Le rapport qui nous a été confié par la commission et par le président devait également faire le point sur l'Arctique.
Théâtre important de la guerre froide, l'Arctique suscite aujourd'hui un regain d'intérêt dont le réchauffement climatique est l'une des causes. Le recul des glaces pourrait faire émerger un nouvel espace d'échanges. L'Arctique, en se banalisant, sortirait de son statut de « périphérie » pour devenir une « nouvelle frontière ».
De nombreux pays se positionnent en prévision de cette évolution : c'est le cas de la Russie, qui revendique une large partie de l'Arctique, et souhaite réaffirmer sa puissance. C'est aussi le cas des autres pays de la région, qui veulent préserver leurs droits souverains, dont les États-Unis, avec l'Alaska, le Canada, la Norvège et le Danemark au nom du Groenland.
Des pays d'Europe et d'Asie ont manifesté leur intérêt pour les enjeux arctiques, tandis que la publication de la stratégie arctique française se fait attendre.
Pourquoi l'avenir de cette région concerne-t-elle l'ensemble de la planète ? L'Arctique est tout d'abord une « sentinelle avancée » du réchauffement climatique. Depuis 1875, l'Arctique s'est réchauffé approximativement deux fois plus rapidement que la moyenne globale de la planète. Dans le cadre de notre mission, nous nous sommes rendus en Norvège et notamment sur l'archipel du Svalbard, à 1000 km du pôle Nord, où les modifications de l'environnement et des paysages, provoquées par le réchauffement, sont spectaculaires.
Les glaciers, qui couvrent encore 60 % du territoire de l'archipel du Svalbard, reculent rapidement. La surface de la banquise s'est fortement réduite depuis 30 ans. Il est probable que, d'ici à 2050, l'océan Arctique sera libre de glace à la fin de l'été, et ce pour la première fois depuis 125 000 ans.
Ce qui se passe en Arctique a un effet accélérateur sur le changement climatique au niveau mondial. Si la fonte des glaciers du Svalbard provoque une élévation négligeable du niveau de la mer, celle des inlandsis calottes polaires du Groenland et de l'Antarctique, sur plusieurs siècles, pourrait avoir des effets dramatiques : la fonte des glaciers du Groenland représenterait, à elle seule, une hausse moyenne du niveau des mers de sept mètres et la fonte de l'Antarctique entraînerait une élévation apocalyptique de l'ordre de 56 mètres.
La disparition de la banquise n'entraîne pas d'augmentation du niveau de la mer mais contribue à réduire la réflexion de l'énergie solaire par les surfaces blanches (effet d'albédo), ce qui amplifie le réchauffement.
La fonte du pergélisol est aussi à l'origine d'un effet d'emballement mal pris en compte par les modèles climatiques et donc par le GIEC, d'où notre pessimisme. Le pergélisol recèle 1700 gigatonnes de carbone. Il représente 25 % des terres émergées de l'hémisphère nord mais pourrait perdre jusqu'à 90 % de son étendue d'ici à 2100. À titre de comparaison, l'objectif de la COP 21 est de ne pas dépasser 1 000 à 1 500 gigatonnes de CO2.
La fonte des glaciers, et leur dislocation sous forme d'icebergs, entraîne par ailleurs la libération de polluants issus de l'industrie et de l'agriculture, y compris des polluants radioactifs.
Enfin, c'est tout un écosystème fragile qui est bouleversé, et des espèces mises en danger de disparition, car non susceptibles de migrer plus au nord pour s'adapter aux conditions climatiques.
L'Arctique suscite un regain d'intérêt pour des raisons économiques mais aussi géopolitiques, à l'image de l'exploitation du charbon par la Norvège et par la Russie au Svalbard, dont la motivation principale n'est pas économique mais stratégique.
La position géographique du Svalbard a toujours suscité l'intérêt des grandes puissances, justifiant le statut particulier de cet archipel, régi par un traité de 1920 qui reconnaît la souveraineté de la Norvège sur cette zone, accorde aux autres parties la liberté d'exercer toute activité économique ou scientifique et interdit toute activité militaire. Ce statut est une exception en Arctique. Dans le reste de cette région, la souveraineté des États s'exerce pleinement, ainsi que le droit international de la mer.
