Pour la première fois depuis 2004, le Parlement a été amené à se prononcer sur l'évolution des politiques sanitaires et sociales de prévention et de réduction des risques et des dommages à destination des personnes souffrant d'une addiction. Plusieurs articles du projet de loi relatif à la santé ont traité de cette question, en particulier l'article 9 relatif à l'expérimentation de salles de consommation à moindre risque. À mon grand regret, le Sénat ne l'a pas supprimé mais en a renforcé l'encadrement sanitaire en prévoyant leur adossement à une structure hospitalière. En nouvelle lecture, la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale n'en a malheureusement pas tenu compte.
Au vu de l'évolution récente des habitudes de consommation de stupéfiants, les politiques menées ces dernières années n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. Les données les plus récentes, issues notamment du Baromètre santé 2014 de l'institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) font état d'une augmentation de la consommation de drogues, toutes substances confondues, et d'une banalisation des comportements à risque. La présidente de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) l'a reconnu avec franchise lors de son audition : la situation en la matière est très préoccupante, en particulier chez les jeunes et les femmes.
La banalisation du cannabis se poursuit ; 42 % des adultes l'ont expérimenté, soit 17 millions de personnes. À 17 ans, la baisse de l'expérimentation qui avait été constatée jusqu'en 2010 s'est interrompue : près d'un jeune sur deux en a déjà consommé une fois, tandis que 9 % d'entre eux sont des usagers réguliers, c'est-à-dire au moins dix fois par mois. Ce taux a connu une hausse de 50 % en quatre ans. Cette diffusion accrue s'accompagne d'une méconnaissance des dangers de cette substance puisqu'à peine un Français sur deux la juge dangereuse dès le premier usage, alors que son impact sanitaire et social, à court comme à long terme, est désormais clairement établi, surtout avec un taux de THC très élevé, comme actuellement.
La cocaïne continue également sa progression, bien que le niveau de consommation français reste inférieur à celui de nos voisins. En vingt ans, la part des 18-64 ans l'ayant expérimenté a presque quintuplé, passant de 1,2 % à 5,6 %. Elle n'est plus réservée à certains milieux sociaux ou professionnels. De plus, les usages à risque se développent parmi les populations les plus précarisées en région parisienne : crack ou free base sont fumés dans des conditions sanitaires dégradées en raison du partage du matériel de consommation.
Aucune inflexion positive n'est constatée pour les opiacées. La consommation d'héroïne, à laquelle sont associées de très graves comorbidités (virus de l'hépatite C, VIH), ne régresse pas. Si, rapportée à la population générale, la part de ses consommateurs réguliers peut sembler anecdotique (0,2 %), ce sont ces personnes qui concentrent les plus graves difficultés sanitaires mais aussi sociales liées à leur addiction. Les politiques de réduction des risques et le développement des traitements de substitution aux opiacés (TSO) ont contribué à une atténuation des dommages sanitaires les plus graves, comme les surdoses ou la transmission du VIH, mais ces TSO font l'objet de détournements et d'un mésusage qui se répand.
En matière de santé publique, les conséquences de la consommation des substances illicites restent toutefois bien moindres que celles liées à l'usage de produits en vente libre aux personnes de plus de 18 ans : l'alcool et le tabac. En raison de la diminution ininterrompue de la consommation de vin, la quantité d'alcool consommée par habitant est en baisse, tout comme la consommation quotidienne. En revanche, les comportements à risque sont la norme chez les adolescents. Les alcoolisations ponctuelles importantes (API) ou binge drinking (au moins six verres au cours d'une même occasion) sont devenues un rituel dans tous les rassemblements de la jeunesse. Chez les 18-25 ans, 31 % en ont connu une dans le mois et 57 % dans l'année. À 17 ans, un jeune sur deux déclare une API dans le mois écoulé. Faut-il rappeler que l'alcool est à l'origine de 49 000 décès par an ?
Le tabac, avec 78 000 décès par an, constitue la première cause de mortalité évitable en France. Ici encore, les progrès réalisés dans les années 2000 ont été effacés, en particulier chez les jeunes. Entre 2008 et 2014, le niveau du tabagisme quotidien à 17 ans a progressé de 12 %, atteignant 32,4 %. En outre, 29 % des adultes fument tous les jours.
Une étude récente sur le coût social des drogues réfute certaines idées reçues : loin de compenser la charge pour les finances publiques des addictions à ces produits, les recettes fiscales de la vente de tabac et d'alcool couvrent moins de 40 % des soins engendrés. De même, leur coût social global est sans commune mesure avec celui des drogues illicites : 120 milliards d'euros par an pour chacune d'entre elles, contre 8,7 milliards pour toutes les substances interdites.
