Madame la présidente, messieurs les secrétaires d’État, mes chers collègues, la gravité des attentats qui ont durement frappé la France le 13 novembre dernier exige de notre part un discours de vérité et un débat honnête sur notre intervention en Syrie. Il y va là de notre responsabilité vis-à-vis des Françaises et des Français. Nous devons nous poser les véritables questions, afin d’éviter une importation des tensions.
Je tiens une nouvelle fois, au nom de l’ensemble du groupe écologiste du Sénat, à exprimer notre effroi et notre profonde tristesse à la suite des attaques qui ont meurtri notre pays. Toutes nos pensées vont vers les victimes, leurs familles, leurs proches et vers les très nombreux blessés. Nous souhaitons également saluer le courage et l’engagement dont font preuve nos soldats et policiers partout où ils interviennent.
« La France est en guerre » : c’est par ces mots que le Président de la République a commencé son intervention devant le Congrès le 16 novembre dernier. Si nous, écologistes, souscrivons bien évidemment à l’impératif de combattre l’organisation obscurantiste et barbare qu’est Daech, nous pensons que cette expression mérite d’être nuancée. Précisément, nous sommes dans une guerre asymétrique. Nous combattons non pas un État, mais un groupe terroriste qui commet des actes de guerre.
Plus encore, « être en guerre », comme le déclare monsieur le ministre des affaires étrangères, c’est aussi avoir une approche à long terme et globale, et pas seulement une stratégie militaire court-termiste, comme cela semble être malheureusement le cas.
À ce sujet, je me permettrai un bref rappel des conséquences de l’intervention en Libye.
Il s’agit non pas de dire que le maintien d’un dictateur en place était favorable, loin de là, mais de manière très pragmatique et réaliste, de faire un bilan objectif sur l’avant et l’après de notre intervention militaire en Libye.
C’est désormais un État failli et une base arrière du terrorisme international qui gît de l’autre côté de la Méditerranée. Toute la zone s’en est trouvée déstabilisée et le chaos régnant au Mali en découle directement. En outre, sous nos yeux, la Libye devient un autre fief de Daech : le nombre de ses combattants dans ce pays, qui était estimé entre 4 000 et 5 000, serait en train d’exploser.
Sommes-nous en train de reproduire les erreurs du passé ? C’est précisément le manque de clarté de la politique étrangère française dans la région que nous dénonçons. L’absence de vision globale et régionale ces derniers mois nous a empêchés d’endiguer une crise qui n’a fait que s’aggraver.
En effet, nous nous sommes engagés dans l’urgence, en occultant toute vision politique, contre une menace que nous avons pourtant vu grandir depuis trois ans sans rien dire. Or les écologistes considèrent que seule une approche politique et diplomatique sera à même d’assurer une résolution durable du conflit. Il s’agit là de la seule justification possible à toute intervention militaire.
Nous notons, avec inquiétude, depuis quelques années une surenchère guerrière dépourvue de toute approche à long terme. Au-delà de gagner la guerre, il s’agit surtout de gagner la paix, objectif infiniment plus difficile et éminemment plus délicat. Les conflits d’aujourd’hui ne peuvent être réduits à une seule approche sécuritaire, comme c’est trop souvent le cas. Une guerre n’est vraiment gagnée que si la paix est préparée au travers de processus d’assistance, de stabilisation et de reconstruction, avec l’ensemble des populations concernées.
De surcroît, nous nous attaquons aux effets plutôt qu’aux causes. Daech est dénoncé comme étant l’ennemi, mais nous refusons de nous attarder sur ce qui l’a créé et sur ce qui l’entretient.
Nous en voulons pour preuve les nombreuses questions que nous posions déjà au mois de janvier dernier : d’où vient l’armement ? D’où vient le financement ? Qui sont les intermédiaires ? Qui sont les clients ?
La coalition internationale doit répondre clairement à ces questions au travers d’une action concertée et transparente. Quels sont les contours du trafic illégal de pétrole mis en place par Daech ? Qui y participe ?
Selon un rapport du Congrès américain, Daech devrait encaisser près de 2 milliards de dollars en 2015, dont 1, 5 milliard de dollars sont dus à la vente de pétrole. Nous aurions dû viser les camions-citernes et les puits de pétrole depuis des mois. Pourquoi avons-nous tant tardé ?
Pourquoi avons-nous tant attendu pour renforcer les moyens de la cellule TRACFIN – traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins – de Bercy ? Comment prétendre mener une politique étrangère rationnelle sans s’attaquer au cœur du problème ? Nous avons déjà perdu trop de temps !
Face à ce constat, si nous notons un virage stratégique annoncé lors du Congrès par le Président de la République, ce virage nous paraît timoré, mais surtout éminemment tardif tant les défis restent nombreux.
C’est pourquoi la France ne peut plus être la seule à se mobiliser, notamment à l’échelon européen. Ce conflit est une nouvelle fois la preuve de l’absence criante d’une défense européenne, ce que nous regrettons depuis le début. Si nous saluons l’initiative française d’invoquer l’article 42, alinéa 7, du traité de Lisbonne, nous restons toutefois prudents quant aux réels effets qui en découleront.
Force est de le constater, la France est bien isolée en Syrie et un nombre réduit de pays européens effectue des frappes en Irak. C’est ainsi que nous nous exposons à une importation du conflit, à l’image des terribles attentats qui ont frappé la France voilà un peu plus d’une semaine. Prétendre que c’est uniquement notre mode de vie qui a été visé est une insulte à toutes les autres victimes de Daech et du terrorisme partout dans le monde.
