Intervention de Michèle Ramis

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 octobre 2015 à 8h35
Audition de Mme Michèle Ramis ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée sur les femmes victimes de la traite des êtres humains

Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée :

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, merci de votre invitation à cette audition, qui précède la table ronde du 25 novembre prochain, Journée internationale pour la lutte contre les violences faites aux femmes, en vue de la publication par la délégation d'un rapport sur la traite des femmes et des jeunes filles.

En tant qu'ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée au ministère des affaires étrangères - couvrant crime organisé, trafic de drogue, d'êtres humains, de migrants, contrefaçon, corruption, blanchiment - j'ai pour mission de renforcer la coordination et l'efficacité de nos politiques au plan international avec une fonction de réflexion, de représentation et de négociation au sein des instances internationales. Je suis en charge du volet criminel de la traite, et non de ce qui a trait aux droits de l'homme, qui relève d'une autre ambassadrice.

La traite des êtres humains est un phénomène complexe, méconnu, difficile à appréhender et protéiforme, qu'il convient d'abord de définir. Elle concerne avant tout les femmes, ce qui rend les travaux de votre délégation extrêmement pertinents. La traite des êtres humains se définit par le recrutement, le transport et l'exploitation d'hommes ou de femmes par des hommes ou des femmes à des fins lucratives. Cette définition est longtemps restée incomplète et se résumait à la lutte contre l'esclavage et l'exploitation sexuelle. La première définition large et complète a été retenue par les Nations unies en 2000. Elle comprend trois éléments cumulatifs : une action - recruter, transporter, transférer, héberger des personnes ; un moyen - force, contrainte, fraude, tromperie, abus d'autorité ou de vulnérabilité, octroi d'avantages altérant le consentement de la personne ; et enfin un but : à des fins d'exploitation. La définition internationale donne une liste d'actes minimale, non exhaustive : exploitation de la prostitution d'autrui ou autre exploitation sexuelle, travail ou services forcés, esclavage, servitude, prélèvement d'organes. Je rappelle un point très important : le consentement de la victime n'exonère pas l'auteur.

Les juges ont parfois du mal à établir ces trois critères qui caractérisent la traite : il arrive donc que les auteurs soient poursuivis sous d'autres chefs d'accusation (proxénétisme par exemple), moins sévèrement réprimés.

À la fois acte criminel et violation des droits de l'homme, la traite viole également la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés. Nous l'abordons sous tous ces aspects dans les différentes instances.

Le trafic de migrants doit être distingué de la traite des êtres humains : la traite suppose une exploitation de la victime, en général non consentante, sur la durée, tandis que le trafic de migrants peut s'analyser comme une complicité à l'immigration clandestine, à la demande du migrant, qui prend fin au terme du voyage. Des croisements sont toutefois possibles : la vulnérabilité des migrants peut les faire tomber aux mains de réseaux de traite, et il est parfois difficile de distinguer les trafics.

La traite fait 2,5 millions de victimes par an à travers le monde, principalement des femmes et des enfants. Selon les Nations unies, c'est la troisième forme de trafic la plus rentable après la drogue et la contrefaçon ; elle rapporte 32 milliards de dollars par an. Le rapport annuel de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) sur la traite des êtres humains, qui porte sur 128 États, montre que 70 % des victimes sont des femmes et des jeunes filles. L'exploitation sexuelle est la forme de traite la plus importante à hauteur de 53 %, 40 % des cas de traite concernant l'exploitation par le travail. Les autres formes sont la mendicité ou le vol forcé, la servitude pour dettes et le prélèvement illégal d'organes. Le mariage forcé est souvent la porte d'entrée dans la traite.

Depuis dix ans, les cas d'exploitation par le travail recensés ont augmenté, soit en raison d'une meilleure détection, soit en raison de la hausse du travail forcé liée à la mondialisation des échanges économiques. Parallèlement, la part de l'exploitation sexuelle s'est réduite de 63 % à 53 %, signe possible de l'efficacité des politiques mises en oeuvre pour lutter contre ce fléau.

Les chances de sortie des réseaux de traite sont très faibles, du fait de l'isolement des victimes, de la contrainte morale qui s'exerce sur elles, de la peur ou des menaces physiques. Dans de nombreuses régions du monde, la traite fait l'objet d'une certaine acceptation sociale et culturelle car, en remettant leurs proches à des réseaux de traite, les familles en tirent des moyens de subsistance.

Les formes d'exploitation détectées varient selon les continents. En Asie, le travail forcé est majoritaire, tandis qu'en Europe, l'exploitation sexuelle est plus courante. Les femmes et les jeunes filles sont les premières victimes, à raison de 79 % pour l'exploitation sexuelle et de 14 % pour le travail forcé. À l'inverse, la traite des hommes prend davantage la forme de l'exploitation par le travail (83 %) que de l'exploitation sexuelle (8 %) ou du trafic d'organes (entre 0,1 et 1 %). L'exploitation par le travail est à 65 % masculine, tandis que l'exploitation sexuelle est à 97 % féminine.

