Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai d'autant plus de plaisir à me trouver parmi vous ce matin que le terme de « prospective » a beaucoup de sens pour moi. Jeune ingénieur à EDF voilà bien longtemps déjà, j'ai eu la chance de travailler au service des études économiques générales chargé de préparer la politique de cette grande maison. Deux anecdotes me reviennent en mémoire.
Tout d'abord, à mon arrivée, le directeur du service me convia dans son bureau et, me tendant des ouvrages qu'il venait de prendre dans sa bibliothèque, me dit : « Voici les sept premiers plans français. Je vous les confie pour un mois. À vous de me dire pourquoi je me suis trompé. » Il avait en effet été responsable de la partie énergétique de deux plans successifs. Après analyse, j'en arrivai à la conclusion que, sans vision, la prospective n'avait pas de sens et qu'il ne suffisait pas simplement d'extrapoler les tendances ou de repérer les ruptures pour livrer une analyse solide des futurs possibles et souhaitables.
Ensuite, il se trouve que, toujours attaché au service des études économiques générales d'EDF, je fus en quelque sorte, dans le cadre d'une étude, l'assistant de Jacques Lesourne, lequel exerça une grande influence sur la prospective française. Il m'avait un peu pris sous son aile. Je me souviens de cette phrase qu'il me glissa un matin : « L'avenir est un mélange de hasard, de nécessité et de volonté. » Je pense que c'est toujours vrai aujourd'hui : une carrière politique ou en entreprise se construit par des rencontres, des hasards, des nécessités liées à son profil personnel, et puis aussi par la volonté, l'envie de faire. Chacun le sait, pour être président de la République, par exemple, il faut une volonté de fer !
J'en viens, en quelques mots, à la présentation du Cercle Magellan. Réseau de directeurs et responsables des ressources humaines internationales, il compte parmi ses adhérents deux cents groupes français, soit mille quatre cents professionnels, ce qui représente de 40 000 à 50 000 expatriés. Il comprend trois clubs d'expertise : le premier se consacre à la mobilité internationale ; le deuxième traite des problématiques liées à la rémunération et aux avantages sociaux ; le troisième s'intéresse à la gestion des talents. Un quatrième club est en cours de création et s'attachera à favoriser l'expatriation dans les ETI, les entreprises de taille intermédiaire. Étant moi-même conseiller du commerce extérieur, je sais combien il est important pour les ETI de pouvoir se lancer sur le marché international, d'où la nécessité de les accompagner sur le plan des ressources humaines.
En parallèle, nous proposons trois MBA sur les thématiques que je viens de citer : mobilité internationale, rémunération et avantages sociaux, ressources humaines internationales. Les deux premiers figurent dans le top 5 des MBA internationaux, le troisième a eu le prix de l'innovation. Il y a une véritable osmose entre enseignants et élèves car ce sont des professionnels qui forment d'autres professionnels appelés à prendre des postes de responsabilité dans les ressources humaines internationales.
Le Cercle Magellan jouit d'une très grande liberté puisqu'il est totalement financé par les cotisations et ne reçoit aucune subvention. Notre domaine d'action se limite à des questions purement pratiques et techniques. Nous n'entrons pas dans le débat politique. Le Conseil Magellan de l'International, que je préside depuis sa création au sein du Cercle en 2004, est un organe permanent de liaison entre les professionnels concernés et les pouvoirs publics. Nous éditons périodiquement un livre blanc, qui comporte à la fois les diagnostics que nous posons sur le fonctionnement de la mobilité internationale, ainsi que des propositions dont nous souhaitons débattre aussi bien avec les administrations qu'avec les cabinets ministériels. Ce livre blanc, que je vous adresserai, est un instrument de travail entre nous et les pouvoirs publics, et absolument pas un instrument de lobbying. Sa diffusion est nominative. Nous ne le donnons jamais aux journalistes.
Notre rencontre d'aujourd'hui arrive à point nommé puisqu'il y a quelques jours est sortie une enquête menée par Ipsos et la Banque Transatlantique sur la mobilité internationale, dont les conclusions viennent étayer mes convictions. Elle comporte des chiffres qui méritent d'être commentés.
