Intervention de Nathalie Goulet

Réunion du 3 novembre 2015 à 15h00
Indépendance et impartialité des magistrats ; justice du xxie siècle — Suite de la discussion en procédure accélérée d'un projet de loi organique et d'un projet de loi dans les textes de la commission

Photo de Nathalie GouletNathalie Goulet :

Je rejoins ceux de mes collègues qui regrettent que ces deux projets de loi soient examinés en procédure accélérée. En effet, cela laisse peu de temps au Sénat, en particulier à ceux d’entre nous qui n’appartiennent pas à l’honorable et vénérable commission des lois, pour étudier ces textes importants, dont le champ ne couvre pas moins de cinq domaines du droit et de la procédure.

Le projet de loi « Justice du XXIe siècle » crée une procédure nouvelle en matière d’action de groupe, qui n’existait jusqu’à présent que dans les domaines environnemental et sanitaire. Je centrerai mon intervention sur ce point.

Ce texte est novateur au regard de notre système juridique. En effet, vous le savez mieux que moi, notre droit veut que nul ne plaide par procureur. Cela crée tout de même une certaine difficulté au regard de la présente initiative.

Néanmoins, on comprend bien que, dans ce monde de judiciarisation extrême, réparer le préjudice de masse soit une nécessité absolue. Pour y répondre, il faut trouver une solution : l’action de groupe en est une. Il ne s’agit certes pas d’une class action à l’américaine, mais bien d’une action de groupe à la française.

Le texte que vous nous présentez me semble pourtant mal abouti : il présente un grand risque d’instabilité juridique. Certes, il entend permettre la réparation du dommage de masse, mais pas trop vite et, surtout, pas trop directement : il faudra en effet que des associations existant depuis plus de cinq ans puissent porter la procédure.

Le dispositif va trop loin, ou pas assez : il n’est pas en mesure, à mon sens, d’apporter toute la protection que l’on voudrait offrir.

Ainsi, les conditions de publicité de l’action ne sont qu’à peine évoquées ; or c’est le nombre qui fait la force de la class action.

Rien n’est dit quant au rôle des avocats et des conseils : pourront-ils appliquer les dispositions de la loi Hamon sur le démarchage et se transformer en véritables chasseurs de prime, voire en instigateurs de ces procédures ? Une telle dérive, constatée outre-Atlantique, serait tout de même problématique.

Quid de la validité des pactes de quota litis en ce qui concerne les honoraires ? Sur ce point non plus, rien ne figure dans le texte.

Il n’y est par ailleurs fait aucune mention des conflits d’intérêts, et la question des réparations est, elle aussi, traitée de manière elliptique.

L’article 32 du projet de loi donne deux possibilités au débiteur : il peut verser les sommes dues soit sur un compte ouvert auprès de la Caisse des dépôts et consignations, soit sur le compte CARPA de l’avocat d’un demandeur. Or il peut y avoir cent ou cent cinquante demandeurs dans une telle procédure : les possibilités offertes à cet article apparaissent dès lors par trop imprécises. C’est pourquoi je défendrai à ce sujet un amendement tendant à permettre au débiteur de l’obligation de se libérer des sommes mises à sa charge au greffe du tribunal ; les demandeurs pourront ensuite se répartir les sommes.

Le projet de loi offre par ailleurs une voie individuelle au demandeur insatisfait de l’action de groupe ; j’en prends acte. Cela suscite toutefois un problème : l’article 35 prévoit que l’action de groupe entraîne une suspension de prescription pour les actions individuelles, ce qui est tout à fait normal, mais aussi que le délai de prescription « recommence à courir pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois ».

Cela me semble poser un problème de sécurité juridique pour le débiteur de l’obligation. En effet, quand une prescription est suspendue, la loi prévoit d’ordinaire deux possibilités : soit la prescription suspendue reprend conformément à l’obligation à laquelle elle est attachée, c’est-à-dire pour le délai restant à courir, soit, de manière plus innovante, la loi fixe un délai de prescription clair et précis de façon à limiter l’insécurité juridique pour le débiteur. Or le délai mentionné à l’article 35 ne répond pas à ces critères.

Je n’ignore certes pas que l’article 2238 du code civil prévoit lui aussi un délai de prescription d’une durée ne pouvant être inférieure à six mois. Cet article a toutefois pour objet les transactions, alors que l’article 35 du présent projet de loi a pour objet les actions de groupe. Quitte à innover en la matière, on pourrait très bien fixer un délai quelque peu plus précis, ne serait-ce que pour que le débiteur de l’obligation puisse être sûr des délais pendant lesquels il peut être attaqué au titre d’une action individuelle : je rappelle que les personnes visées par cet article 35 auront d’ores et déjà été parties à l’action de groupe.

Je suis extrêmement favorable à l’action de groupe. J’ai été vice-présidente de deux missions communes d’information, sur le Mediator et les prothèses mammaires PIP. Dans les deux cas, comme on l’a vu, l’action de groupe était vraiment une solution pour les victimes. Pour autant, je suis tout à fait hostile à cette méthode de « saucissonnage » thématique.

En créant un tronc commun, M. le rapporteur a fait œuvre constructive. Néanmoins, diviser les obligations par matière, c’est risquer d’introduire des disparités.

Ce projet de loi manque de cohérence non seulement en son sein, mais aussi par rapport aux deux textes qui l’ont précédé en la matière. Et l’on veut en outre créer une autre action de groupe, cette fois pour lutter contre les discriminations…

Non, l’action de groupe aurait pu à mes yeux faire l’objet à elle seule d’un projet de loi spécifique ; cela nous aurait permis de travailler en amont et de manière plus précise sur ce sujet extrêmement important.

Le dossier Vivendi témoigne par ailleurs du problème que constitue l’action de groupe en matière financière. En effet, comme cette procédure est impossible dans notre pays, des Français ont dû aller se rattacher à une action de groupe aux États-Unis. Désormais, ce ne sera plus le cas : cela montre la nécessité d’une action de groupe, mais construite en conformité avec les principes de notre droit et, surtout, protectrice non seulement des victimes, mais aussi des débiteurs d’obligations, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales. En effet, une action de groupe mal ficelée peut tout de même porter un préjudice extrêmement important à ceux contre lesquels elle est dirigée, notamment les personnes morales, donc les entreprises.

Toutes ces questions seront vraisemblablement débattues lors de la discussion des articles. Je vous proposerai à cette occasion un certain nombre d’amendements ; en fonction du sort qui leur sera réservé, je voterai ou non le projet de loi. En effet, je persiste à croire qu’une disposition aussi importante que l’action de groupe ne peut être traitée en une seule lecture et dans une telle rapidité, sans risque pour la rédaction et la précision du dispositif.

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