vers les pays du Golfe ou vers la Russie, mais se dirigent vers l’Europe. Et comme l’indique Angela Merkel, il s’agit maintenant pour l’Europe d’assumer son attractivité, une attractivité qui devrait être une force de sa politique extérieure et de son économie.

Si ce phénomène de l’exode qui nous surprend aujourd'hui est si fort, c’est parce que ceux qui viennent se réfugier en Europe sont animés par une volonté implacable de vivre et d’avoir un endroit pour vivre. Ce phénomène, qui s’est accentué au cours de l’été, risque de se renforcer encore à l’approche de l’hiver. Pourtant, il n’a rien à voir avec les défis auxquels sont confrontés le Liban, la Jordanie, ou même la Turquie.

Rappelons que les réfugiés qui arrivent nous renvoient à nos engagements conventionnels et, en ce qui concerne la France, à sa propre Constitution, car il s’agit de respecter un droit non collectif, mais individuel à la protection.

On doit le constater, ce qui ne fonctionne plus correctement aujourd'hui dans le système européen, c’est le principe dit « de Dublin », lequel s’appuie sur la responsabilité des pays à surveiller des frontières extérieures. L’Italie et la Grèce n’y parviennent pas. La Hongrie, quant à elle, le fait, mais en aggravant la situation tant elle respecte formellement les principes sans tenir compte des droits humains qu’elle doit respecter en sa qualité d’État membre de l’Union européenne.

Si l’on remet en cause le principe de Dublin, la question qui mérite d’être posée, c’est de savoir si la surveillance des frontières extérieures doit rester une compétence des États nationaux ou si elle doit devenir, au contraire, une compétence communautaire.

Dans ce contexte, il faut saluer le fait que la répartition de 120 000 réfugiés ait été retenue. Il faut également se féliciter de la mise en place de hot spots.Destinés àenregistrer ou à orienter les demandeurs, peut-être préfigurent-ils un dispositif européen d’accueil pour les demandeurs d’asile que nous appelons de nos vœux.

Enfin, il faut saluer l’augmentation des moyens donnés par l’Union européenne en particulier au HCR, pour permettre de mieux vivre aux réfugiés qui resteraient en Jordanie, au Liban ou en Turquie.

Toutefois, cette réaction à l’urgence ne suffit pas. En effet, à l’issue de quatre ans de négociation du paquet asile, force est quand même de constater que nos politiques restent trop disparates. D’une certaine manière, il faudra en arriver à un office de protection des réfugiés et apatrides européen ; les premiers pas dans cette direction méritent d’être précisés.

Il faudra tout d’abord améliorer les conditions d’accueil. Ensuite, nous devons réfléchir à une liste de pays d’origine sûrs. Ainsi, on responsabilisera certains pays européens hors Union européenne, tels que l’Albanie ou le Kosovo, dont nombre de ressortissants embolisent jusqu’à présent notre système d’asile. Il faudra aussi offrir aux réfugiés un droit effectif au travail, afin d’intégrer au plus vite ceux d’entre eux qui arrivent de pays largement éligibles au droit d’asile. Enfin, nous devons songer à offrir une possibilité de recours contre les décisions administratives devant une juridiction commune européenne : ainsi, nous contribuerons à faire converger le fonctionnement des autorités nationales traitant de l’asile.

Par ailleurs, il faut renforcer l’espace Schengen, qui est un outil fantastique pour répondre à la crise de manière solidaire. Les populistes nous disent qu’il faut rétablir les frontières. Pourtant, comme on l’a bien vu dans les Balkans, les frontières n’empêchent rien ! Les gens passent, des crises humanitaires éclatent, les passeurs se multiplient et s’enrichissent : on obtient au final des Calais à chaque frontière ! Est-ce vraiment cela qu’on veut ? Non !

