Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, sur l’initiative du groupe du RDSE, nous débattons aujourd’hui des fondements démocratiques du Sénat, à la suite du rapport Bartolone-Winock intitulé Refaire la démocratie.
Force est en effet de constater que l’existence du Sénat est directement menacée, dans la lettre et l’esprit, par ce rapport. La proposition n° 10 prévoit, en effet, de fusionner le Conseil économique, social et environnemental et le Sénat, de conditionner l’adoption de nos amendements à la majorité des trois cinquièmes, enfin d’ôter à notre assemblée tout pouvoir de blocage constitutionnel, qui est effectivement bien gênant lorsque l’on veut modifier la Constitution pour des raisons conjoncturelles.
Ce que proposent les auteurs du rapport, c’est un véritable bouleversement de notre équilibre institutionnel. Une fois encore dans notre histoire politique, le Sénat se trouve sur le banc des accusés. Une fois encore, on nous somme de répondre à la fameuse injonction de Victor Hugo : « Sénateurs, montrez que vous êtes nécessaires. »
Permettez-moi, mes chers collègues, de prendre à cœur cette injonction. Nul ne contestera parmi nous qu’il est légitime que les Français exigent une réforme de notre fonctionnement. Cette réforme de notre règlement, le Président de notre assemblée l’a engagée ; elle est en application depuis le 1er octobre dernier.
Personne, dans cette assemblée, ne prétendra non plus qu’il n’est pas de notre devoir de sénateurs d’expliquer et de justifier inlassablement l’existence de la seconde chambre. Une telle fonction nous honore, et elle manifeste notre lien profond et permanent avec la démocratie.
Je m’attacherai donc à répondre aux objections qui sont faites à la chambre du dialogue réfléchi, du contre-pouvoir législatif et des territoires.
Ce procès est instruit par une gauche minoritaire et défaite au Sénat. Pourquoi la critique du Sénat par la gauche se réveille-t-elle soudainement après le départ de Jean-Pierre Bel ? À vrai dire, la réponse fait peu de doute.
En 2015, encore, il semblerait que le principal défaut du Sénat soit de ne pas être de gauche, comme en 1930, lorsqu’il renversait un peu trop de gouvernements de gauche au goût du président du Conseil, le radical Édouard Herriot, ou comme en 1875, lorsque la gauche républicaine bataillait pour que les communes ne puissent pas être représentées par une assemblée spécifique.
Passons outre ces calculs politiques, aussi visibles qu’inefficaces, et venons-en directement au fond du débat. Avant même de nous justifier sur la légitimité démocratique du Sénat, il me semble qu’il faut nous entendre sur le procès auquel notre assemblée doit répondre, je l’espère collectivement.
En effet, il faut bien reconnaître, en premier lieu, que règnent une certaine confusion et une certaine ambiguïté dans la position de la majorité actuelle. Nous reproche-t-on, par exemple, la lenteur supposée du Sénat et son inefficacité ? Le Président de la République a clairement formulé ce reproche : « Six mois, un an, c’est trop pour voter et appliquer une loi. »
Que n’a-t-il attendu le rapport Bartolone-Winock ! Celui-ci démontre, en effet, combien cette assertion contient d’inexactitude et d’hypocrisie. Les comparaisons internationales citées dans le rapport montrent que, en France, le délai moyen d’adoption des projets de loi est de 149 jours, contre 156 en Allemagne, 164 au Royaume-Uni et même 400 aux Pays-Bas. Il faut se rendre à l’évidence : la majorité des pays bicaméraux sont plus lents que nous.
Et quand bien même nous serions trop lents dans notre examen des textes, l’exécutif dispose de tous les moyens nécessaires pour accélérer le processus législatif : procédure accélérée, ordonnances, vote bloqué, etc. Il a suffi de deux jours pour adopter le projet de loi de finances rectificative pour 2008, en pleine crise financière, et de trois jours pour abroger le contrat première embauche, en 2006.
Notre chambre n’a d’ailleurs pas à rougir des réformes qu’elle a entreprises. Elle a même anticipé le rapport Bartolone-Winock ! Ainsi, nous appliquons déjà certaines des mesures visant à alléger le travail législatif qui sont préconisées dans le rapport, comme la procédure d’examen simplifié pour les textes dont l’enjeu politique est moindre, ou la concentration du travail d’amendement en commission.
Là encore, il n’aura échappé à personne que cette mise en cause du rythme législatif intervient à point nommé pour éviter à l’exécutif d’assumer le retard irrattrapable qu’il a pris dans la réalisation de ses promesses. Il est pour le moins paradoxal pour le Gouvernement de présenter des textes aussi massifs que la loi Macron et de reprocher au Sénat, par la suite, d’y consacrer un temps excessif, lequel, au demeurant, n’excède pas de plus de deux jours celui qui a été utilisé par l’Assemblée nationale, alors même que nous avions plus du double d’articles à examiner.
L’offensive masque mal deux problèmes majeurs de ce quinquennat : le Gouvernement légifère sur tout – des concessions autoroutières aux cabines de bronzage – et régule si peu ; le Gouvernement envoie au Sénat des lois qui ne seront pas appliquées en temps utile, puisque le taux d’application des lois est de 54 % seulement, contre 90 % à la fin du précédent quinquennat.
Cette manœuvre pourrait nous laisser indifférents si, derrière elle, ne se cachait le mépris du temps long, de l’opposition réfléchie, de tout ce qu’incarne le Sénat dans notre République.
Je n’insisterai pas sur cette évidence : la durée et la réflexion sont précisément ce dont a besoin notre modernité, si friande des « lois faits divers » et des soubresauts médiatiques.
Les conséquences heureuses de la présence d’une chambre moins soumise au temps médiatique, concentrée sur le long terme, ne sont plus à prouver. La loi du 29 juin 1881 sur la liberté de réunion a été proposée en 1878, rapportée en 1879 et discutée en 1880. Et c’est à l’intervention, en 1971, du président du Sénat, Alain Poher, que nous en devons aujourd’hui la sauvegarde.
Faut-il aussi rappeler que le Parlement a travaillé pendant plusieurs années sur la loi de 1905, y consacrant 45 jours de séance à l’Assemblée et 21 au Sénat ?
Les contempteurs du Sénat ont la mémoire courte : les lois les plus solides de notre République sont celles qui ont été le plus longtemps examinées. Mettons en garde le Gouvernement et la majorité : quelques mois pour discuter de telles lois, ce n’est pas trop long. Toutefois, un an ou deux ans pour les appliquer, voilà qui est inacceptable !
Par ailleurs, doit-on considérer le Sénat comme inutile quand quelque 60 % de ses amendements sont repris par l’Assemblée nationale et figurent dans le texte de loi définitivement voté ?
Il nous faut porter fièrement l’héritage de cette chambre du dialogue et de l’action réfléchie, et refuser fermement qu’on la détruise. Cette force d’opposition est inscrite dans le marbre de nos institutions et de notre État de droit, qui repose sur la division du pouvoir législatif.
Ceux qui aiment tant nous soumettre à l’injonction de Victor Hugo devraient se rappeler la réponse du pair de France : « La France gouvernée par une assemblée unique, c’est l’océan gouverné par l’ouragan ».