Le réchauffement climatique accroît l'attractivité économique de l'Arctique, même si de nombreux obstacles demeurent au développement de cette région. Concernant la navigation, les routes du nord réduisent considérablement les distances entre les grands ports d'Europe du nord et ceux d'Asie. Par la route du nord-est, Hambourg est ainsi à 13 000 km de Tokyo, contre 21 000 km par le canal de Suez. Le trafic maritime a, de fait, connu une augmentation au cours des années récentes, mais cette augmentation reste timide. En 2013, deux navires commerciaux sont passés par le passage du Nord-Ouest et la Russie a déclaré 71 passages par la route du Nord-Est. Encore ce dernier chiffre inclut-il des navires à destination des villes du nord de la Russie, c'est-à-dire du trafic de destination et non de transit. Le trafic par la route maritime du nord de la Russie demeure aujourd'hui très inférieur à ce qu'il fut à l'époque de l'Union soviétique, et notamment à son maximum de 1987. Les évolutions actuelles résultent, au moins partiellement, d'un effet de rattrapage. Cette région demeure encore peu adaptée au transport international de marchandises. Elle permet peu d'escales et restera difficilement praticable une partie de l'année. Un trafic saisonnier entre l'Europe et l'Asie pourrait s'y développer, notamment par le Nord-Est, alors que le franchissement par le Nord-Ouest reste périlleux.
La pêche est d'ores et déjà bouleversée par les migrations d'espèces vers le nord, provoquées par le réchauffement. Ces évolutions sont susceptibles de remettre en cause les accords de pêche existant et d'en nécessiter de nouveau pour réguler les prises dans les eaux internationales de haute mer, au-delà des zones économiques exclusives des États côtiers.
Les cinq pays riverains des zones de haute mer de l'océan arctique ont signé, le 16 juillet 2015, une déclaration interdisant la pêche dans ces zones, tant que des mécanismes de gestion durable n'auront pas été mis en place.
L'extension des surfaces agricoles en direction du nord est une autre conséquence du réchauffement. Le dégel du pergélisol entraîne l'extension de terres agricoles, notamment en Sibérie orientale. Cette évolution intéresse la Chine, qui pourrait être davantage touchée par la sécheresse et où la pression sur les terres agricoles est forte, alors qu'a contrario la démographie de l'Extrême-Orient russe est déclinante. Un accord de mai 2015 permet la location à des investisseurs chinois de 150 000 hectares de terres agricoles en Sibérie orientale.
Enfin, l'Arctique est riche en ressources minérales et hydrocarbures. Il existe actuellement 400 gisements actifs de pétrole et gaz dans cette zone. La région est également riche en minerais : platine, nickel, terres rares... D'après des estimations américaines, l'Arctique pourrait receler 22 % des réserves de gaz et de pétrole restant à découvrir, soit 29 % des réserves de gaz et 10 % des réserves de pétrole. D'après Total, le chiffre de 15 % serait plus réaliste. Le permis accordé par le gouvernement américain à Shell en Alaska a relancé les spéculations sur l'intérêt des compagnies gazières et pétrolières pour cette région. Shell a toutefois annoncé récemment son retrait pour des raisons techniques et économiques.
Des obstacles demeurent, notamment les effets paradoxaux du réchauffement puisque celui-ci rend la météorologie plus imprévisible, déstabilise les infrastructures telles que ports, plateformes et oléoducs, fragilisés par la fonte du pergélisol, et réduit la période de praticabilité des routes de glace pour le transport. Cette situation complique considérablement la logistique des projets d'exploration et d'exploitation, qui demeurent très coûteux.
Sur le champ offshore Goliat, en mer de Barents (Norvège), le coût d'extraction est estimé à 110 dollars le baril, alors que les prix actuels sont moitié moindres. Seuls des cours élevés des matières premières pourraient réellement encourager les entreprises à se lancer dans des projets arctiques.
Le développement économique de cette région comporterait d'importants risques pour la sécurité et l'environnement, dans un contexte inhospitalier, imprévisible et insuffisamment doté en infrastructures et services. Nous avons constaté au Svalbard le développement du tourisme nordique, avec des bateaux de croisière de plusieurs milliers de passagers. Or, les autorités norvégiennes ne disposent pas des moyens suffisants en cas d'avarie.
Le regain d'intérêt pour l'Arctique pose la question de sa gouvernance régionale, alors que les enjeux sont mondiaux.
L'Arctique fait aujourd'hui figure de nouvelle scène internationale. Ainsi, des tensions apparaissent entre États riverains de l'Arctique. En 2007, la Russie a planté un drapeau au pôle Nord, par 4 000 mètres de fond sous la banquise. Le plateau continental sous l'océan arctique fait l'objet de revendications concurrentes de la part des pays de la région. La Commission des limites du plateau continental ne s'est pas encore prononcée. La non-ratification par les États-Unis de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer crée une incertitude supplémentaire.
Le statut des passages maritimes du Nord est contesté, dans la mesure où la Russie et le Canada les considèrent comme faisant partie de leurs eaux intérieures.
