Intervention de Amiral Hervé Bléjean

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 décembre 2015 à 9h35
Lutte contre les trafics d'êtres humains en méditerranée — Audition de M. Hervé Bléjean contre-amiral vice-commandant de l'opération militaire de l'union européenne dans la partie sud de la méditerranée centrale eunavfor med

Amiral Hervé Bléjean, vice-commandant de l'opération EUNAVFOR MED-Sophia :

J'occupe les fonctions de vice-commandant de l'opération Sophia, depuis fin juin, moment où cette opération a été lancée, pour faire suite à la décision du Conseil européen extraordinaire, le 20 avril, d'inscrire le problème migratoire dans un plan d'action en dix points, sous l'autorité de Mme Mogherini, Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. L'opération Sophia n'est qu'un des points de ce plan d'action. Son objectif premier est d'empêcher la perte de vies humaines. Il s'agit de compléter Frontex ou Mare Nostrum, qui sont des opérations de sauvetage et de recueil des migrants, par une opération de lutte contre les réseaux criminels qui favorisent la migration irrégulière, en s'attaquant à leurs moyens et en appréhendant, en arrêtant et en traitant en justice les présumés passeurs et trafiquants d'êtres humains. Bien sûr, le recueil et le sauvetage en mer des migrants restent une obligation internationale et une responsabilité morale. À ce jour, nos navires ont recueilli plus de 6 800 migrants. Même si nous ne souhaitons pas que nos moyens soient consommés par ces opérations, elles constituent une source de renseignement précieuse, grâce aux témoignages des migrants.

La chaîne de commandement correspond au schéma classique mis en place pour toute opération européenne. Le Vice-Amiral Credendino, commandant de l'opération, reçoit ses directives du Comité politique et de sécurité de l'Union européenne, interlocuteur privilégié de Mme Mogherini. À Bruxelles, le Comité militaire de l'Union européenne et l'État-major de l'Union européenne nous apportent un soutien technique en assurant le rôle de charnière politico-militaire. Le commandement de l'opération est situé à Rome, dans les locaux du centre de commandement des opérations interarmées italien (CPCO). Notre État-major compte 165 membres, issus de vingt États membres différents. Le commandement est installé sur le navire amiral Garibaldi, qui a remplacé le Cavour, et comprend 65 personnes issues de douze États membres. Le commandement dispose de six navires - cinq, depuis que la frégate allemande Augsburg nous a quittés. Nous disposons également de trois avions de surveillance ou de patrouille maritimes, ainsi que de bases avancées.

L'opération est planifiée en trois phases. La première consistait à recueillir des renseignements sur l'organisation des réseaux. Depuis le 7 octobre, nous sommes entrés dans une deuxième phase, plus active, d'arraisonnement et de fouille des navires en haute mer. Le droit international nous interdit toutefois pour l'heure d'entrer dans les eaux territoriales libyennes. Si le cadre juridique évolue, il faudra être attentif au positionnement de nos navires car en étant plus visibles nous risquerions ainsi d'attirer les migrants qui préfèreraient nous rejoindre directement plutôt que de faire appel à des passeurs. Il faudra également être attentif à la menace générale et en particulier à celle que représente Daech, présent sur 200 kilomètres de côtes. La troisième phase de l'opération prévoit des actions ponctuelles à terre pour neutraliser les réseaux de passeurs au plus près.

Si l'opération Sophia utilise des moyens militaires, elle reste une opération de police : il s'agit de lutter contre des criminels, pas de combattre la Libye, ni de la mettre sous blocus. Notre mission se fait avec et pour la Libye. L'absence de victimes est un principe fondamental sur lequel nous n'avons pas de marge d'erreur.

La convention sur le droit de la mer de Montego Bay autorise les enquêtes de pavillon sur les navires qui ne battent pas pavillon. Cela se borne toutefois à vérifier les papiers. Si l'article 10 du Protocole de Palerme cite la lutte contre la migration irrégulière et contre les passeurs, il n'a pas valeur d'obligation, mais seulement d'encouragement... La résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité des Nations unies du 9 octobre 2015 est limitée à la haute-mer, mais plus précise en termes de droit d'action, ce qui libère une marge de manoeuvre pour un certain nombre d'États membres qui ne disposaient pas d'une loi nationale sur l'action en mer.

Nous ne pourrons entrer dans l'espace de souveraineté libyen que si nous y sommes invités par une autorité libyenne internationalement reconnue, qui ne pourra donc être ni le gouvernement de Tobrouk, ni celui de Tripoli. L'espoir réside dans la constitution d'un gouvernement d'unité nationale. Cette invitation devra être doublée d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui nous autorise à intervenir, sur le modèle de ce qui s'était fait en Somalie.

Quant à la phase 3 d'action à terre, elle ne pourra être mise en oeuvre sans une coopération forte avec des forces armées et des forces de souveraineté libyennes ayant un fondement légal - qui reste à définir.

Au plus fort de notre activité en phase 2, nous disposions de neuf navires et de quatre avions de patrouille et de surveillance maritimes. Certains États membres consentent un effort considérable : la marine slovène met à notre disposition un de ses deux navires, le Luxembourg a affrété un avion de patrouille maritime. La France, deuxième contributeur en personnel au sein des États-majors, a également mis à notre disposition un Falcon 50 de la marine nationale. La frégate Courbet a participé à l'opération pendant deux mois, avec son équipage complet. Renforcé par un hélicoptère Panther et une équipe de commando, le Courbet a sauvé 80 migrants et a fait des merveilles en matière de recueil de renseignements. Encore une fois, la mise en oeuvre des phases 2 et 3 ne pourra se faire qu'avec la coopération des forces de souveraineté libyennes.