Si l'on croise l'analyse géographique et l'analyse par genre, les statistiques montrent que les femmes sont davantage exploitées par le travail en Asie du sud-est, tandis que les hommes sont les plus concernés par cette forme d'exploitation en Europe.

On observe donc que les femmes et les jeunes filles constituent la majorité des cas de traite, ce qui reflète des rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes et de comportements socioculturels marqués par la domination masculine. Cette observation vaut, en sens inverse, pour les auteurs d'infractions, puisque 68 % des personnes poursuivies et 72 % des individus condamnés pour traite sont des hommes.

Tous les pays sont touchés par la traite, qu'ils soient les pays d'origine, de destination ou de transit, avec d'énormes flux de l'Asie vers l'Europe et l'Amérique, de l'Afrique vers l'Europe et le Moyen-Orient, de l'Amérique latine vers l'Europe. En France, 90 % des prostituées sont étrangères et viennent principalement du Nigéria, de Chine et des Balkans.

Depuis le début du XXe siècle, la communauté internationale a répondu au fléau de la traite par une série d'instruments qui, au départ incomplets et peu contraignants, se sont avec le temps renforcés, s'adaptant aux différentes formes de traite et à la mondialisation et prenant en compte l'objectif de protection des victimes.

Premier instrument juridique en la matière, l'arrangement international pour la répression de la traite des blanches de 1904 fut suivi par d'autres conventions en 1910, 1921 puis 1933. En 1949, la première convention des Nations unies contre la traite a fait la synthèse des accords existants. Elle condamnait la prostitution mais protégeait peu les victimes. Plusieurs conventions de l'Organisation internationale du travail ont été signées après celle de 1926 contre l'esclavage.

La convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) et le statut de Rome relatif à la Cour pénale internationale comportent aussi des dispositions interdisant la traite.

La convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, signée en 2000 à Palerme, est accompagnée d'un protocole sur la lutte contre la traite des êtres humains, notamment des femmes et des enfants, qui définit de manière universelle et très large les phénomènes de traite. L'avènement de cet outil constitue une avancée majeure dans la lutte contre ce fléau. Il permet que tous les États adoptent une définition commune et puissent incriminer les trafics sur leur territoire. Le protocole, ratifié par 168 États, doit encore l'être par 25 autres pour devenir universel. Fort d'un arsenal répressif, il est cependant insuffisant sur la protection des victimes.

Enfin, le Conseil de l'Europe a signé une convention en 2005, instrument très protecteur des droits des victimes et doté d'un mécanisme d'examen robuste, qui ne concerne toutefois que les États-membres du Conseil de l'Europe et les pays tiers y ayant adhéré, soit 43 États.

La lutte contre la traite est une priorité de l'Union européenne, qui est une zone de destination et de transit. En Europe, 600 000 personnes seraient victimes de la traite, et paradoxalement 65 % des victimes sont des ressortissants européens, comme du reste 70 % des trafiquants. Près de 80 % des victimes seraient des femmes et des jeunes filles. La directive de 2011 enjoint les États membres de renforcer leurs dispositifs juridiques notamment en matière de réduction de la demande et de protection des victimes. Une coordinatrice européenne, Mme Myria Vassiliadou que vous avez rencontrée, est chargée de sa mise en oeuvre. En 2013, l'Union européenne a adopté une stratégie de lutte contre la traite (2012-2016) qui complète la directive, centrée sur la coordination des politiques, les actions de sensibilisation et la prise en compte des nouvelles formes de traite.

Des initiatives politiques complètent l'ensemble de ces instruments. En 2010, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté un plan mondial contre la traite des êtres humains, qui sans être contraignant, vise à remobiliser la volonté politique des États. Il appelle les États à renforcer leurs efforts autour de quatre « P » : poursuite, protection des victimes, prévention et partenariat. En France, nous suivons bien évidemment ces préconisations puisqu'elles ont été intégrées dans notre premier Plan d'action national contre la traite des êtres humains de 2014.

Comme vous le voyez, le fléau de la traite fait l'objet d'une prise en charge forte et de réponses multiples de la communauté internationale.

Qu'en est-il des réponses françaises ? La France a une approche multidisciplinaire de cette question complexe, avec un travail partenarial entre tous les acteurs : justice, gendarmerie, police, services sociaux, associations... La coordination de la lutte contre la traite est confiée à la Mission interministérielle pour les femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), créée en 2013, dont vous recevrez prochainement la Secrétaire générale.

