Madame l'ambassadrice, mes chers collègues, nous allons procéder à notre première audition en réunion plénière consacrée à notre travail sur les femmes victimes de la traite des êtres humains.
Je rappelle que ce travail est « porté » par une rapporteure par groupe politique, ainsi que nous l'avons déjà fait pour les femmes de la Défense. Je serai pour ma part la rapporteure du groupe UC-UDI.
Notre objectif est de publier nos conclusions au début du mois de mars.
Le 22 septembre, nous avons eu un échange très intéressant avec Mme Vassiliadou, coordinatrice européenne de la lutte contre la traite des êtres humains (à laquelle Mme Ramis a assisté avec la secrétaire générale de la MIPROF), qui a confirmé l'intérêt d'une approche sexuée de ce sujet.
Nous accueillons donc ce matin Mme Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée, qui, au sein du Ministère des Affaires étrangères et du développement international (MAEDI), suit plus particulièrement les questions relatives à la traite et que je remercie d'être venue jusqu'à nous.
Vos missions sont (je parle sous votre contrôle, madame l'ambassadrice) notamment de contribuer à renforcer nos politiques de lutte contre la criminalité en lien avec les administrations concernées et les différentes enceintes internationales compétentes.
Nous le savons, une approche internationale de la traite des êtres humains est d'autant plus importante que la traite est un phénomène mondial, qui prospère avec des réseaux transnationaux, et que les outils juridiques de lutte contre la traite sont d'abord internationaux et européens.
Afin de mener à bien son travail, la délégation aux droits des femmes a besoin de faire un état des lieux complet du fléau de la traite et d'identifier les leviers d'action permettant de lutter contre la traite des femmes et des jeunes filles, afin de cibler les recommandations susceptibles de conclure notre rapport.
Madame l'ambassadrice, pouvez-vous tout d'abord préciser votre rôle et le périmètre de votre action ? Nous avons besoin de bien comprendre le rôle de chacun des acteurs pour un sujet dont l'approche est nécessairement à la fois interministérielle - c'est d'ailleurs le rôle de la MIPROF d'assurer cette coordination - et internationale.
Je vous donne donc la parole, puis nous vous poserons des questions.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, merci de votre invitation à cette audition, qui précède la table ronde du 25 novembre prochain, Journée internationale pour la lutte contre les violences faites aux femmes, en vue de la publication par la délégation d'un rapport sur la traite des femmes et des jeunes filles.
En tant qu'ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée au ministère des affaires étrangères - couvrant crime organisé, trafic de drogue, d'êtres humains, de migrants, contrefaçon, corruption, blanchiment - j'ai pour mission de renforcer la coordination et l'efficacité de nos politiques au plan international avec une fonction de réflexion, de représentation et de négociation au sein des instances internationales. Je suis en charge du volet criminel de la traite, et non de ce qui a trait aux droits de l'homme, qui relève d'une autre ambassadrice.
La traite des êtres humains est un phénomène complexe, méconnu, difficile à appréhender et protéiforme, qu'il convient d'abord de définir. Elle concerne avant tout les femmes, ce qui rend les travaux de votre délégation extrêmement pertinents. La traite des êtres humains se définit par le recrutement, le transport et l'exploitation d'hommes ou de femmes par des hommes ou des femmes à des fins lucratives. Cette définition est longtemps restée incomplète et se résumait à la lutte contre l'esclavage et l'exploitation sexuelle. La première définition large et complète a été retenue par les Nations unies en 2000. Elle comprend trois éléments cumulatifs : une action - recruter, transporter, transférer, héberger des personnes ; un moyen - force, contrainte, fraude, tromperie, abus d'autorité ou de vulnérabilité, octroi d'avantages altérant le consentement de la personne ; et enfin un but : à des fins d'exploitation. La définition internationale donne une liste d'actes minimale, non exhaustive : exploitation de la prostitution d'autrui ou autre exploitation sexuelle, travail ou services forcés, esclavage, servitude, prélèvement d'organes. Je rappelle un point très important : le consentement de la victime n'exonère pas l'auteur.
Les juges ont parfois du mal à établir ces trois critères qui caractérisent la traite : il arrive donc que les auteurs soient poursuivis sous d'autres chefs d'accusation (proxénétisme par exemple), moins sévèrement réprimés.
À la fois acte criminel et violation des droits de l'homme, la traite viole également la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés. Nous l'abordons sous tous ces aspects dans les différentes instances.
Le trafic de migrants doit être distingué de la traite des êtres humains : la traite suppose une exploitation de la victime, en général non consentante, sur la durée, tandis que le trafic de migrants peut s'analyser comme une complicité à l'immigration clandestine, à la demande du migrant, qui prend fin au terme du voyage. Des croisements sont toutefois possibles : la vulnérabilité des migrants peut les faire tomber aux mains de réseaux de traite, et il est parfois difficile de distinguer les trafics.
La traite fait 2,5 millions de victimes par an à travers le monde, principalement des femmes et des enfants. Selon les Nations unies, c'est la troisième forme de trafic la plus rentable après la drogue et la contrefaçon ; elle rapporte 32 milliards de dollars par an. Le rapport annuel de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) sur la traite des êtres humains, qui porte sur 128 États, montre que 70 % des victimes sont des femmes et des jeunes filles. L'exploitation sexuelle est la forme de traite la plus importante à hauteur de 53 %, 40 % des cas de traite concernant l'exploitation par le travail. Les autres formes sont la mendicité ou le vol forcé, la servitude pour dettes et le prélèvement illégal d'organes. Le mariage forcé est souvent la porte d'entrée dans la traite.
Depuis dix ans, les cas d'exploitation par le travail recensés ont augmenté, soit en raison d'une meilleure détection, soit en raison de la hausse du travail forcé liée à la mondialisation des échanges économiques. Parallèlement, la part de l'exploitation sexuelle s'est réduite de 63 % à 53 %, signe possible de l'efficacité des politiques mises en oeuvre pour lutter contre ce fléau.
Les chances de sortie des réseaux de traite sont très faibles, du fait de l'isolement des victimes, de la contrainte morale qui s'exerce sur elles, de la peur ou des menaces physiques. Dans de nombreuses régions du monde, la traite fait l'objet d'une certaine acceptation sociale et culturelle car, en remettant leurs proches à des réseaux de traite, les familles en tirent des moyens de subsistance.
Les formes d'exploitation détectées varient selon les continents. En Asie, le travail forcé est majoritaire, tandis qu'en Europe, l'exploitation sexuelle est plus courante. Les femmes et les jeunes filles sont les premières victimes, à raison de 79 % pour l'exploitation sexuelle et de 14 % pour le travail forcé. À l'inverse, la traite des hommes prend davantage la forme de l'exploitation par le travail (83 %) que de l'exploitation sexuelle (8 %) ou du trafic d'organes (entre 0,1 et 1 %). L'exploitation par le travail est à 65 % masculine, tandis que l'exploitation sexuelle est à 97 % féminine.