Si la France est la cible d’attentats, ce n’est pas à cause de ses salles de spectacles, de ses terrasses ou de ses stades. C’est surtout parce qu’elle est le pays européen le plus impliqué dans les bombardements en Syrie et contre les positions stratégiques de Daech.
Malgré cela, nous continuons, dans une logique de légitime défense, à intensifier nos frappes depuis une semaine. Or, chaque fois que nous frappons, les soutiens sur le terrain et l’afflux de combattants vers Daech ne font qu’accroître. Aussi précises soient-elles, les frappes aériennes provoquent irrémédiablement des victimes civiles, et ce d’autant plus que le renseignement au sol fait défaut. Pourtant, ce dernier est le seul moyen de limiter les dégâts collatéraux.
Alors que nous ne disposons que de moyens militaires limités, nous nous retrouvons particulièrement exposés. Depuis le début de la campagne, seulement 5 % des bombardements ont été effectués par la France et l’arrivée sur zone du porte-avions Charles de Gaulle permettra une augmentation toute relative de notre force de frappe. Nous devons faire coïncider nos moyens avec nos objectifs, messieurs les secrétaires d’État.
C’est pourquoi une intervention dans le cadre d’une coalition internationale renforcée est une impérieuse nécessité.
Toutefois, il aurait peut-être fallu attendre la fin des diverses rencontres bilatérales menées par le Président de la République cette semaine pour connaître la position de chacun et avoir ainsi un débat éclairé.
Nous rappelons que l’action de la coalition doit impérativement se placer dans le cadre de la légalité internationale. Toute entorse à ce principe fondamental serait non seulement un non-sens au regard des valeurs que nous portons, mais surtout une faute grave en ce qu’elle porterait atteinte à toute l’architecture du droit international, ce qui finira un jour par se retourner contre nous, eu égard au basculement des pôles d’influence.
Nous devons également reconnaître que, au Moyen-Orient, particulièrement en Syrie, les membres de la coalition ont chacun leur agenda et leurs intérêts économiques, militaires, stratégiques ou géopolitiques, ce qui, de fait, met à mal la cohérence de notre action et – il faut le dire franchement – est loin d’assurer les intérêts du peuple syrien dans son ensemble. J’en veux pour preuve le regrettable incident turco-russe qui s’est produit hier.
Ainsi, il nous faut clairement définir notre position vis-à-vis de l’ensemble des pays de la région.
Comment concilier à terme les vues antagonistes de la Turquie et de la Russie à l’égard du pouvoir syrien ? Comment parer l’instrumentalisation de la lutte contre Daech de la part de la Turquie pour s’en prendre à la minorité kurde ? Quelle attitude adopter face à l’Iran, puissance régionale majeure, et avec qui – il faut bien le constater – nous avons un ennemi commun ? Quelle stratégie doit-on avoir à l’égard des pays du Golfe, afin que ces derniers s’intègrent de manière cohérente dans une résolution du conflit à l’échelon régional ? Le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël et aux pays du Golfe n’est-il pas en contradiction avec la conclusion d’un accord global ?
Mais surtout, messieurs les secrétaires d’État, concrètement, quels sont nos intérêts? Que faisons-nous là-bas ? Pour quels objectifs et quels projets ?
Enfin, nous le savons, les frappes aériennes sans intervention au sol seront vaines.
Si les écologistes s’opposent à un envoi de troupes françaises au sol, ils reconnaissent toutefois qu’il faut s’appuyer sur les acteurs régionaux. Force est de le constater, pour l’instant, seuls sont parties prenantes au conflit les peshmergas et le Hezbollah – considérés comme des organisations terroristes par l’ONU –, ainsi que l’armée régulière syrienne et une myriade d’organisations plus ou moins recommandables. Face à cela, que faisons-nous, messieurs les secrétaires d’État ?
Enfin, définir notre stratégie militaire est une chose, mais, hormis cette réplique militaire, que proposons-nous concrètement en réponse aux 220 000 morts enregistrées depuis le début du conflit et aux 10 millions de Syriens ayant fui leur pays ?
La question du départ, à plus ou moins long terme, de Bachar al-Assad devra ainsi se poser dans le cadre du plan russe qui propose une transition politique étalée sur dix-huit mois. En effet, tout en encourageant le soulèvement de la population, nous avons laissé l’opposition livrée à elle-même, et aucun relais démocratique solide n’existe aujourd’hui sur le terrain. Qu’en est-il donc de cette transition que nous appelons tous de nos vœux ?
Pour ce faire, les écologistes considèrent que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes doit être la pierre angulaire de la reconstruction de la région. Effectivement, c’est à travers une administration des territoires locale et respectueuse des particularités que la région sera à même de réparer les erreurs du passé et, surtout, de limiter les risques de résurgence de conflits.
Nous devons donc encourager un accord régional avec toutes les grandes puissances. Cela passe nécessairement par la résolution du conflit israélo-palestinien, un élément d’instabilité qui n’a que trop duré et qui exacerbe les extrêmes. En outre, il faudra que la France propose une réponse claire à propos de la question kurde.
Nous le constatons, mes chers collègues, les questions et les défis sont encore nombreux et complexes ; l’intervention militaire, qui n’est qu’un aspect de la réponse à leur apporter, ne doit en aucun cas nous acquitter d’une réflexion en profondeur sur notre politique étrangère. Celle-ci ne peut en effet pas se limiter à la vente d’armes et d’avions qui se retrouvent entre les mains de l’ensemble des belligérants.
Ainsi, messieurs les secrétaires d’État, les écologistes dans leur majorité soutiennent la poursuite des frappes aériennes en Syrie, tout en exprimant un certain nombre de réserves et en réaffirmant la nécessité, dans un monde complexe où règnent les interdépendances, d’une approche globale et multidimensionnelle.