Cette enquête a été réalisée auprès d'un échantillon de Français résidant à l'étranger inscrits dans les consulats. Sur les 2,5 millions de compatriotes expatriés français, à peu près la moitié seulement est inscrite dans les consulats. Or c'est une démarche qui a toute son importance, ne serait-ce que pour des questions de sécurité, car cela permet d'être joignable au moindre problème.
L'enquête souligne, tout d'abord, que 75 % des Français résidant à l'étranger sont actifs et que, parmi les inactifs, on compte 15 % de retraités et très peu de personnes en recherche d'emploi et d'étudiants.
Au premier rang des raisons avancées pour s'établir hors de France apparaît la volonté de faire progresser sa carrière professionnelle. Ce qui fait débat, c'est de savoir si l'on part pour progresser dans le cadre de l'entreprise ou parce que l'on n'a pas de travail en France. Cela ne ressort pas expressément de l'enquête mais j'aurais tendance à penser que les plus jeunes diplômés partent parce qu'ils éprouvent des difficultés à trouver du travail. Ils sont d'autant plus enclins à le faire qu'ils acquièrent une bonne connaissance de l'international au travers de leur cursus universitaire au cours duquel ils sont désormais amenés à effectuer un séjour d'au moins six mois à l'étranger. Pour ces jeunes, l'international fait partie de leur terrain de jeu.
L'expatriation est source de problème pour les entreprises, je ne le cache pas, car très faible est le nombre des salariés qui partent pour plus d'un an à l'étranger travailler dans une filiale alors que beaucoup de jeunes diplômés veulent partir. Ainsi les entreprises du CAC 40 comptent-elles dans leur effectif global moins de 1 % d'expatriés, soit, en moyenne, entre quatre cents et mille deux cents personnes pour des groupes comme Danone ou EDF. Autant dire peanuts ! La jeune génération s'imagine pouvoir s'expatrier dès qu'elle arrive en entreprise : elle est généralement déçue ; hormis un certain nombre de dispositifs permettant l'expatriation, dont le VIE, le volontariat international en entreprise, la possibilité de partir à l'étranger est loin d'être systématique.
Aujourd'hui, dans le monde de l'entreprise, ce qui se développe le plus, c'est la mission de courte durée, d'une semaine à quatre ou cinq mois. Cette forme de mobilité internationale a ses avantages et ses inconvénients. Elle favorise les doubles carrières au sein du couple alors qu'une expatriation de plusieurs années contraint fréquemment le conjoint à s'arrêter de travailler, faute d'obtenir un permis de travail dans le pays d'accueil ou de connaître suffisamment la langue. Pour l'entreprise, la mission de courte durée coûte moins cher, lui évite de supporter frais de logement et de scolarité. Tout le monde s'y retrouve, sauf les jeunes cadres qui voudraient vivre à l'étranger.
Autres raisons principales pour lesquelles nos compatriotes partent : vivre avec un proche et avoir un meilleur niveau de vie. Si l'ère coloniale est depuis longtemps révolue, le fantasme de l'expatrié gagnant un pactole et ayant de nombreux gens de maison à son service a toujours cours aujourd'hui. Même au sein des plus grands entreprises, qui offrent tout un package significatif, le statut de l'expatrié n'est plus si enviable surtout lorsque le conjoint est obligé d'arrêter de travailler : le revenu global de la famille risque d'être inférieur à celui qu'elle percevait en France.
Alors, pourquoi partir dans ces conditions ? En s'expatriant, nos compatriotes font en quelque sorte un investissement sur la famille et notamment sur les enfants, auxquels ils offrent une expérience « mondialisée ». Voilà pourquoi on trouve beaucoup plus de candidats à l'expatriation vers Londres ou New York que vers Budapest.
Du côté des employeurs, l'enquête de l'Ipsos met en lumière la loi des 80-20 : les 75 % d'expatriés actifs sont employés, à 80 %, par un employeur étranger, à 20 %, par un employeur français. Les entreprises françaises ne représentent donc que 14 % des employeurs de nos compatriotes. C'est une donnée importante à avoir à l'esprit car elle a des répercussions importantes sur la nature du contrat de travail. En fait, 67 % de ceux qui travaillent ont trouvé un travail directement sur place auprès d'employeurs souvent étrangers et ont un contrat de travail local.