Si l'on croise l'analyse géographique et l'analyse par genre, les statistiques montrent que les femmes sont davantage exploitées par le travail en Asie du sud-est, tandis que les hommes sont les plus concernés par cette forme d'exploitation en Europe.
On observe donc que les femmes et les jeunes filles constituent la majorité des cas de traite, ce qui reflète des rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes et de comportements socioculturels marqués par la domination masculine. Cette observation vaut, en sens inverse, pour les auteurs d'infractions, puisque 68 % des personnes poursuivies et 72 % des individus condamnés pour traite sont des hommes.
Tous les pays sont touchés par la traite, qu'ils soient les pays d'origine, de destination ou de transit, avec d'énormes flux de l'Asie vers l'Europe et l'Amérique, de l'Afrique vers l'Europe et le Moyen-Orient, de l'Amérique latine vers l'Europe. En France, 90 % des prostituées sont étrangères et viennent principalement du Nigéria, de Chine et des Balkans.
Depuis le début du XXe siècle, la communauté internationale a répondu au fléau de la traite par une série d'instruments qui, au départ incomplets et peu contraignants, se sont avec le temps renforcés, s'adaptant aux différentes formes de traite et à la mondialisation et prenant en compte l'objectif de protection des victimes.
Premier instrument juridique en la matière, l'arrangement international pour la répression de la traite des blanches de 1904 fut suivi par d'autres conventions en 1910, 1921 puis 1933. En 1949, la première convention des Nations unies contre la traite a fait la synthèse des accords existants. Elle condamnait la prostitution mais protégeait peu les victimes. Plusieurs conventions de l'Organisation internationale du travail ont été signées après celle de 1926 contre l'esclavage.
La convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) et le statut de Rome relatif à la Cour pénale internationale comportent aussi des dispositions interdisant la traite.
La convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, signée en 2000 à Palerme, est accompagnée d'un protocole sur la lutte contre la traite des êtres humains, notamment des femmes et des enfants, qui définit de manière universelle et très large les phénomènes de traite. L'avènement de cet outil constitue une avancée majeure dans la lutte contre ce fléau. Il permet que tous les États adoptent une définition commune et puissent incriminer les trafics sur leur territoire. Le protocole, ratifié par 168 États, doit encore l'être par 25 autres pour devenir universel. Fort d'un arsenal répressif, il est cependant insuffisant sur la protection des victimes.
Enfin, le Conseil de l'Europe a signé une convention en 2005, instrument très protecteur des droits des victimes et doté d'un mécanisme d'examen robuste, qui ne concerne toutefois que les États-membres du Conseil de l'Europe et les pays tiers y ayant adhéré, soit 43 États.
La lutte contre la traite est une priorité de l'Union européenne, qui est une zone de destination et de transit. En Europe, 600 000 personnes seraient victimes de la traite, et paradoxalement 65 % des victimes sont des ressortissants européens, comme du reste 70 % des trafiquants. Près de 80 % des victimes seraient des femmes et des jeunes filles. La directive de 2011 enjoint les États membres de renforcer leurs dispositifs juridiques notamment en matière de réduction de la demande et de protection des victimes. Une coordinatrice européenne, Mme Myria Vassiliadou que vous avez rencontrée, est chargée de sa mise en oeuvre. En 2013, l'Union européenne a adopté une stratégie de lutte contre la traite (2012-2016) qui complète la directive, centrée sur la coordination des politiques, les actions de sensibilisation et la prise en compte des nouvelles formes de traite.
Des initiatives politiques complètent l'ensemble de ces instruments. En 2010, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté un plan mondial contre la traite des êtres humains, qui sans être contraignant, vise à remobiliser la volonté politique des États. Il appelle les États à renforcer leurs efforts autour de quatre « P » : poursuite, protection des victimes, prévention et partenariat. En France, nous suivons bien évidemment ces préconisations puisqu'elles ont été intégrées dans notre premier Plan d'action national contre la traite des êtres humains de 2014.
Comme vous le voyez, le fléau de la traite fait l'objet d'une prise en charge forte et de réponses multiples de la communauté internationale.
Qu'en est-il des réponses françaises ? La France a une approche multidisciplinaire de cette question complexe, avec un travail partenarial entre tous les acteurs : justice, gendarmerie, police, services sociaux, associations... La coordination de la lutte contre la traite est confiée à la Mission interministérielle pour les femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), créée en 2013, dont vous recevrez prochainement la Secrétaire générale.
En 2014, nous avons adopté un premier Plan d'action national constituant la stratégie nationale française, basé sur trois priorités : identifier et protéger les victimes, démanteler les réseaux criminels et faire de la lutte contre la traite une politique à part entière. Le ministère des affaires étrangères a contribué au volet international de ce plan. La France lutte contre toutes les formes de traite mais dans la mise en oeuvre de ce plan d'action, elle a à ce jour deux axes prioritaires : mieux lutter contre la traite à des fins d'exploitation sexuelle et contre l'exploitation des mineurs, victimes qu'il est encore plus difficile de faire sortir des réseaux. La proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, que vous connaissez bien, relève de cette logique.
Le ministère des affaires étrangères assure la mise en oeuvre du volet international du plan d'action suivant trois axes.
Tout d'abord, nous promouvons la ratification des conventions internationales par tous les États parties et leur pleine mise en oeuvre. Depuis l'entrée en vigueur de la Convention de Palerme en 2003, de plus en plus de pays incriminent en droit interne la traite des personnes en mettant en oeuvre le protocole des Nations unies contre la traite.
Le deuxième axe est celui du plaidoyer dans les instances internationales. La traite a non seulement des causes économiques mais également des racines culturelles ; pour la faire reculer, il faut la combattre sur tous les fronts, notamment celui de l'acceptation sociale. Nous travaillons dans toutes les instances internationales compétentes, au premier chef à l'Assemblée générale de l'ONU, qui adopte régulièrement une résolution sur ce sujet. Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies compte trois rapporteurs spéciaux sur la traite, et adopte régulièrement des résolutions que nous soutenons. Nous rencontrons régulièrement la coordinatrice européenne et la représentante spéciale pour la lutte contre la traite au sein de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Nous entretenons par ailleurs de nombreux contacts avec d'autres pays et entités : au Saint-Siège, le pape François, très investi dans la lutte contre la traite, a organisé plusieurs réunions interreligieuses ayant d'ores et déjà permis de définir des orientations et actions. En France, le ministère des affaires étrangères a organisé en 2013 et 2014 un séminaire sur les violences contre les femmes et la traite. Je participe régulièrement à des colloques, des conférences, j'interviens par des tribunes ou des interviews. Ce n'est pas de l'affichage : le plaidoyer fait reculer la tolérance à la traite.
