Les deux projets de loi que nous examinons à partir d’aujourd’hui s’inscrivent dans la réforme judiciaire J21, la justice du XXIe siècle, que vous avez souhaité engager, madame la garde des sceaux.
Le projet de loi organique, tout d’abord, s’attache à réformer le statut de la magistrature. La réforme qu’il engage mérite d’être saluée, dès lors qu’elle se donne pour objectif de promouvoir une justice indépendante et irréprochable. Le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, quant à lui, a pour propos d’adapter la justice française aux évolutions et aux besoins de la société.
Ce second texte est ambitieux. Je ne saurais, bien sûr, le traiter dans son ensemble. Je mettrai ici l’accent, mes chers collègues, sur le socle général des règles procédurales coordonnant l’accès collectif des citoyens au juge, notamment l’action de groupe en matière de discrimination.
Nombreux sont les pays à avoir déjà franchi le pas : les États-Unis, où le mécanisme de l’action de groupe est né en 1938, le Canada, la Suède, ou encore l’Angleterre.
Cette action collective en justice a pour but de réparer une agrégation de préjudices individuels. Elle permet ainsi à un grand nombre de personnes ayant subi un même préjudice d’en poursuivre une autre, souvent dans le monde du travail, afin d’obtenir un dédommagement moral ou financier.
Depuis sa création, ce mécanisme a démontré son efficience. L’action de groupe garantit en effet l’efficacité de la justice, permet de faire gagner du temps aux tribunaux, évite une potentielle contradiction entre les différentes décisions rendues. Elle permet aussi un meilleur accès à la justice. Des individus qui, seuls, n’auraient jamais eu recours aux tribunaux, à cause des frais de justice ou encore de la complexité d’une action en justice, peuvent en effet, dans un tel cadre, se pourvoir en justice assistés par un même avocat, une association agréée ou un syndicat se portant partie civile.
La lutte contre les discriminations directes et indirectes doit rester, dans notre pays, une priorité. Notre droit les prohibe, certes, mais nous ne pouvons baisser la garde.
Les inégalités restent particulièrement sévères dans le domaine de l’emploi. Selon une étude de l’INSEE, les Français ayant au moins un parent originaire du Maghreb bénéficient d’un taux d’emploi inférieur de dix-huit points par rapport à ceux dont les deux parents sont français. Aux termes des études disponibles, le salaire des femmes demeure de 28 % inférieur à celui des hommes dans une situation similaire. Selon l’enquête commanditée par le Défenseur des droits et le Bureau international du travail, et publiée au mois de janvier 2013, près de trois actifs sur dix déclarent avoir subi au moins une discrimination dans le cadre professionnel. Or, selon la même enquête, quatre victimes de discrimination au travail sur dix n’ont rien dit ni fait, considérant qu’une réaction n’aurait rien changé. C’est précisément cela qu’il faut faire évoluer.
Consciente de l’intérêt, à cet égard, du dispositif que j’évoque, j’avais déposé dès le 25 juillet 2013, au nom du groupe écologiste du Sénat, une proposition de loi visant à instaurer le recours collectif en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités. Au mois de janvier 2014, alors que Philippe Kaltenbach, nommé rapporteur, et moi-même préparions activement l’examen de ce texte dans le cadre de la prochaine niche réservée au groupe écologiste, une délégation interministérielle de neuf personnes me demanda de le faire retirer de l’ordre du jour, au motif que le moment n’était pas opportun du fait, je suppose, des pourparlers délicats qui étaient conduits avec le patronat à ce moment-là.
De son côté, un rapport commandité par vous-même, madame la garde des sceaux, à Mme Laurence Pécaut-Rivolier, tout en reconnaissant l’existence des discriminations au travail, préconisait que les actions collectives soient menées par les seuls syndicats. Je suis heureuse de constater, près de deux années plus tard, une évolution des dispositions gouvernementales. Peut-être le fait que moi-même et mon ancien collègue Jean-René Lecerf soyons revenus sur le sujet, voilà presque un an, dans notre rapport d’information sur la lutte contre les discriminations, y a-t-il modestement contribué ? J’aimerais le croire !