Mieux vaut des pays qui coopèrent en confiance. Mieux vaut renforcer l’espace Schengen, en réfléchissant éventuellement à des contrôles biométriques plus systématiques à ses points d’entrée, utiliser le Passenger Name Record, ou PNR, de manière effective, enfin mieux travailler ensemble pour ce qui concerne les éloignements de personnes en situation illégale. Une telle coopération est absolument indispensable.

À ce stade, trois réflexions s’imposent.

En premier lieu, au-delà de cette urgence, il faut aussi savoir répondre à l’angoisse et aux besoins des pays qui sont en première ligne : le Liban, la Jordanie et la Turquie. Il importe de ne plus faire croire qu’il faudrait traverser la Méditerranée pour bénéficier de droits. On n’a rien fait dans cette direction jusqu’à présent : le petit Aylan, à Bodrum, ne pouvait avoir de droits sans tenter la traversée. Aujourd’hui, seule la France a une politique de visas pour demande d’asile qui mérite d’être développée à l’échelon européen.

En deuxième lieu, je veux attirer votre attention, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, sur le paradoxe de l’aide au développement. Celle-ci doit bien évidemment être favorisée. Pourtant, on s’aperçoit que les migrations sont l’un des moyens de favoriser le développement, par les transferts à la fois d’expérience et d’argent qu’elles produisent. En effet, les transferts d’argent effectués par les immigrés vers leurs pays d’origine représentent deux fois et demie les moyens dévolus à l’aide publique au développement. Cette situation doit être prise en compte.

Enfin, si nous devons, entre États membres de l’Union européenne, être solidaires des conséquences de nos politiques étrangères, il nous faut également nous montrer solidaires dans les décisions prises. Lors de ma récente visite en Pologne, on me disait : la question libyenne, c’est vous qui vous en êtes chargés ! Certes, mais lors de la guerre en Irak, ce sont les Polonais qui ont suivi les États-Unis dans l’aventure. Il nous faut par conséquent avoir une politique étrangère plus intégrée, prendre des décisions plus communes ; faute de quoi le processus de solidarité ne tiendra pas.

Nous devons également prendre garde aux déstabilisations que peut entraîner la situation actuelle dans diverses régions : je pense en premier lieu aux Balkans, en particulier aux frictions actuelles entre la Serbie et la Croatie. Il est important dans ce contexte de renforcer les perspectives européennes.

Des déstabilisations encore plus graves peuvent survenir au Moyen-Orient. Je citais la Libye, le Liban, la Jordanie, ou encore la Turquie : si ces pays se voyaient déstabilisés, un risque d’exode vers l’Europe encore plus important nous menacerait. Il nous faut donc rester vigilants.

Or ces politiques nouvelles en matière d’accueil, qui sont indispensables, entraînent de nouveaux besoins de financement. Plusieurs pays ont déjà demandé des assouplissements budgétaires nécessaires.

Par ailleurs, je voudrais faire deux remarques en matière de politique de voisinage.

La première concerne la Turquie : nous payons somme toute aujourd’hui – et nous n’avons pas fini – le prix de la fermeture de la porte au nez de la Turquie voilà quelques années par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Il est pourtant absolument indispensable de restaurer une politique cohérente avec la Turquie. Je veux à ce propos saluer les démarches de ces dernières semaines. Nous devons également espérer que les élections se passeront bien, de manière à pouvoir continuer sur cette voie.

J’en viens à ma seconde remarque. Il nous faut trouver les moyens de renouer des liens de confiance dans notre relation avec la Russie, tout en respectant l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

D’autres sujets seront naturellement évoqués lors de ce Conseil européen, auxquels je veux faire allusion en conclusion. Ainsi, le choix grec du 20 septembre est un bon signal ; il est néanmoins absolument indispensable d’aller maintenant plus loin, car il ne peut pas être envisagé d’avoir longtemps une monnaie commune sans politique européenne commune. À tout le moins, faute de politique et de gouvernement européens, il faut qu’il y ait un contrôle démocratique ! Alors, à quel niveau ce contrôle démocratique doit-il s’exercer ? L’espace Schengen ? L’Union européenne ? La zone euro ?

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