Enfin, troisième axe de l'action du ministère des affaires étrangères : la conduite d'actions de coopération. Par l'assistance technique, nous aidons les pays d'origine ou de transit à mieux lutter contre la traite en renforçant leur arsenal juridique et leurs capacités, en développant la prévention et la protection des victimes. Certes, les crédits de coopération du ministère ont été réduits, néanmoins nous nous efforçons dans nos arbitrages de préserver les actions contre la traite. La coopération intervient au travers de deux canaux : celui des organisations internationales - les Nations unies ayant des programmes dans les pays d'origine ou de transit, auquel nous affectons des contributions volontaires - et celui de la coopération bilatérale, avec une approche régionale ciblée sur l'Europe du Sud-Est et l'Afrique de l'Ouest.
En Europe du Sud-Est et dans les Balkans, un conseiller régional, basé à Vienne, met en oeuvre une stratégie contre la traite dans dix pays axée sur la problématique des mineurs. Il est en effet difficile de faire sortir ces jeunes des réseaux où ils sont enrôlés pour les protéger : ils ne restent pas dans les foyers où on les place et sont encore mal identifiés. Une attachée régionale pour les droits de l'enfant, à Bucarest, et un pôle contre la criminalité organisée, à Belgrade, complètent le dispositif. Notre action dans la région repose ainsi sur l'identification et le diagnostic, la prévention et la lutte contre les trafics. Nous travaillons aussi avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), aux programmes de laquelle nous contribuons.
En Afrique de l'Ouest et dans le Golfe de Guinée, un fonds de solidarité prioritaire, (FSP) est mis en oeuvre au Bénin, au Cameroun, au Ghana, au Nigéria et au Togo, Il et doté de 800 000 euros sur trois ans. Nous aidons ces pays à renforcer leur cadre juridique et les sociétés civiles à exercer leur fonction d'alerte et de protection. Les ONG jouent un rôle important d'information, d'« aiguillon » des gouvernements et de protection des victimes qui peuvent retrouver confiance en elles grâce à leur soutien.
Nous sommes enfin en train de développer un réseau de points de contact dans une vingtaine d'ambassades situées dans des pays d'origine ou de transit de la traite, en Asie, en Amérique, en Europe et en Afrique, afin de permettre un échange d'informations, de bonnes pratiques et une coopération sur des cas individuels.
La traite est donc un phénomène complexe, pluridisciplinaire, difficile à poursuivre, au sujet duquel la communauté internationale s'est beaucoup investie. Elle touche très majoritairement les femmes.
Si les progrès accomplis depuis une quinzaine d'années sont indéniables, il est toutefois difficile d'éradiquer le phénomène en raison de l'importance des profits et de la soumission des victimes C'est pourquoi il faut agir sur tous les leviers, qu'ils soient politiques, juridiques et culturels, par la saisie et confiscation des avoirs criminels.
Merci de votre intervention. Nous avons tous et toutes ici un intérêt partagé pour ces questions liées à la traite. La traite, comme les autres trafics - armes, drogue... - est à l'origine de profits considérables. Pouvez-vous préciser comment ces différents trafics évoluent ? Vous avez évoqué les conventions internationales de lutte contre la traite : quels sont les pays qui n'ont pas adhéré à ces instruments1(*) ? Quant à l'Union européenne, ne pensez-vous pas qu'une approche intégrée serait plus efficace en la matière que la coordination ? Les réseaux se jouent des frontières et de la lenteur de la coopération judiciaire... La réflexion sur la traite rejoint à certains égards la problématique de la prostitution, si l'on en juge par les débats que nous avons eus au Parlement dans le cadre de la discussion de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel : même si, dans 80 % des cas, la prostitution se fait sous contrainte, l'acceptation sociale induit la tolérance. Ne serait-ce pas la même chose pour la traite ?
Les estimations internationales des profits liés aux différents trafics sont en cours de réévaluation ; les derniers chiffres disponibles datent de 2012. Par exemple, les revenus de la contrefaçon tendent à croître par rapport à ceux du trafic de drogue, plus réprimé, que la première, qui est tout aussi lucrative. La traite est aussi aggravée par la mondialisation mais elle est difficile à quantifier. Alors que pour la drogue et la contrefaçon, les statistiques reposent sur une extrapolation du nombre de saisies, il est difficile de disposer d'estimations précises sur la traite, d'autant que de nombreuses victimes refusent d'être considérées comme telles et ne dénoncent pas les faits.
Je vous confirme que 25 États membres de l'ONU n'ont pas ratifié le protocole de Palerme contre la traite. En général, ces États n'ont pas non plus ratifié la convention-mère, qui comprend trois protocoles. Quant à la convention du Conseil de l'Europe, un État de l'Union européenne ne l'a pas ratifiée mais un État tiers, la Biélorussie, y a adhéré. Il faut évidemment souligner l'importance d'une ratification universelle du Protocole des Nations Unies, qui devrait se doter d'un mécanisme d'examen de sa mise en oeuvre. Il faudrait, dans la même logique, parvenir à la plus large adhésion possible de pays tiers à la convention du Conseil de l'Europe.
S'agissant de la réponse de l'Union européenne à la traite, je précise que le mécanisme de coordination des politiques pénales européennes, Eurojust, fonctionne lorsqu'il y a ouverture de poursuites. Les juges chargés de l'instruction ont parfois des difficultés à qualifier les faits de traite, faute de pouvoir prouver que la victime a été recrutée à des fins d'exploitation. D'où la requalification des faits pour un autre motif, comme le proxénétisme ou le travail forcé, mais la sanction est différente... Au début de l'année 2015, le ministère de la justice a adressé aux parquets une circulaire de politique pénale leur demandant de retenir, autant que faire se peut, les infractions de traite, punies de sept ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende - dix ans d'emprisonnement si la victime est mineure. Or dans certains États de l'Union, la directive de 2011 n'est pas encore transposée, ce qui est regrettable. La coordinatrice européenne pour la traite des êtres humains constate une difficulté à mettre en oeuvre la politique de l'Union contre toutes les formes de traite en raison de la réticence de certains États à traiter la question de l'exploitation sexuelle.
La législation française permet de réprimer l'achat de services sexuels d'une victime de traite en connaissance de cause, mais ce n'est pas le cas partout. Différentes approches de la prostitution existent dans l'Union européenne, certains États la traitent comme une profession réglementée, à la différence de pays comme la France qui souhaitent réduire le système prostitutionnel. Ces différences compliquent singulièrement le travail de la coordinatrice de l'Union que vous avez rencontrée le 22 septembre 2015 et ont des conséquences en termes de financement : ainsi, deux tiers des financements de l'Union destinés à la lutte contre la traite vont à des projets contre l'exploitation par le travail alors que l'exploitation sexuelle fait plus de victimes
Comment briser l'emprise psychologique des trafiquants sur les victimes, en particulier les femmes et les enfants, et quel pourrait être le rôle de l'éducation dans les pays de départ des victimes ?
