Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 23 novembre 2015 à 10h00
Loi de finances pour 2016 — Article 15 priorité

Christiane Taubira, garde des sceaux :

Monsieur le président, par respect pour les intervenants, je souhaite apporter quelques éléments de réponse aux interrogations soulevées.

Monsieur Détraigne, vous avez rappelé que 16 % de la profession effectuait 84 % des missions d’aide juridictionnelle. Vous avez évoqué, comme hypothèse, la possibilité de contraindre l’ensemble de la profession à prendre en charge des dossiers d’aide juridictionnelle. Je rappelle que le principe d’une telle obligation est en effet inscrit dans la loi de 1991 relative à l’aide juridique.

Nous avons examiné la situation. Depuis près de trois ans, j’indique que deux hypothèses sont concevables de mon point de vue.

La première consiste, conformément à la loi, à répartir les dossiers d’aide juridictionnelle sur l’ensemble de la profession. Cette idée ne me paraît cependant guère praticable. En effet, parmi les cabinets d’avocats qui ne prennent en charge aucun dossier d’aide juridictionnelle figurent des cabinets n’ayant objectivement pas à le faire. Par exemple, l’intervention de cabinets spécialisés dans le droit des affaires, la fiducie, le conseil fiscal ou le conseil en droit international risquerait plutôt de désorganiser le système. La spécialisation des cabinets est une caractéristique propre à la profession, et il ne me semble pas concevable d’imposer à des cabinets très spécialisés d’intervenir au titre de l’aide judiciaire.

En revanche, la seconde hypothèse consiste à demander une contribution à ces cabinets spécialisés. Je dois dire que la plupart des grands cabinets que nous avons pu rencontrer à ce propos ont exprimé leur accord de principe, mais les représentants de la profession, de façon constante, s’y sont déclarés opposés.

Vous avez évoqué ensuite la démographie de la profession. Effectivement, chaque année, deux mille nouveaux avocats s’inscrivent au barreau : ce chiffre est considérable et il induit une précarisation d’une partie de la profession.

Dans les mêmes territoires, on peut trouver des cabinets très prospères, mais aussi des avocats aux revenus très précaires. Pour autant, il faut préserver la noblesse de la profession dans sa totalité et de tous les métiers qu’elle recouvre.

La question du numerus clausus a été posée et examinée. Bien que la profession ne l’exclue pas, cela ne me paraît pas très simple à envisager.

Nous avons été très vigilants lors des débats sur la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Sans doute vous souvenez-vous, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’une partie de la profession réclamait alors la création d’un statut de l’avocat en entreprise, dont l’une des conséquences aurait été l’accession, en quelques mois, de 13 000 juristes d’entreprise à la profession d’avocat.

Notre vigilance a été récompensée. Certes, nous admettons – je l’ai dit à haute voix – qu’il y a lieu de prévoir un statut d’avocat en entreprise, sachant que celui-ci ne concernera, en hypothèse haute, que 500 professionnels environ. Or il n’y a pas lieu de risquer de déstabiliser une profession comptant 60 000 avocats pour assurer un statut à 500 personnes !

Le statut de l’avocat en entreprise soulève des questions de fond essentielles – le secret professionnel, la subordination par rapport à l’employeur, l’autorisation, ou non, de plaider –, qui sont consubstantielles à la profession d’avocat elle-même. Ce sujet n’est donc pas mineur, et il convient de le traiter correctement.

M. le rapporteur général et M. Dallier ont également évoqué la contribution des avocats au financement de l’aide juridictionnelle et la taxe de 35 euros due par les justiciables pour ester en justice.

Vous avez dit, monsieur Dallier, que cette taxe ne faisait hurler personne. Mais ceux à qui cette taxe faisait mal, précisément, ne pouvaient pas hurler...

Nous nous sommes en effet rendu compte que cette taxe avait induit une diminution de l’accès au droit et à la justice, laquelle a pu atteindre jusqu’à 10 % dans certains territoires. Or ce recul avait vocation à s’aggraver du fait de la fragilisation de la situation économique générale.

C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à supprimer cette taxe, laquelle rapportait 60 millions d’euros qui servaient à abonder l’aide juridictionnelle. En la supprimant, nous avons compensé cette perte et abonder à due concurrence le budget de l’aide juridictionnelle.

L’augmentation du budget de l’aide juridictionnelle à laquelle nous avons procédé depuis notre arrivée aux affaires inclut donc ces 60 millions d’euros, lesquels sont « invisibles » puisqu’il s’agit de la compensation d’une ressource à laquelle nous avons renoncé.

L’effort consacré par le Gouvernement à ce budget depuis 2012 est donc important.

J’en viens à l’intervention de M. Bocquet, non sans avoir remercié Richard Yung pour son soutien et les clarifications qu’il a apportées.

Monsieur le sénateur, je veux bien assumer, au nom du la continuité de l’État, le passif du mépris qui a pu être affiché, en d’autres temps, vis-à-vis de ces professionnels. Toutefois, il n’existe aucune trace, aucune preuve, aucun élément, que ce soit dans nos attitudes, nos paroles ou nos actes, de la moindre marque de mépris de la part du Gouvernement à l’égard de la profession d’avocat.

Nous aurions pu faire la réforme tout seuls, car cela relève de la responsabilité de l’État. Nous avons choisi de procéder autrement. Entamer des discussions dans le respect, la franchise, la transparence et la loyauté, cela prend du temps ! Je peux en témoigner, car cela fait trois ans que nous rencontrons régulièrement les avocats et discutons avec eux. Il y a d’ailleurs eu des progrès.

À la mi-septembre, les choses étaient calées. Pourtant, trois jours avant la présentation du projet de loi de finances, les avocats ont expliqué qu’ils n’étaient plus d’accord avec les mesures qu’ils avaient précédemment approuvées. C’est leur droit !

Le système étant à bout de souffle, et donc en danger, nous aurions pu, je le redis, décider de mener cette réforme sans consulter la profession. Or nous la consultons scrupuleusement depuis trois ans !

Il n’y a jamais eu aucune marque de mépris de notre part à l’endroit des avocats. En outre, nous sommes très attentifs aux informations les concernant qui nous sont transmises par les parlementaires.

Cette politique n’est donc pas seulement budgétaire, c’est aussi une politique d’accès au droit, fondée sur un principe de solidarité que nous voulons pérenniser.

Je vous remercie tous pour vos interventions, qui montrent à quel point vous maîtrisez ce sujet. Vous l’abordez à sa hauteur et à sa mesure, c’est-à-dire comme un instrument de politique publique essentiel en termes d’accès au droit, ce qui est pour nous un souci majeur. Notre préoccupation est d’autant plus légitime que, du fait des difficultés économiques actuelles, nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à se retrouver en situation de fragilité et à avoir besoin du soutien de l’État pour accéder au droit et à la justice.

Je vous remercie donc, mesdames, messieurs les sénateurs, du soutien que vous apporterez à l’amendement du Gouvernement.

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