Qui dit contrat local dit finalement une certaine coupure avec la protection sociale française. Or, chacun le sait, notre système de santé est peut-être dans une situation préoccupante d'un point de vue financier mais c'est aussi l'un des meilleurs au monde. Les expatriés interrogés à ce sujet s'en rendent d'ailleurs compte dès qu'ils ont quitté la France. Se pose également la question de la retraite, qui est, dans le domaine de la mobilité internationale, l'une des plus complexes à appréhender, donnant lieu à de savants calculs. C'est la raison pour laquelle nous demandons la compatibilité entre les différents systèmes de retraite, qui n'existe pas pour l'instant entre l'Union européenne et le reste du monde.
Parmi les 20 % d'actifs sous contrat avec un employeur français, 14 % ont été envoyés à l'étranger par leur employeur et 6 % ont été recrutés par un employeur en France spécialement pour travailler à l'étranger.
L'expatriation d'entreprise se fait généralement sur des durées de quelques années, moins de cinq ans en tout cas. À la question « Depuis combien de temps vivez-vous hors de France ? », 19 % des Français interrogés dans le cadre de l'enquête ont répondu « depuis moins de cinq ans », 46 %, « depuis six à vingt ans », et 28 %, « depuis plus de vingt ans ». Cela traduit une forme de sédentarisation à l'étranger, qui peut s'expliquer doublement : par le nombre de mariages mixtes, d'une part ; par le fait que 16 % des expatriés actifs sont leur propre patron ou des travailleurs indépendants et n'ont pas de raisons de revenir, d'autre part.
Les expatriés sont 45 % à dire que la France leur manque, quelle que soit la durée de résidence à l'étranger. Ils reviennent relativement fréquemment en France, 70 % d'entre eux une fois ou plus par an, essentiellement pour des raisons familiales. Ils entretiennent un fort sentiment d'appartenance à la communauté française puisque 52 % se sentent Français avant tout, 40 % de deux nationalités. Cela a des répercussions notamment sur les systèmes d'enseignement.
Siégeant au conseil d'administration de la Mission laïque française au titre des écoles d'entreprise, j'ai participé, en 2013, à la définition des orientations stratégiques de l'enseignement français à l'étranger, qui ont été validées par le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius. Il y est notamment souligné avec insistance la nécessité de promouvoir, au vu de la multiplicité des situations personnelles, une certaine diversité de cet enseignement. Les enfants de ceux qui partent pour quelques années doivent pouvoir recevoir un enseignement homologué pour éviter tout risque de redoublement à leur retour en France. Les enfants appelés à rester durablement à l'étranger, voire à ne jamais revenir en France, tireront avantage d'un enseignement avec une dimension française, certes, mais pleinement intégré dans le pays. C'est dans cet esprit qu'est développé le label FrancÉducation ainsi que le programme Flam - pour « français langue maternelle » -, qui est une initiation culturelle à destination des jeunes enfants issus notamment des mariages mixtes. Parce que nos compatriotes expriment un fort sentiment d'appartenance à notre culture française et leur fierté d'être Français, il faut un enseignement diversifié qui puisse répondre aux différentes attentes et permette de maintenir un lien avec la France.
J'aborderai une dernière question, celle du retour, dont je sais l'importance par mes activités de coaching. L'enquête le montre bien, le retour en France fait peur : 42 % des expatriés ont ce sentiment en tête et seuls 50 % envisagent de revenir. Il faut en être bien conscient, la France est un pays que l'on peut qualifier d'« ethnocentré » : nous restons focalisés sur nous-mêmes et tous ceux qui sont partis sont en quelque sorte considérés comme des « pestiférés ». Le retour est difficile, c'est vrai dans beaucoup de cultures, mais particulièrement chez nous. L'une de mes activités, en tant que coach, consiste justement à aider les expatriés à retrouver leurs marques une fois revenus.
De retour en France, beaucoup démissionnent de leur entreprise et repartent à l'étranger. Ceux qui ont la force de s'y maintenir recueillent généralement les fruits de l'expatriation au deuxième poste, une fois les compétences acquises « revalidées ».
J'insiste sur ce point, l'accueil des expatriés de retour en France est un enjeu majeur. Malheureusement, la situation actuelle est loin d'être favorable, en raison notamment des peurs et des blocages qui taraudent la société française, sur lesquels je ne m'étendrai pas. Pourtant, les expatriés désireux de revenir peuvent incarner des agents de changement de la société : ils ont su vivre dans un milieu différent et ont pris un certain recul.