La Mildeca est chargée de la mise en oeuvre du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives portant sur la période 2013-2017, dont la première déclinaison, 2013-2015, touche à sa fin. Ce plan ambitieux comportait un diagnostic pertinent des insuffisances de la politique française de lutte contre les addictions, en particulier la nécessité de réorganiser la politique de prévention et de renforcer la recherche ainsi que l'évaluation scientifique des actions menées. Son bilan est mitigé. Le plan d'actions 2013-2015 comportait 131 actions mais n'a bénéficié d'aucun financement supplémentaire par rapport aux dotations budgétaires de la Mildeca et des ministères qui y ont contribué. La liste des actions se lit parfois comme un inventaire à la Prévert, avec une cohérence et un impact sur les comportements de consommation parfois discutables.
Le budget 2016 de la Mildeca s'inscrit dans un contexte de rigueur pour les finances publiques malheureusement peu propice à la mise en oeuvre d'une politique disposant des moyens de faire régresser la consommation de produits stupéfiants et de rompre avec plusieurs décennies d'échecs successifs.
Les difficultés budgétaires de notre pays imposent à toutes les structures de l'État de contribuer au redressement des comptes publics. Le budget de la Mildeca va diminuer de 2,7 %, il sera même inférieur de 20 % à celui de 2012. Sa capacité à remplir sa mission ne devrait pas en être affectée, parce qu'elle bénéficie d'une part trop limitée d'un fonds de concours alimenté par le produit de la vente des biens confisqués aux trafiquants de drogues. Il n'en va pas toutefois pas de même pour ses opérateurs, en particulier pour l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). La subvention pour charges de service public que lui verse la Mildeca va diminuer de 6,4 % en 2016, soit une baisse totale de 19 % depuis 2010. L'OFDT, qui s'est restructuré et a réalisé d'importantes économies de fonctionnement, verra ses moyens d'observation touchés, ce qui entravera la connaissance fine des phénomènes de toxicomanie en France. La pérennité du dispositif d'identification des phénomènes émergents Trend est d'ores et déjà menacée. L'OFDT constitue pourtant un outil formidable, dont la qualité des travaux est reconnue par ses pairs européens. Sans équivalent en France, il fournit les données objectives sur lesquelles les décideurs publics peuvent construire et faire évoluer la lutte contre les addictions. À l'heure où est promue une politique fondée sur les données de la science, il est paradoxal de constater que l'OFDT est délaissé et affaibli.
L'infléchissement de la lutte contre les drogues et les conduites addictives passe par une refonte de la réponse pénale au premier usage de stupéfiants, qui repose encore aujourd'hui sur les bases posées par la loi du 31 décembre 1970 : un délit passible d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. Manifestement disproportionnée et, dans les faits, purement virtuelle, cette sanction a perdu son caractère dissuasif puisque les interpellations de jeunes consommateurs débouchent, au terme de plusieurs mois de procédure, sur un non-lieu ou un simple rappel à la loi. Il n'est pas question de faire disparaître la sanction. Au contraire, il convient de la rendre pleinement effective auprès des jeunes, car il est établi que c'est à cet âge que les comportements à risque sont les plus nombreux et que les dommages sanitaires sont les plus graves, comme ceux du cannabis sur le cerveau des adolescents.
C'est pourquoi je suis convaincu du bien-fondé de la disposition adoptée par notre commission, puis par le Sénat, lors de la première lecture du projet de loi relatif à la santé. La contraventionnalisation du premier usage, par une amende de troisième classe, est de nature à faire comprendre au jeune le caractère illégal de son comportement et doit alerter les parents afin qu'ils engagent un dialogue avec leur enfant et qu'ils puissent, si nécessaire, chercher de l'aide auprès des consultations jeunes consommateurs des hôpitaux ou des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa). Il est tout à fait regrettable que la semaine dernière, en nouvelle lecture, la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale ait supprimé cet ajout du Sénat. Une réflexion serait actuellement engagée par la Mildeca sur l'évolution de la réponse pénale à l'usage de stupéfiants. Toutefois, pourquoi persévérer dans une politique qui depuis 45 ans a fait la démonstration de son incapacité à faire diminuer, chez les jeunes, les comportements contre lesquels elle prétend lutter ?
La Mildeca conduit une action déterminée contre les drogues et les conduites addictives, selon une stratégie soutenue par la très grande majorité des professionnels de la lutte contre les addictions. Je n'en approuve pas tous les aspects, en particulier l'expérimentation d'une salle de consommation à moindre risque à Paris puis à Strasbourg. Les résultats concrets tardent à se matérialiser, et ses moyens sont limités. Pour autant, j'estime que notre commission devrait donner un avis favorable à l'adoption des crédits de la Mildeca prévus par le projet de loi de finances pour 2016. C'est en 2017, au terme de l'exécution du plan gouvernemental, qu'il sera temps de porter un jugement définitif sur l'action qu'elle mène actuellement.