Y a-t-il un lien entre le fait que la prostitution soit règlementée et organisée, ce qui est le cas, disiez-vous, dans les pays comme les Pays-Bas, l'Allemagne ou l'Autriche, et le niveau de la traite des êtres humains que l'on constate dans ces pays ?
J'ai eu l'impression que vous mettiez sur le même pied la contrefaçon, le trafic de drogue et la traite des êtres humains, qui n'ont pourtant rien à voir. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Enfin, les personnes condamnées pour des faits de traite font-elles l'objet d'un suivi ou d'une éducation spécifiques pour éviter la récidive ?
Des quatre « P » que vous avez évoqués, je vois quelles formes peuvent prendre les poursuites, mais comment faire pour la protection et la prévention ? Pouvez-vous nous donner des exemples de telles démarches ? Les partenariats prennent-ils seulement la forme d'une coopération ? Enfin, quels sont les moyens consacrés à chacun de ces quatre « P » ?
Je crois savoir qu'en France, la lutte contre la traite est financée à hauteur de cinq millions par l'action 15 du quatrième Plan interministériel de lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains. Pouvez-vous me confirmer ce chiffre ?
Pour briser l'emprise psychologique sur les victimes, nous avons mis en place en France un système de protection large qui s'appuie beaucoup sur les associations. Cela passe d'abord par des mesures de protection des victimes qui acceptent de témoigner, telles que la garantie de l'anonymat, une mise à l'abri, etc. Nous tentons aussi de faire prendre conscience aux jeunes qu'ils sont des victimes de ces réseaux. Si leur famille est elle-même à risques, nous les plaçons dans des foyers d'accueil. Tout repose sur la confiance que les victimes accordent à ceux qui cherchent à les protéger. À cet égard, même si le maillage territorial de l'aide à l'enfance mis en place par la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse est appréciable, les victimes osent souvent plus se rapprocher des associations, qui font généralement « moins peur » que l'État et les services sociaux. C'est un travail au cas par cas.
Vis-à-vis des pays d'origine, la sensibilisation est très importante. Nous menons des actions de prévention et de formation des enseignants et des professionnels dans les pays relevant de nos stratégies régionales de lutte contre la traite en Europe du Sud-Est et en Afrique de l'Ouest. L'impact de ces programmes est difficilement mesurable car ils visent à faire évoluer les mentalités.
Concernant les mineurs isolés victimes de traite dans l'Union européenne, nous réfléchissons à un dispositif européen permettant de mieux assurer leur protection. Nous sommes confrontés à un problème de mineurs contraints de pratiquer la mendicité, le vol, la prostitution dont l'identification est souvent difficile et qui circulent au sein de l'espace Schengen. La mesure 10 du Plan d'action national contre la traite prévoit la mise en place d'une plate-forme européenne d'identification pour mieux suivre ces mineurs et retracer leur parcours. Malheureusement, ceux-ci refusent souvent toute protection. Avec l'appui de la Commission européenne, nous allons travailler avec d'autres États-membres confrontés au même problème.
Je n'ai pas de statistiques sur la traite dans les pays réglementaristes, qui sont également touchés par le problème des mineurs isolés. Je ne peux pas me prononcer sur une éventuelle corrélation entre l'autorisation de la prostitution et le niveau atteint par la traite sur un territoire.
En effet, madame la sénatrice, si j'ai comparé le trafic de drogue, la contrefaçon et la traite, mon propos concernait uniquement les revenus que dégagent ces trafics. D'après le classement de l'ONU, le trafic de drogue rapporte 320 milliards de dollars par an, la contrefaçon 250 milliards et la traite 32 milliards. Mais les dommages humains qui résultent de celle-ci sont, bien évidemment, considérables.
L'éducation est très importante à des fins préventives. En France, il serait utile de réaliser des campagnes de sensibilisation auprès des professionnels, dans les écoles et auprès du grand public pour expliquer la réalité de la traite, car ce phénomène reste relativement invisible. Le Plan national d'actions prévoit une campagne, mais le coût en est élevé. Nous essayons de mobiliser des fonds européens.
Pour répondre à la demande de M. Roland Courteau en matière de protection, la convention du Conseil de l'Europe, appliquée en France, accorde un droit de séjour temporaire et une aide au logement aux victimes qui coopèrent avec la justice afin de faciliter leur sortie des réseaux, loin de leur persécuteur, et d'organiser un retour vers le pays d'origine si c'est possible, ou dans le cas contraire de leur trouver un lieu de résidence. La prévention repose sur les campagnes de sensibilisation et sur un travail en amont avec les associations qui repèrent les cas de traite. Il s'agit aussi d'aider les victimes potentielles à détecter les pièges : les jeunes filles sont souvent envoyées en Europe, appâtées par la promesse d'un travail dans le mannequinat par exemple. Leur sensibilisation à ces dangers et leur information sur les stratégies mises en place par les réseaux pour attirer leurs victimes sont primordiales. Enfin, le personnel de nos consulats dans les pays d'origine de la traite est formé à la détection des risques que peut présenter une demande de visa pour adoption, de visa pour du personnel domestique qui peut cacher un risque de traite par esclavage domestique, de même qu'en matière de validité du mariage pour détecter les mariages forcés.
Les partenariats visés par le quatrième « P » couvrent tant la coopération internationale à des fins d'entraide judiciaire qu'à des fins d'assistance technique. L'entraide judiciaire reste peu développée en Afrique de l'Ouest par exemple, ce qui rend difficiles les poursuites contre le trafic circulaire entre les pays de la région. L'assistance technique vise à renforcer les dispositifs et les capacités des États d'origine ou de transit à mieux poursuivre les auteurs de traite.
Les actions dont vous parlez font écho aux travaux de notre délégation et du Sénat sur les propositions de loi relatives à la lutte contre le système prostitutionnel et à la protection de l'enfance. Le Sénat a voté une mesure accordant aux victimes de la prostitution un statut plus ambitieux que la mise à l'abri ; elle devrait être confirmée en commission mixte paritaire. L'article 1er ter de la proposition de loi offre aussi un accompagnement et un soutien aux victimes qui prennent le risque de témoigner contre leur réseau. Ces dispositions nous engagent encore davantage sur la voie abolitionniste !
J'aimerais savoir si vous mettez en place des démarches concrètes avec les autres ministères, notamment le ministère du travail. La limite est parfois ténue, il me semble, entre l'exploitation sexuelle et la traite par le travail. Avez-vous prévu des formations, des actions de sensibilisation et de repérage communes aux deux administrations ?
Je vous remercie pour le travail que vous accomplissez. J'aimerais pour ma part connaître votre réaction à la question des femmes réfugiées qui arrivent en Europe par dizaines de milliers, et qui, particulièrement vulnérables, constituent une proie facile pour les réseaux responsables des trafics.
En matière de mariages forcés, il convient de continuer à être particulièrement vigilant. Quand j'étais ministre, j'avais mis en place des modules de formation pour les agents consulaires : vous avez d'ailleurs évoqué le lien entre certaines demandes de visa et le mariage forcé, par exemple. En 2012, une douzaine de cas étaient ainsi remontés des postes consulaires. Ces statistiques m'avaient étonnée, car le total constaté au Royaume-Uni était beaucoup plus élevé. Les cas de cet ordre sont-ils aujourd'hui, trois ans plus tard, mieux repérés et pris en charge ? Les victimes sont-elles dirigées vers les associations ?
Vous avez mis en avant le coût des campagnes d'information ; on peut aussi s'interroger sur leur impact effectif, dans un monde où un sujet d'actualité chasse l'autre. Ne serait-il pas plus judicieux de se recentrer sur une sensibilisation par l'éducation ?
Comment notre délégation peut-elle contribuer à ce combat contre la traite des êtres humains ? Comment orienter efficacement les recommandations qui concluront notre rapport ? Certaines de vos préoccupations recoupent celles que nous avons exprimées lors de l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel.
Vous jugez souhaitable de permettre que les responsables de la traite fassent l'objet de poursuites au titre de la traite et non d'un autre chef d'accusation moins sévèrement réprimé. Nous nous posions justement les mêmes questions lors de nos discussions sur le viol et le harcèlement sexuel. Ce sujet récurrent fera probablement l'objet d'une recommandation de notre délégation.
La question de la coopération européenne se pose de façon particulièrement aiguë en matière de prostitution, car lorsqu'un pays adopte une législation abolitionniste, les trafiquants se déplacent vers les pays voisins. Quelles poursuites peut-on alors engager ?
Une protection efficace passe par la mise en place d'un parcours de sortie pour les victimes. Il ne suffit pas de mettre celle-ci en sécurité : il faut aussi lui donner les moyens de se reconstruire et ne pas se borner à lui proposer une formation professionnelle. Comment pouvons-nous faire avancer les choses dans ce domaine ?
Dans toutes les questions concernant l'égalité entre les femmes et les hommes, l'éducation est fondamentale. La lutte contre la traite ne fait pas exception. C'est un levier de prévention que l'on retrouve de manière récurrente dans beaucoup des problématiques auxquelles s'intéresse la délégation...
Enfin, je voudrais évoquer aujourd'hui les salons de massage qui actuellement, on le voit tous les jours, se multiplient à Paris. Ce sont en réalité des lieux de traite. Que faire contre ce fléau ?
Quels enseignements et quelles préconisations éventuelles tirez-vous de la loi britannique sur la lutte contre l'esclavage moderne ?
Le ministère du travail a contribué au Plan d'action national contre la traite des êtres humains, principalement pour tout ce qui concerne l'esclavage domestique et l'exploitation par le travail, mais nous n'avons pas avec cette administration de partenariat particulier. De mon côté, je travaille surtout avec la MIPROF, qui assure la coordination du travail de l'ensemble des administrations compétentes.
J'ai évoqué la porosité entre les flux de réfugiés et la traite d'êtres humains. Les trajets effectués par les réfugiés peuvent être très longs : un migrant parti d'Érythrée peut mettre deux ans pour arriver jusqu'aux Pays-Bas... Ce fait augmente le risque que ces personnes soient détournées en chemin par les réseaux de traite, ne serait-ce que pour pouvoir payer le reste du voyage. Les femmes et les enfants sont, bien sûr, particulièrement exposés. Les services répressifs français en sont conscients et nous nous efforçons d'y sensibiliser nos partenaires notamment africains dans la perspective du sommet sur les migrations de La Valette, en novembre prochain qui traitera de ces deux formes de trafics. Concernant les mariages forcés, un programme de formation a en effet été mis en place en 2012 et les consuls informés des risques. Je n'ai pas de statistiques concernant les tendances observées mais je me propose de demander à la Direction des Français de l'étranger des éléments sur ce point et de les faire parvenir à la Délégation.
Les campagnes de sensibilisation, à mon sens très importantes, sont prévues par le plan national. Le grand public doit absolument prendre conscience de la réalité de la traite : des personnes travaillant comme employés de maison peuvent en fait, sous nos yeux, être victimes d'esclavage domestique. Il faut ensuite sensibiliser les publics à risque et cibler l'information sur les collèges et lycées. Cela existe pour les fonctionnaires français et pour les militaires en poste à l'étranger. Cette sensibilisation a également été élargie aux fédérations d'employeurs. Agir dès l'école est crucial, d'autant que les enfants peuvent être témoins de cas de traite. Il faut combattre l'acceptation sociale et culturelle de la traite, que ce soit dans les pays d'origine ou de transit ou dans les pays de destination, où ce phénomène pâtit souvent d'une certaine invisibilité.
Le terme de « traite » est désuet : on en conclut à tort que le phénomène lui-même a disparu ! Ce problème de vocabulaire nuit à l'efficacité du message d'alerte et de prévention. Beaucoup a été fait, certes, mais beaucoup reste à faire en matière de lutte contre la traite.
Il est très important de mobiliser plus efficacement les leviers européens : il faut que le problème de la traite intra-européenne soit résolu par l'Union européenne, en particulier l'exploitation sexuelle et l'exploitation des mineurs. Celle-ci doit mettre en place la plate-forme et les mécanismes d'identification des victimes que j'ai évoqués.
La traite au départ des Balkans constitue un trouble à l'ordre public et une violation des droits de l'homme. Sous nos yeux, des femmes et des enfants en sont victimes.
Le dilemme entre la protection des données et de la vie personnelle et la protection des victimes est connu : ces dernières peuvent craindre que les données recueillies soient utilisées à d'autres fins. Peut-être pourriez-vous nous aider à porter ces questions au niveau européen.
Certes, il faut identifier les victimes, mais sans omettre l'identification des auteurs !
Bien sûr. Mais identifier les victimes permet de remonter jusqu'aux auteurs : souvent les trafiquants font miroiter une véritable carrière à leurs victimes mineures et leur promettent qu'elles deviendront recruteurs à leur tour... Bien souvent les victimes elles-mêmes pensent que la traite leur ouvre des perspectives. Nous avons du mal à leur présenter des alternatives.
Je ne crois pas. Dès lors qu'il y a une demande et un profit à réaliser, la traite existe.
Un autre moyen d'action est à souligner : il s'agit de la saisie et de la confiscation des avoirs des trafiquants. Nous avons en France un système performant, qui repose sur l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC). Nous essayons de le faire connaître dans les autres pays. La confiscation des produits du crime réduit la rentabilité de la traite. L'autre levier est la lutte contre le blanchiment d'argent, à travers Tracfin. Nous savons qu'il peut exister des liens entre la traite des êtres humains et le financement du terrorisme. L'argent de ces trafics doit donc être saisi et confisqué.
Enfin, en matière de trafic, la lutte contre la demande est tout aussi essentielle que la lutte contre l'offre. C'est un axe dont le débat sur la prostitution vous a rendus familiers. Les « usagers » doivent être informés que ceux dont ils sollicitent les services travaillent sous la contrainte de réseaux criminels. La directive de 2011 oblige d'ailleurs les États membres à réduire la demande par tous les moyens : pénalisation des utilisateurs, campagnes d'information, etc. La demande entretient le trafic, nous le savons bien.
Pour répondre à votre question, madame la présidente, je préciserai que la loi britannique contre l'esclavage moderne, a été adoptée en mai 2015 à la veille des élections, avec une volonté d'affichage politique fort : si une partie des mesures qu'elle contient, en particulier en matière d'incrimination des auteurs et de protection des victimes, était déjà en vigueur avant son adoption, les Britanniques ont estimé que pour faire évoluer les choses, il faut les nommer - c'est le sens de l'intitulé « esclavage moderne ». Les peines de prison associées au trafic d'êtres humains ont été augmentées et portées à quatorze ans. La loi de 2015 simplifie les textes en vigueur, identifie leurs lacunes et accroît la prévention. La véritable nouveauté réside dans l'instauration d'une clause de transparence dans la chaîne d'approvisionnement des entreprises : au-delà d'un certain seuil de chiffre d'affaires, les entreprises devront rendre compte des mesures qu'elles prennent contre la traite dans leur domaine d'activité. Elles devront s'assurer qu'elles ne recourent pas à des produits susceptibles d'être liés à la traite. Cette initiative, qui s'inscrit dans les suites de la catastrophe du Rana Plaza et relève de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, est intéressante et de nature, peut-être, à faire bouger les lignes.
Il arrive qu'en matière de protection, on agisse à mauvais escient en croyant bien faire. J'avais obtenu que la commune dont je suis maire ne fasse pas travailler d'entreprises étrangères qui emploieraient des enfants de moins de douze ans. Or, des présidents d'ONG en Asie m'ont immédiatement avertie que les enfants exclus des ateliers tomberaient dans les réseaux de prostitution et de traite. Moi qui croyais bien faire... C'est pourquoi vous avez toute mon admiration : votre travail est un puits sans fond. Il est extrêmement difficile d'aider des populations dont les mentalités diffèrent autant des nôtres.
Nous sommes en effet très sensibles à la situation des enfants employés dans les ateliers de contrefaçon. Une approche globale, intégrée, transversale et pluridisciplinaire s'impose donc en matière de réponse à la criminalité organisée.
Je vous remercie pour cette expertise, et croyez bien que notre délégation ne cèdera pas à la tentation de la résignation.
Je reste à votre disposition et apporterai volontiers ma contribution à la suite de vos travaux.
La réunion est close à 10 heures.
Mes chers collègues, Brigitte Gonthier-Maurin va nous présenter le compte-rendu d'un déplacement qu'elle a effectué en septembre dernier à Madagascar avec notre collègue Didier Mandelli, qui nous a rejoints pour la circonstance et que je salue. Cette mission était organisée par l'ONG Care. Je pense que les constats opérés par nos collègues à Madagascar vous rappelleront les réflexions portées par notre délégation sur le thème « femmes et changements climatiques » dans le cadre de la COP 21.
Madame la présidente, mes chers collègues, merci de nous accorder ces quelques instants pour vous relater la visite de terrain que nous avons effectuée du 6 au 11 septembre dernier, Didier Mandelli et moi, à Madagascar.
La délégation dont nous faisions partie réunissait quatre parlementaires : deux sénateurs et deux députés, issus de plusieurs groupes politiques et constituée à parité. La parité était d'ailleurs une condition de ma participation, comme vous pouvez l'imaginer. Je remercie Didier Mandelli d'être à mes côtés pour cette présentation. Il pourra vous faire part dans un instant de ses impressions. Nous gardons tous les deux, comme vous pouvez l'imaginer, des souvenirs très forts de cette mission.
Vous connaissez sans doute Care : cette ONG internationale a été fondée en 1945 ; son réseau est présent dans 90 pays. Care fait en sorte, dans ses programmes, de prêter une attention particulière à la condition des femmes, premières victimes de la pauvreté dans le monde.
L'ambition de notre visite de terrain était d'intensifier la sensibilisation des parlementaires français sur les questions climatiques, à quelques semaines de la COP 21, et de leur permettre d'appréhender concrètement les impacts du changement climatique sur les populations et les communautés les plus vulnérables - au premier rang desquels les femmes. L'objectif était aussi d'observer les défis et solutions développés par les acteurs tels que les ONG, les associations locales, les municipalités, les régions et l'Union européenne, avec l'appui de divers bailleurs.
Cette mission avait donc pour fil rouge « le changement climatique à travers les yeux des femmes » et s'est particulièrement concentrée sur les questions de sécurité alimentaire et nutritionnelle.
Cette démarche devrait avoir des suites. Une réflexion est ouverte pour y associer à l'avenir plus étroitement des parlementaires malgaches et solliciter des parlementaires européens. Nous avons d'ailleurs appris, Didier Mandelli et moi, que deux nouvelles initiatives seraient mises en place prochainement par Care France avec le Bundestag allemand, ce qui pourrait constituer la préfiguration d'un réseau international de parlementaires mobilisés en faveur de la coopération, du développement et de l'engagement dans la lutte pour relever le défi des changements climatiques.
Au cours de notre mission, avons pu rencontrer différents acteurs travaillant à Madagascar : l'association Care, bien sûr, mais aussi l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et le Fonds mondial pour la nature (WWF). Nous avons également eu des contacts avec des Français travaillant à Madagascar auprès de l'Agence française de développement (AFD) et de l'ambassade de France, ainsi qu'avec les acteurs de la coopération décentralisée entre France et Madagascar. Nous avons eu aussi des entretiens avec des responsables malgaches.
Au-delà de la capitale, Antananarivo, nous avons fait des déplacements en région :
- à Andasibe, sur les liens entre déforestation et changement climatique ;
- à Vatomondry, sur le sujet de l'éducation des jeunes, plus particulièrement des filles, aux préventions et aux réductions des risques de catastrophes et sur un projet d'autonomisation économique des femmes développé par Care avec une association villageoise d'épargne et de crédit (ce que l'on appelle les AVEC). Ces populations, très pauvres, n'ont en effet pas accès au micro-crédit pratiqué par les organismes bancaires, comme vous pourrez le voir dans le film qui va vous être projeté ;
- au Centre nutritionnel et d'accueil des femmes, à Antananarivo, avec Action contre la faim (ACF).
En ce qui concerne les autorités malgaches, nous avons rencontré le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale ainsi que des députés.
J'en viens, sous le contrôle de Didier Mandelli, à ce que nous avons pu observer très concrètement au cours de ce déplacement.
Le changement climatique est déjà bien perceptible à Madagascar, avec notamment la survenue de cyclones plus fréquents, migrant davantage de l'est vers le nord du pays. La Banque Mondiale estime d'ailleurs à cinq millions le nombre de personnes vivant dans des zones à risques.
Le changement climatique accentue fortement les vulnérabilités existantes. Les phénomènes liés au climat (sécheresse, inondation) réduisent les récoltes - quand elles ne les détruisent pas totalement - et hypothèquent la capacité des populations locales à produire en quantité suffisante pour répondre aux besoins des familles et assurer leur subsistance.
L'augmentation des surfaces d'eau stagnante contribue à une augmentation des maladies hydriques comme les diarrhées, et à une apparition du paludisme dans la capitale malgache, jusqu'alors épargnée.
Les femmes, surreprésentées parmi les personnes les plus vulnérables, et dépendantes des ressources naturelles et des revenus disponibles pour leur subsistance, sont particulièrement touchées. Poser la question de leur plus grande autonomisation, c'est donc contribuer à aider les populations les plus vulnérables à devenir plus résilientes en terme de santé, d'agriculture et de moyens de subsistance pour faire face au changement climatique.
Lutter contre les effets du changement climatique consiste tout à la fois à agir contre ses causes, telles que les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi à s'adapter aux effets déjà observés sur le terrain. Il est nécessaire, comme vous le savez, d'agir simultanément sur ces deux fronts.
J'en viens à Madagascar, un cas emblématique à bien des égards de la gravité des problèmes posés par le dérèglement du climat. 5 % de la biodiversité mondiale y est localisée. Madagascar est parmi les quatre pays les plus exposés aux risques climatiques et parmi les seize pays les plus pauvres du monde.
La population y a quadruplé en quelques années, avec 22 millions de personnes environ. Il s'agit d'une estimation car il n'y a pas de recensement depuis plusieurs années.
91 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, avec moins de deux dollars par jour. 70 % des Malgaches sont même en-dessous du seuil de très grande pauvreté. La FAO estime que le taux de malnutrition s'élève à 50 % malgré un potentiel certain du pays. La difficulté réside notamment dans l'absence de visée de la part du gouvernement pour la mise en oeuvre d'une politique agricole capable de parvenir à une diversification alimentaire. On le sait, le riz, principal aliment à Madagascar, ne permet pas de couvrir les besoins énergétiques journaliers.
La corruption et les trafics (par exemple de bois rares), liés au fait que les principales ressources qui arrivent dans le pays sont centralisées, constituent un frein considérable au développement et à la réduction des inégalités au niveau local.
Il faut le savoir aussi : 83 % de la population vit en milieu rural.
S'agissant plus particulièrement de la situation des femmes, on peut véritablement dire qu'il y a une insensibilité de la société malgache à l'égalité homme-femme. Le concept de « genre » n'y fait pas recette. Les hommes considèrent qu'il s'agit d'un concept importé de l'étranger. Il nous a même été rapporté que le zébu était « considéré comme plus rentable que la femme » !
Sur le plan démographique, on dénombre 93 hommes pour 100 femmes. La pratique du mariage précoce est fréquente. Il n'est pas rare que la petite-fille soit promise dès son plus jeune âge. Évidemment, cela interrompt prématurément, dès le primaire, la scolarisation des filles...
L'agriculture et le petit commerce sont les principales activités économiques des femmes. Elles n'accèdent pas à des emplois sécurisés et ne bénéficient d'aucune protection sociale.
Les corvées d'eau et de bois sont très lourdes, les obligeant à parcourir, quelquefois plus fois par jour, nombre de kilomètres : en moyenne entre deux et cinq heures chaque jour.
Il faut ajouter à ce propos que 12 à 15 % seulement du territoire étant électrifié, le bois demeure la seule source d'énergie : 90 % du bois prélevé est du bois de chauffe. Le déboisement bat donc son plein, à tel point que d'ici 2030, Madagascar pourrait produire plus d'émissions de gaz à effet de serre qu'il n'en absorbe.
43 % des femmes n'ont accès à aucun moyen d'information, situation liée à l'analphabétisme ou à l'inexistence d'accès aux médias.
Les grossesses sont précoces, avec en moyenne cinq enfants par femme. « Plus on a d'enfants, plus on a de mains pour travailler ». Les grossesses interviennent pour un tiers entre dix et vingt-quatre ans ; 44 % des mères ont moins de quinze ans. Un tiers des accouchements prématurés concernent des adolescentes. Il faut noter cependant que la mortalité infantile tend à baisser légèrement.
30 % des violences subies par les femmes sont d'origine domestique.
Enfin, sur 151 députés, on compte seulement trente-et-une femmes. Il n'y a pas de femme responsable de région.
Mes impressions, mes premières réflexions que, me semble-t-il, Didier Mandelli partage, sont les suivantes : il faut saluer le remarquable travail fait sur le terrain par les associations, Care notamment, et leur effort de mise en réseau pour tenter d'offrir une réponse la plus globale possible afin de permettre à toutes et à tous de renouer avec dignité et développement. L'exemple des Associations villageoises d'épargne et de crédit (AVEC), développées avec la coopération de Care, est significatif. Non seulement ces initiatives ouvrent un espace de liberté économique pour les femmes, mais elles redistribuent également les pouvoirs à l'intérieur des villages, créant une légitimité nouvelle pour les femmes.
Nous avons pu le mesurer au travers de cette visite de terrain, qui a bien souvent mêlé espoir et sentiment d'impuissance devant le dénuement total de certaines des populations rencontrées. On peut même parler d'abandon...
Sur le terrain, les besoins sont énormes. Il appartient évidemment à chaque pays de construire la mobilisation de ses propres ressources. Il faudra que le débat, à Madagascar, porte sur la corruption qui sévit dans ce pays.
Cependant, au plan international, la responsabilité de tous est engagée, car l'humanité n'assurera pas sa propre sécurité et ne fera pas sens tant qu'elle ne sera pas en mesure de garantir à toutes et à tous l'accès à des biens fondamentaux comme l'eau, l'énergie, l'éducation, et de permettre la sécurité alimentaire et nutritionnelle.
La prise de conscience doit s'élargir. Et très rapidement ! A quelques jours de la COP 21, il faut donc révéler, alerter inlassablement, appeler à une responsabilité partagée sur la base d'engagements rapides de chacune et chacun. Ces engagements doivent être ambitieux et contraignants.
Non seulement la COP 21 doit marquer une étape décisive en ce sens, mais l'engagement des pays les plus développés doit aussi s'intensifier au-travers d'une augmentation substantielle de l'aide publique au développement. Et celle-ci ne peut se confondre, ni venir en déduction des moyens mobilisés pour relever les défis du changement climatique. Actuellement, la tendance est de tout mettre dans la même enveloppe ; or les crédits de l'Aide publique au développement française ne cessent de diminuer depuis 2011. Les orientations budgétaires des différents gouvernements qui se sont succédé nous ont ramenés dix ans en arrière en matière de solidarité internationale. En 2014, l'engagement français n'atteignait plus que 0,36 % du Revenu national brut (RNB). Le Royaume-Uni a pour sa part atteint l'objectif de 0,7 % de son RNB.
Le vote de la prochaine loi de finances devra être l'occasion, pour la France, de montrer concrètement son engagement dans la lutte contre l'extrême pauvreté, la réduction des inégalités et la lutte contre le changement climatique. Une taxe sur les transactions financières, additionnelle à l'aide publique au développement, pourrait constituer une des sources de financements à retenir.
Les quatre parlementaires qui se sont rendus à Madagascar sont convenus de rédiger une tribune pour relater leur voyage et alerter sur ces défis. Cette tribune a été publiée sur le site du journal Le Monde. Un autre de nos engagements consistait à faire une restitution des enseignements de notre mission auprès de Care France : c'est chose faite depuis la semaine dernière. Nous souhaitons aussi faire progresser la prise de conscience au Sénat. Tel est l'objet de cette réunion pour laquelle je vous avais sollicitée, madame la présidente. Je vous remercie de votre attention.
Cher collègue, souhaitez-vous compléter le propos de Brigitte Gonthier-Maurin ?
Merci, Madame la présidente. En effet, le constat auquel nous sommes parvenus est à la fois terrible et accablant. Comment une population en augmentation, mais dont les ressources restent identiques, voire régressent, qui n'a pas accès à l'énergie et qui est privée de tout moyen, puisque l'aide publique au développement mobilisée pour ce pays a baissé de 250 millions d'euros, comment cette population, donc, peut-elle survivre ? C'est la question que l'on ne peut que se poser au retour d'une mission comme celle que nous avons effectuée à Madagascar. Certes, la précarité ne concerne pas les dirigeants...
Ce qui m'a frappé aussi, il faut en parler absolument, est l'ampleur de la déforestation qui touche Madagascar.
Brigitte Gonthier-Maurin a évoqué quelques pistes pour améliorer la situation. Les solutions résident aussi dans la mobilisation des populations, et plus particulièrement des femmes. J'ai été frappé par la mobilisation des plus jeunes dans les villages que nous avons traversés. Mais malgré cela on ressent un sentiment à la fois d'impuissance et de résignation.
Une conclusion s'est imposée à moi : le dérèglement climatique n'est pas une vue de l'esprit à Madagascar, où la saison des pluies a été rallongée d'un mois. Les cyclones sont désormais d'une fréquence et d'une densité démultipliées. Ils s'arrêtent fin mai au lieu de fin avril : ce décalage a des conséquences sur le semis du riz, qui n'est plus possible aujourd'hui. Cela remet en cause toute une production, une manière de vivre...
Je voudrais dire aussi que nous avons eu des échanges très riches avec une population dont nous avons pu observer la grande dignité. Nous n'avons pas constaté de mendicité, par exemple. Cette mission m'a convaincu que l'on doit absolument contribuer, chacun à son niveau, à essayer d'améliorer la situation dans ce pays et tant d'autres.
On pourrait dire que cela ne nous regarde pas : c'est un risque, en effet. Un souvenir me revient : nous avons visité un village qui avait été complètement inondé. Les poules et les poulets avaient été noyés. La population a décidé d'élever des canards, espèce adaptée à l'eau. Or il faut savoir que les canards sont plus sensibles à la grippe aviaire ! Voilà un exemple de processus dramatique en chaîne auquel ce pays est confronté. On ne peut y être indifférent !
[Le documentaire réalisé par Care (La pépinière de la forêt), sur la dynamique des microcrédits développée par le biais d'associations villageoises d'épargne et de crédit, est projeté.]
C'est une belle histoire ! Ce documentaire mériterait d'être mis en valeur. Quelle est la mise de fonds effectuée par ces femmes quand elles mettent en place ces associations villageoises ?
Elles mettent en commun le peu qu'elles ont. Vous l'avez vu, les sommes sont extrêmement modiques.
Je voudrais dire aussi que Care développe une déontologie très remarquable : par exemple, quand l'ONG peut se désengager au profit d'un Malgache, c'est généralement la solution retenue.
L'action des ONG sur le terrain est très importante. Nous avons rencontré au cours de cette mission Médecins du monde : confrontés à une épidémie de polyo, ils ont dû distribuer onze millions de vaccins en dix jours...
Des ONG apprennent aux femmes à concevoir pour leur entourage un repas équilibré par jour, de préférence au riz qui, comme je le disais tout à l'heure, ne peut satisfaire tous les besoins quotidiens. Il faut savoir que la faim est tellement prégnante qu'elle a des conséquences sur le lien mère-enfant, que des associations aident à reconstruire.
Malgré le développement du tourisme à Madagascar, il semblerait que l'on ait peu d'informations, finalement, sur la situation telle que vous la décrivez. On n'imagine pas un tel dénuement.
Notre voyage d'études avait pour thème les changements climatiques sous l'angle des femmes, ce qui nous a fait aborder les problèmes de l'agriculture et du crédit. En revanche, nous n'avons pas accédé aux zones touristiques.
Le tourisme à Madagascar est surtout localisé dans l'île de Nosy Be, dans le nord, où est concentré le tourisme de masse. On y retrouve d'ailleurs les questions de prostitution et de trafic d'enfants qui faisaient l'objet de la précédente audition. Mais il existe aussi, à Madagascar, un tourisme de découverte.
En effet, j'ai entendu parler d'un tourisme, plus authentique certainement que celui que vous décrivez à Nosy Be, et qui donne lieu à des séjours relativement longs, dans des conditions plutôt rustiques, et axés par exemple sur des activités comme la pêche. D'après les impressions de voyageurs dont j'ai pu avoir connaissance, il ne me semble pas que le dénuement que vous avez décrit ait été ressenti.
J'ai le sentiment que la population malgache est très pudique. Comme je le disais tout à l'heure, nous n'avons pas observé de mendicité, par exemple.
En effet, je le confirme. Mais cette impression de misère est très forte : par exemple, dans la capitale, nous avons vu des enfants qui vivaient tout près d'un canal envahi par des immondices. C'était une vision très poignante... Il s'agit là, j'en suis convaincue, d'une vraie « bombe à retardement » !
En effet, ce constat d'une urbanisation non maîtrisée, on le retrouve partout dans le monde en développement.
Mes chers collègues, je vous remercie de nous avoir faire partager cette expérience qui confirme combien le travail de terrain effectué par Care pour les femmes est important et doit être mis en valeur par notre délégation.
* 1 Le Congo, la Corée du Sud, l'Iran, le Japon, le Pakistan, la Somalie, le Soudan et le Yémen n'ont pas ratifié ce protocole. La République tchèque n'a pas ratifié la convention du Conseil de l'Europe.