Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la question que nous abordons aujourd’hui, sur l’heureuse initiative de Mme Claire-Lise Campion, n’a rien d’anodin, puisqu’il s’agit de la protection de l’enfance. Est-il thème plus consensuel ? Il nous rassemble tous, quelles que soient nos sensibilités, nous qui sommes souvent tout à la fois sénateurs de la République et parents, voire grands-parents.
Nous voudrions tous, et vous tout particulièrement, madame la secrétaire d’État chargée de la famille, nous écrier avec Victor Hugo, notre éminent prédécesseur dans cet hémicycle : « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. » Nous voudrions qu’il n’y ait que de bonnes fées pour se pencher sur le berceau d’enfants destinés à être heureux. Mais, malheureusement, il en va parfois autrement et il y a dans le monde, en Europe, en France, tout à côté de nous, des enfants en danger.
Dans notre pays, à haut niveau de vie et à la démocratie accomplie, il y a des enfants maltraités, victimes de violences physiques, sexuelles, mentales, des enfants confrontés à des négligences plus ou moins lourdes. Ils sont nombreux, plus qu’on ne le croit, qu’on ne le sait, qu’on ne l’imagine, si l’on se réfère aux statistiques, en particulier celles qui résultent de la Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par les Nations unies le 20 novembre 1989.
En France, selon un rapport de l’Observatoire national de l’enfance en danger, 266 000 enfants et adolescents étaient pris en charge, suivis ou placés par les services de protection de l’enfance au 31 décembre 2006, parce qu’ils étaient considérés comme étant en danger. Or 266 000 enfants, c’est l’équivalent de la population d’une ville de la taille de Strasbourg ! Ce chiffre est d’autant plus inquiétant que, loin d’être accidentel, il progresse. En 2006, il était supérieur de 4 % à celui de l’année précédente.
Devant ce problème récurrent, ce drame chroniquement exponentiel que n’expliquent pas les seuls phénomènes de paupérisation, d’immaturité, d’inculture, de développement culturel et social de la violence, le législateur est fort opportunément intervenu.
S’est ensuivie l’élaboration de la loi promulguée le 5 mars 2007, résultant d’une concertation assez large avec les associations et les professionnels de la protection de l’enfance, mais aussi avec les conseils généraux chargés de sa mise en œuvre, car ce sont bien les départements qui assurent le financement de la prévention et de la lutte contre la maltraitance des enfants.
Je crois qu’il ne viendrait à personne ici l’idée de contester cette loi adoptée par le Sénat et l'Assemblée nationale. Mais comment ne pas dénoncer l’absence des décrets prévus pour son application ? Comment ne pas s’élever contre cette funeste habitude de faire voter par le Parlement des lois rendues inapplicables ou inabouties faute des décrets y afférents.
La commission des lois du Sénat, dans son rapport annuel, a relevé combien le bilan de l’application des lois est contrasté, avec un allongement des délais d’applicabilité qui, même s’ils s’améliorent, restent beaucoup trop longs.
Il n’est ni convenable ni admissible que soit ainsi trahi l’esprit des lois, essence même de la démocratie.
S’agissant de la loi qui nous occupe, seuls quatre textes ont été pris pour son application et publiés à ce jour : deux ans de retard pour l’une des lois les plus consensuelles et les plus attendues par le monde associatif, par le monde socio-professionnel et, bien sûr, par les élus locaux.
De surcroît, c’est le décret relatif au financement de la protection de l’enfance, essentiel s’il en est, qui se fait le plus attendre. En effet, la loi de 2007 a créé dans son article 27 un Fonds national de financement de la protection de l’enfance ayant pour objet de financer les seules mesures nouvelles de la loi, estimées à 150 millions d’euros. Mais, à ce jour, point de décret, et ce alors même qu’un projet a été soumis au Comité des finances locales au mois de février 2008 !
Sans compter les 30 millions d’euros prélevés sur la Caisse nationale des allocations familiales, qui devaient être attribués cette même année à ce Fonds national de financement de la protection de l’enfance, et qui ont été réaffectés à d’autres lignes budgétaires.
Comment, madame la secrétaire d’État, expliquer ces retards, cette impéritie de l’État ? Comment les comprendre ? Peut-on admettre que l’État n’honore pas sa parole et se joue de celle du Parlement ? Vous ne pouvez pas ignorer les graves difficultés financières auxquelles sont confrontés les conseils généraux, dont les budgets sont très lourdement impactés par l’action sociale. Une fois de plus, on charge la barque des collectivités territoriales. Comment accepter plus avant la distorsion croissante entre les moyens financiers affectés et les responsabilités nouvelles ? Les départements n’ont-ils pas vu, aux termes de la loi, leurs compétences étendues à la prévention, au renforcement du suivi de la mère et des enfants, à la diversification des modes d’accompagnement et à la création d’une cellule départementale de recueil, d’évaluation et de traitement des informations préoccupantes concernant les enfants en danger ou en risque de danger ?
Fort de sa tradition humaniste, le groupe du RDSE s’émeut, madame la secrétaire d’État, de cette situation qui, dans certains cas, est dramatique. Il s’inquiète de la désinvolture du Gouvernement face à la bonne application des lois ; celle-ci nous en offre un parfait exemple.
C’est pourquoi nous attendons une réaction rapide et efficace pour qu’enfin, deux ans après sa promulgation, la loi réformant la protection de l’enfance soit totalement applicable, qu’elle soit mise en pratique, et que soit ainsi respectée la volonté du législateur.
Je ne doute pas, madame la secrétaire d’État, que vous aurez à cœur de porter ce message et, au travers de votre action, de mettre un terme aux incertitudes qui pèsent sur les collectivités locales. Car au-delà des textes législatifs et réglementaires, il y a des enfants qui souffrent dans leur être et dans leur chair, et qui ne peuvent plus attendre.
J’ai commencé mon intervention en citant Victor Hugo. Je ne voudrais pas la conclure en lui empruntant ces mots : « Cosette peut attendre ; Cosette attendra. »