En 2014, nous avons adopté un premier Plan d'action national constituant la stratégie nationale française, basé sur trois priorités : identifier et protéger les victimes, démanteler les réseaux criminels et faire de la lutte contre la traite une politique à part entière. Le ministère des affaires étrangères a contribué au volet international de ce plan. La France lutte contre toutes les formes de traite mais dans la mise en oeuvre de ce plan d'action, elle a à ce jour deux axes prioritaires : mieux lutter contre la traite à des fins d'exploitation sexuelle et contre l'exploitation des mineurs, victimes qu'il est encore plus difficile de faire sortir des réseaux. La proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, que vous connaissez bien, relève de cette logique.

Le ministère des affaires étrangères assure la mise en oeuvre du volet international du plan d'action suivant trois axes.

Tout d'abord, nous promouvons la ratification des conventions internationales par tous les États parties et leur pleine mise en oeuvre. Depuis l'entrée en vigueur de la Convention de Palerme en 2003, de plus en plus de pays incriminent en droit interne la traite des personnes en mettant en oeuvre le protocole des Nations unies contre la traite.

Le deuxième axe est celui du plaidoyer dans les instances internationales. La traite a non seulement des causes économiques mais également des racines culturelles ; pour la faire reculer, il faut la combattre sur tous les fronts, notamment celui de l'acceptation sociale. Nous travaillons dans toutes les instances internationales compétentes, au premier chef à l'Assemblée générale de l'ONU, qui adopte régulièrement une résolution sur ce sujet. Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies compte trois rapporteurs spéciaux sur la traite, et adopte régulièrement des résolutions que nous soutenons. Nous rencontrons régulièrement la coordinatrice européenne et la représentante spéciale pour la lutte contre la traite au sein de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Nous entretenons par ailleurs de nombreux contacts avec d'autres pays et entités : au Saint-Siège, le pape François, très investi dans la lutte contre la traite, a organisé plusieurs réunions interreligieuses ayant d'ores et déjà permis de définir des orientations et actions. En France, le ministère des affaires étrangères a organisé en 2013 et 2014 un séminaire sur les violences contre les femmes et la traite. Je participe régulièrement à des colloques, des conférences, j'interviens par des tribunes ou des interviews. Ce n'est pas de l'affichage : le plaidoyer fait reculer la tolérance à la traite.

Enfin, troisième axe de l'action du ministère des affaires étrangères : la conduite d'actions de coopération. Par l'assistance technique, nous aidons les pays d'origine ou de transit à mieux lutter contre la traite en renforçant leur arsenal juridique et leurs capacités, en développant la prévention et la protection des victimes. Certes, les crédits de coopération du ministère ont été réduits, néanmoins nous nous efforçons dans nos arbitrages de préserver les actions contre la traite. La coopération intervient au travers de deux canaux : celui des organisations internationales - les Nations unies ayant des programmes dans les pays d'origine ou de transit, auquel nous affectons des contributions volontaires - et celui de la coopération bilatérale, avec une approche régionale ciblée sur l'Europe du Sud-Est et l'Afrique de l'Ouest.

En Europe du Sud-Est et dans les Balkans, un conseiller régional, basé à Vienne, met en oeuvre une stratégie contre la traite dans dix pays axée sur la problématique des mineurs. Il est en effet difficile de faire sortir ces jeunes des réseaux où ils sont enrôlés pour les protéger : ils ne restent pas dans les foyers où on les place et sont encore mal identifiés. Une attachée régionale pour les droits de l'enfant, à Bucarest, et un pôle contre la criminalité organisée, à Belgrade, complètent le dispositif. Notre action dans la région repose ainsi sur l'identification et le diagnostic, la prévention et la lutte contre les trafics. Nous travaillons aussi avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), aux programmes de laquelle nous contribuons.

En Afrique de l'Ouest et dans le Golfe de Guinée, un fonds de solidarité prioritaire, (FSP) est mis en oeuvre au Bénin, au Cameroun, au Ghana, au Nigéria et au Togo, Il et doté de 800 000 euros sur trois ans. Nous aidons ces pays à renforcer leur cadre juridique et les sociétés civiles à exercer leur fonction d'alerte et de protection. Les ONG jouent un rôle important d'information, d'« aiguillon » des gouvernements et de protection des victimes qui peuvent retrouver confiance en elles grâce à leur soutien.

Nous sommes enfin en train de développer un réseau de points de contact dans une vingtaine d'ambassades situées dans des pays d'origine ou de transit de la traite, en Asie, en Amérique, en Europe et en Afrique, afin de permettre un échange d'informations, de bonnes pratiques et une coopération sur des cas individuels.

La traite est donc un phénomène complexe, pluridisciplinaire, difficile à poursuivre, au sujet duquel la communauté internationale s'est beaucoup investie. Elle touche très majoritairement les femmes.

Si les progrès accomplis depuis une quinzaine d'années sont indéniables, il est toutefois difficile d'éradiquer le phénomène en raison de l'importance des profits et de la soumission des victimes C'est pourquoi il faut agir sur tous les leviers, qu'ils soient politiques, juridiques et culturels, par la saisie et confiscation des avoirs criminels.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion