Il faut néanmoins regretter que, pour l'essentiel, c'est une conception de la recherche en totale contradiction avec les états généraux de Grenoble qui prévaut dans ce projet de loi de programme : la rentabilité à court terme de la recherche, le soutien public à la recherche privée sont privilégiés ; l'innovation et la recherche appliquée à finalité industrielle deviennent prioritaires. Pire encore, cette logique utilitariste met à mal la recherche fondamentale, qui, pourtant, est à l'origine des découvertes et des savoirs de demain.
En choisissant de ne pas écouter la communauté scientifique, le Gouvernement prend le risque de nuire au rayonnement international de la France pour les années à venir. En faisant preuve d'une extrême frilosité, il compromet gravement nos chances de parvenir à l'objectif de Lisbonne. Il est pourtant indispensable que la France, tout comme l'ensemble des membres de l'Union européenne, investisse massivement dans la recherche : il en va de son indépendance technologique. Dans un monde en perpétuelle évolution, sans cesse confronté à de nouveaux défis, que peut être l'avenir d'un pays qui n'aurait pas su investir dans la « matière grise » ?
Nul ne saurait se priver d'une éducation et d'une recherche fortes. Si le préambule du projet de loi de programme reconnaît cette évidence, il faut toutefois constater que le « pacte de la nation avec sa recherche » relève surtout de la déclaration d'intention dès lors que la partie législative du texte ne contient aucune disposition d'ampleur.
Il est par ailleurs regrettable que le Gouvernement ait opté pour une attitude de défiance à l'égard des chercheurs. Dans un souci d'efficacité et de transparence, ils préconisaient la mise en place d'une représentation démocratique de la communauté scientifique dans des structures telles que le Haut conseil de la science et de la technologie ou l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur.
Cette recommandation est restée lettre morte puisque le pilotage de l'État sur la recherche est, au contraire, largement renforcé, le choix des représentants de la communauté scientifique étant soumis à la seule décision des responsables politiques. La France aurait-elle à craindre d'une organisation réellement démocratique de son système de recherche nationale ? En soumettant le choix des scientifiques, membres des instances décisionnelles ou consultatives, au pouvoir politique, ne va-t-on pas encourager une espèce de spoil system éminemment nuisible à la continuité des projets et des équipes dont la recherche a besoin ?
La communauté scientifique attendait une loi d'orientation et de programmation ambitieuse qui aurait permis d'appréhender sereinement les années à venir. Dans cet esprit, les chercheurs, tout comme le Conseil économique et social ou de nombreux parlementaires, souhaitaient que soit définie une politique de l'emploi scientifique. Le texte final ne répond malheureusement pas à cette exigence : aucun plan pluriannuel de l'emploi statutaire n'y figure. De même, le projet de loi n'offre aucune perspective d'avenir aux jeunes qui, en majorité, boudent les filières scientifiques. Un signal fort aurait pourtant dû leur être adressé.
A contrario, la jeunesse assiste à la montée en puissance des emplois précaires. Le recours de plus en plus fréquent aux CDD créés pour répondre aux contrats de recherche de l'ANR et la levée de la limite d'âge pour les chargés de recherche de 2ème classe vont encore retarder l'âge moyen de recrutement des jeunes chercheurs, qui est déjà, en moyenne, de trente-trois ans.
Se pose une question plus générale : peut-on vraiment croire que l'absence de sécurité de l'emploi, dans la recherche comme dans d'autres secteurs d'activité, peut inciter nos jeunes concitoyens à s'orienter vers de longues études ? Alors que les médias témoignent régulièrement des difficultés rencontrées par les jeunes docteurs qui connaissent souvent quatre à cinq ans de précarité après la thèse, comment espère-t-on enrayer la désaffection pour les emplois scientifiques ?
Ce ne sont ni les salaires en début de carrière, ni le manque d'attractivité des carrières elles-mêmes qui encourageront les étudiants à s'orienter vers le doctorat et à s'engager dans le secteur public de la recherche.
Les besoins sont pourtant immenses. Faut-il rappeler que les universités et les organismes de recherche connaîtront des départs en retraite massifs dans les toutes prochaines années ?
Qui plus est, pour atteindre l'objectif de Lisbonne, la France devrait recruter quelque 100.000 chercheurs de plus. Pour parvenir à cet effectif, il faudrait accroître de 50 % le nombre annuel de doctorants.
Il est grand temps de créer les conditions pour que les jeunes se dirigent de nouveau vers les carrières scientifiques, d'autant que l'on sait, grâce à des études de l'Inspection générale de l'éducation nationale et de la recherche, l'IGENR, qu'une forte pénurie de docteurs se profile, notamment en chimie, biologie ou sciences de la terre.
Les projections réalisées par l'Inspection générale démontrent qu'en 2010, pour assurer la pérennité de l'enseignement supérieur, en maintenant le nombre de postes existant aujourd'hui, il faudra recruter 90 % des candidats en chimie, 87 % en sciences de la terre, 69 % en sciences de la vie, 55 % en mathématiques et informatique, 49% en sciences de l'homme et 27% en sciences sociales. Autant dire que la qualité du recrutement risque d'être sérieusement affectée ! Il apparaît donc urgent de recruter dès maintenant, d'autant qu'il existe un vivier important de jeunes chercheurs sans poste, voire sans emploi, ou expatriés à l'étranger.
Parallèlement, pour combattre résolument la désaffection des jeunes pour les filières scientifiques, il convient d'établir un plan pluriannuel de l'emploi qui démontrerait que des débouchés existent et existeront pour les titulaires d'un doctorat, non seulement dans l'enseignement supérieur et la recherche, mais aussi dans le secteur privé et dans les administrations. C'est ainsi que l'on pourra créer le vivier de docteurs essentiel à l'avenir de la recherche nationale. Pour pouvoir accéder à ce diplôme, il est nécessaire d'augmenter considérablement le nombre d'allocations de recherche et de revaloriser leur montant en les indexant sur le SMIC.
En amont, le niveau de qualification dans le pays doit être accru. L'État devrait engager en ce sens un effort considérable en direction des universités. Il faudrait en outre prévenir le déficit prévisible de nombreuses disciplines en prenant en charge, très tôt, dans la scolarité, le coût des études des élèves des milieux modestes qui choisiront ces filières. Assurer l'avenir de notre système de recherche implique également de s'attaquer résolument à l'échec scolaire à tous les niveaux, de favoriser l'accès aux études supérieures pour les catégories défavorisées, de développer la place des femmes dans les sciences.
La démocratisation des études n'est pas seulement une nécessité de justice sociale, elle est aussi la condition sine qua non pour que notre société progresse grâce à la découverte et au partage de nouvelles connaissances et de nouveaux savoirs.
Cela étant, le manque d'ambition du projet de loi de programme se traduit par la faiblesse des moyens consacrés à la recherche. Compte tenu de l'inflation, les crédits ne connaîtront aucune augmentation dans les années à venir. Pour éviter une stagnation des moyens peu compatible avec l'objectif de Lisbonne, nombreux sont ceux qui souhaitaient, y compris au sein de cette assemblée, que les montants des crédits affectés à la recherche soient exprimés en euros constants. Vous avez choisi, monsieur le ministre, de ne pas entendre cette recommandation.
Les dernières lois de finances ont, par ailleurs, démontré qu'une nouvelle répartition des moyens visait à faire de l'ANR l'acteur central du futur système national de recherche. L'Agence voit ainsi ses crédits augmenter considérablement alors que les universités et les organismes en charge de la recherche fondamentale sont amenés à gérer la pénurie. L'appareil de recherche est ainsi progressivement réorganisé de manière à développer prioritairement la recherche appliquée à finalité industrielle, l'ANR, dépourvue de tout conseil scientifique représentatif de la communauté scientifique, devenant le principal pourvoyeur de fonds pour des projets économiquement rentables.
Cette refonte en profondeur de l'appareil de recherche est complétée par la création de pôles de compétitivité, de nouvelles structures de droit privé regroupant les pôles d'excellence des universités, des organismes publics et les entreprises. Par un tour de passe-passe, les « campus de recherche », rejetés par une large majorité de chercheurs, reviennent sous une nouvelle forme : les « réseaux thématiques de recherche avancée ». Au-delà des intitulés, c'est le même type de structure qui refait surface privant les établissements publics non seulement d'une partie de leurs financements, mais également de leurs équipes les plus en pointe. Les sciences humaines et sociales comme l'ensemble des disciplines littéraires existeront-elles demain dès lors que, du fait de leur nature même, elles n'auront que peu de chances d'être intégrées dans des structures unissant des acteurs publics et privés ?
Désormais, il apparaît clairement que le Gouvernement souhaite privilégier le soutien public à la recherche privée via l'ANR, l'Agence pour l'innovation industrielle richement dotée, et la reconduction des dispositifs d'incitation fiscale comme le crédit d'impôt recherche.
S'agissant de ces aides et tout particulièrement des dégrèvements d'impôt - 1, 7 milliard d'euros en 2010 - on pourrait s'interroger sur la réalité de leur effet d'entraînement sur la recherche privée, sauf pour les PME. On pourrait les maintenir pour développer la recherche, mais à moindre niveau, à condition de les accompagner de critères d'attribution en termes d'emploi, de coopération, de formation, de contrôle et d'évaluation de leur efficacité et en ayant conscience que la recherche privée ne se développera que si elle est adossée à une solide recherche fondamentale.
J'ajouterai que, dans la définition qu'en donne le projet de loi, l'évaluation ne répond pas aux attentes des acteurs de la recherche. Ces derniers souhaitaient que l'évaluation soit effectuée par leurs pairs, de façon collégiale, indépendante et transparente. Or les membres du conseil de l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, nommés par décret, sont donc soumis au choix de l'autorité politique. On peut se demander si cette dernière est la mieux placée pour apprécier les critères scientifiques auxquels doivent répondre les membres du conseil.
Ce même conseil nomme les membres des sections de l'agence. C'est donc tout l'équilibre entre évaluateurs élus et nommés qui est remis en cause. La mainmise de l'autorité politique sur l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, l'AERES, contribuera-t-elle à développer les capacités d'initiative des structures et des acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche ? Personnellement, j'en doute !
Par ailleurs les modes d'évaluation demeurent flous. Dans la logique utilitariste qui sous-tend le texte final il est à craindre que l'évaluation ne se réduise à des procédures normatives, fondées sur les seuls critères bibliométriques.
Monsieur le ministre, ce projet de loi de programme met en péril la position de notre pays dans le monde et, de fait, affaiblira demain la recherche européenne, dont nous sommes l'un des maillons. Pourtant n'y avait-il pas lieu de proposer à nos partenaires de l'Union européenne de participer plus résolument à la construction de l'Europe de la recherche ?
À l'heure où les grands défis scientifiques contemporains nécessitent de fédérer les énergies, de mettre en commun tant les connaissances que les moyens, le projet de loi de programme ne devrait-il pas intégrer les questions relatives à l'espace européen de la recherche, à la création de l'Agence européenne de la recherche ? La France doit-elle se contenter de rester à la marge de l'Europe de la recherche ?
Avant de conclure, je m'attarderai sur la situation du CNRS, ...