Le dispositif retenu par ce projet de loi pour l’action de groupe en matière de discrimination s’appuie bien sur le socle procédural commun défini en matière d’action de groupe. Il s’en distingue cependant par certaines dispositions spéciales. Il inclut surtout un régime d’exception dérogeant aux principes qu’il a pourtant retenus. Là, le bât blesse toujours.
Pour commencer, la définition de la discrimination est restrictive. Le fait qu’elle soit inscrite dans la loi du 27 mai 2008 risque d’en diminuer la portée par rapport aux types de discriminations que reconnaît par ailleurs le droit français, notamment l’article 225-1 du code pénal, telles les discriminations liées au patronyme, à l’état de santé, à l’apparence physique, etc.
Ensuite, ce texte ne donne qu’aux associations régulièrement déclarées depuis cinq ans dans les domaines des discriminations ou du handicap la possibilité d’agir devant une juridiction civile ou administrative afin d’établir que plusieurs personnes font l’objet d’une discrimination directe ou indirecte, fondée sur un même motif et imputable à une même personne. Ne pouvait-on ouvrir le dispositif, comme le suggère le rapporteur Yves Détraigne, à d’autres types d’associations : associations d’usagers de services publics agissant contre un refus d’accès au service à une catégorie de personnes, associations de consommateurs agissant contre un refus de vente pour le même motif ?
On regrettera aussi que le préjudice moral ait été exclu, ce qui vide l’action de groupe de sa vocation indemnitaire.
Par ailleurs, lorsque l’action est dirigée contre un employeur privé ou public, seuls les syndicats seront habilités à agir dans le cadre de l’action de groupe ayant trait aux discriminations visant des salariés, les associations n’agissant qu’en cas de discriminations en matière d’emploi ou de stage. En cela, le texte reste très proche des préconisations du rapport de Mme Pécaut-Rivolier. On est en droit de se demander si les syndicats, actifs lorsqu’il s’agit de conflits dans l’entreprise, sont préparés pour agir en matière de discrimination.
Je rappelle enfin, à cet égard, que la proposition de loi que j’avais déposée au nom du groupe écologiste envisageait également que des individus puissent s’organiser en collectif pour porter une action de groupe. Une telle disposition est absente du présent texte.
Je note enfin que l’action en réparation du préjudice subi ne pourra s’exercer que dans le cadre de la procédure individuelle définie aux articles 30 et 31 du texte dont nous débattons – une disposition de nouveau très proche des préconisations du rapport de Mme Pécaut-Rivolier.
On sait pourtant que les recours collectifs en matière de discrimination devraient surtout avoir un effet dissuasif. Et qu’ils devraient inciter les entreprises et les institutions à négocier, voire à corriger en amont leurs comportements discriminatoires, parce que si les plaignants gagnent, les indemnisations partagées entre eux peuvent être, dans les pays autorisant ce genre de procédure, fort élevées.
L’indemnisation symbolique choisie par le Gouvernement n’est pas un outil pragmatique susceptible de faire reculer les discriminations au travail. La commission des lois a, quant à elle, arbitré en faveur de la limitation de l’action de groupe « discrimination au travail » à la seule cessation du manquement. On appelle cela un vœu pieux, si je puis me permettre l’expression.
Ce projet de loi a tout prévu pour calmer les inquiétudes que pourrait susciter chez les patrons, surtout du privé, en cette période de chômage, l’action de groupe en matière de discrimination. Cela n’est pas illégitime. Reste qu’un texte aussi frileux ne risque pas de répondre aux attentes des associations qui luttent depuis des années pour la mise en place de l’action de groupe, et encore moins à celles des discriminés eux-mêmes.