La Russie et la Norvège, qui ont une longue tradition de coopération, interprètent différemment le traité sur le Svalbard, concernant la zone des 200 milles marins autour de l'archipel. Les événements en Ukraine ont altéré les relations entre la Norvège et la Russie. Des dissensions sont possibles sur les droits de pêche ou l'exploitation des sous-sols.
Nous avons rencontré d'importantes ONG de Norvège préoccupées des tensions autour de l'Arctique, enjeu au moins aussi important que la Baltique.
Lors de l'exercice militaire surprise de mars 2015, 38 000 soldats russes ont été déployés dans le Grand Nord. En outre, la Russie remilitarise des bases abandonnées après l'URSS et poursuit un important programme d'équipements notamment en brise-glaces.
L'intérêt des pays asiatiques pour l'Arctique est manifeste : la Chine, le Japon et l'Inde ont été admis en 2013 comme observateurs au Conseil arctique. La Chine a, en particulier, une véritable stratégie pour cette région, cohérente avec sa politique d'investissement sur tous les continents, et souhaite prendre toute sa part dans les grands enjeux internationaux. La recherche polaire chinoise est très active, et ce pays, qui dispose déjà d'un brise-glace, en projette la construction d'un second.
En troisième lieu, l'indépendance du Groenland est un enjeu probablement sous-estimé. L'emplacement de ce territoire est stratégique ; il possède de nombreuses ressources, dont des terres rares, pour lesquelles l'Europe est très dépendante. Le Groenland s'est retiré de l'Union européenne en 1985 et pourrait, à l'avenir, en quittant le Danemark, se détourner encore un peu plus de l'Europe, pour s'orienter vers l'Amérique et vers l'Asie.
Dans ce contexte d'enjeux globaux, l'instance de gouvernance qu'est le Conseil arctique a un rôle limité.
Créé en 1996, le Conseil arctique n'est pas une organisation internationale mais un forum de huit pays voisins, qui se concentre sur la protection de l'environnement et celle des peuples autochtones. Les observateurs, dont la France, n'y jouent qu'un rôle marginal. L'Union européenne n'y est présente qu'à titre officieux. Contrairement aux pays asiatiques, elle n'a pas été admise comme observatrice permanente, en raison du contentieux existant sur le commerce de produits issus du phoque, malgré la présence en son sein de pays arctiques et sa contribution significative à la recherche polaire et au développement du Grand Nord.
Les pays riverains de l'Arctique ont des positions très souverainistes, souhaitant conserver l'exclusivité de la gouvernance de la région. Au sein même du Conseil de l'Arctique, la tentation est forte de gérer les problèmes à cinq plutôt qu'à huit, en excluant la Finlande, la Suède et l'Islande, États jugés subarctiques (déclaration d'Ilulissat en 2008).
Le Conseil arctique a toutefois appuyé les négociations auprès de l'Organisation maritime internationale (OMI), en vue de la définition d'un Code polaire pour la navigation, et il a permis la signature de deux traités, l'un sur la coordination des responsabilités en matière de recherche et de sauvetage (2011), et l'autre sur les mesures de lutte antipollution en cas de marée noire (2013). En revanche, les aspects militaires ne sont jamais abordés dans le cadre du Conseil arctique.
Nous formulons dans notre rapport plusieurs orientations afin de protéger l'Arctique, de consolider son statut et de favoriser le dialogue international. L'océan Arctique est le seul océan du globe dans lequel la France n'est pas territorialement présente, mais elle y possède néanmoins des intérêts directs et indirects d'ordre scientifique et environnemental, d'ordre économique et, enfin, d'ordre stratégique, en tant que membre du Conseil de sécurité des Nations unies et de l'OTAN.
La conférence de Paris doit être l'occasion d'affirmer la volonté de la communauté internationale de préserver l'Arctique et de consolider son statut juridique, qui devra probablement s'appuyer sur des instruments sectoriels divers, à défaut de traité unique tel que celui qui régit l'Antarctique.
Il semble nécessaire d'encourager une régulation internationale de la pêche dans l'océan arctique, ainsi qu'un moratoire sur l'exploitation des ressources minières, gazières et pétrolières de la région, qui comporte de nombreux dangers.
S'agissant des enjeux stratégiques, le prochain Livre blanc devrait être l'occasion d'analyser les risques et menaces pour la France en Arctique et de réaffirmer l'intérêt de maintenir une compétence et une expérience française dans cette région.
Parvenir à un accord à Paris en décembre est essentiel, mais cet objectif ne doit pas faire oublier la nécessaire coopération en matière de changement climatique, telles que les migrations environnementales ou les transformations de l'Arctique.
Ces questions impliquent des solutions nouvelles et des coopérations internationales inédites afin de limiter les impacts de mutations devenues inéluctables, sinon dans leur ampleur, du moins dans leur principe.