En 2015, la migration depuis la Libye est issue presque exclusivement d'Afrique, pour un tiers d'Afrique de l'Est, surtout de Somalie et d'Érythrée, et pour deux tiers d'Afrique de l'Ouest. Après avoir convergé vers des hubs en Libye, les migrants sont acheminés vers les côtes d'où ils partent pour une périlleuse aventure en mer. On sait que le trajet terrestre fait encore plus de victimes que la traversée. Depuis le début de l'année, 150 000 migrants ont quitté les côtes de Libye, 2 800 sont morts. Le flux migratoire qui emprunte la route des Balkans, entre la Turquie et la Grèce, a augmenté de 1 500 % cette année, alors qu'en 2014, 90 % des candidats à la migration passaient par la Libye. On ne compte plus de Syriens parmi les migrants de Méditerranée centrale : la majorité est désormais érythréenne. Les migrants venus d'Afrique de l'Est sont surtout des réfugiés, ceux qui arrivent de l'Ouest des migrants économiques. Tous ont en commun un désespoir - ou un rêve - suffisamment fort pour accepter un risque extrême. Le flux de migration entre le Maroc, l'Algérie et l'Espagne s'est tari : les coopérations mises en place ont porté leurs fruits.

Les Libyens n'empruntent pas cette route, sans doute parce que la situation économique de la Libye n'est pas si mauvaise : elle fait partie des cinq pays africains ayant le plus haut indice de développement, avec cette réserve cependant que sa capacité économique repose pour beaucoup sur le commerce illicite de la migration irrégulière qui représenterait, selon un chiffre qui reste à vérifier, 30 à 35 % des revenus du pays.

Même si la route égyptienne entre Alexandrie et l'Italie prend de l'importance, la majorité des départs se font depuis l'ouest de la Libye, de part et d'autre de Tripoli. Le sauvetage des migrants se fait à 90 % dans une zone qui touche les eaux territoriales libyennes. En effet, les passeurs n'organisent plus désormais de traversée jusqu'en Italie, mais une opération massive de sauvetage en mer, qui leur évite d'avoir à fournir suffisamment d'essence ou de nourriture pour gagner l'Italie : une traversée low cost, en quelque sorte. Ils chargent jusqu'à 450 personnes dans des embarcations faites pour n'en contenir que dix ou vingt. D'où des décès par étouffement. À l'est de Tripoli, les passeurs utilisent des canots pneumatiques qui embarquent jusqu'à 150 migrants. Ces embarcations sont toutes importées de manière légale. Peut-être serait-il efficace d'inscrire une clause dans la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour lutter contre ce commerce et tarir l'approvisionnement.

Une traversée en Méditerranée coûte en moyenne 1 500 euros par migrant ; la traversée terrestre, 2 000 euros. Un investisseur qui achète un bateau en bois pour 100 000 euros peut espérer 400 000 euros de bénéfice dès le premier voyage ! Le commerce de la migration irrégulière est si lucratif qu'il constitue la moitié du budget municipal de certaines localités. Il faudra proposer des économies de substitution pour satisfaire ceux qui auront perdu cette manne. D'autant que lorsque l'on brasse autant d'argent, tout le monde en bénéficie d'une manière ou d'une autre...

Des témoignages et des photos font état du mode d'action des réseaux. Nous avons pu identifier une filière où les passeurs escortaient l'embarcation des migrants jusqu'au lieu du sauvetage pour communiquer leur position exacte aux sauveteurs. Ces escortes s'aventuraient parfois dans les eaux internationales. Depuis le lancement de la phase 2, elles ne quittent plus les eaux territoriales de la Libye.

Lorsque les embarcations des migrants sont vidées, nous les récupérons et les détruisons systématiquement. Nous n'avons pas les moyens de les remorquer, et il s'agit d'éviter qu'elles soient réutilisées ou représentent un danger pour la navigation.

Le renseignement est une mission clé de l'opération Sophia. La France en est le deuxième pourvoyeur, le premier pour la connaissance de la sécurité des pays avoisinants et de la sécurité en Libye. Des lacunes demeurent : nous avons besoin de mieux comprendre ce qui se passe à terre, ce qui nécessite une plus forte coopération avec les forces libyennes. Il faudrait ainsi pouvoir identifier les embarcations qui sont utilisées pour des activités illicites de celles qui servent à la pêche ou au commerce, plutôt que de tout détruire et de mettre à mal l'économie locale de la Tripolitaine.

Nous travaillons avec les pays avoisinants et nous sommes rendus en Égypte, en Algérie, en Tunisie, en Turquie. Nous avons eu un premier contact avec des autorités libyennes, notamment des garde-côtes de Tripoli. Nous travaillons aussi avec les organisations européennes, au premier rang desquelles Frontex. Nous sommes complémentaires de l'opération Triton, dont la zone d'intervention se situe plus au nord et dont la vocation est le contrôle des frontières, non le démantèlement des réseaux. Nous travaillons avec l'Agence des Nations unies pour les réfugiés, qui fournit à nos équipages un paquet d'entraînement au recueil des migrants. Enfin, nous collaborons aussi avec des ONG comme Médecins sans frontière ou la Croix-Rouge. Souvent réticentes à s'afficher avec des militaires, elles partagent l'objectif de notre mission : éviter des pertes de vies humaines.

Nous avons ouvert le forum d'échanges Shared awareness and de-confliction (Shade) à l'image de ce qui se fait depuis six ans dans l'Océan indien. Regroupant les acteurs militaires, étatiques, civils, des représentants des pays contributeurs ou des États riverains, mais également des ONG, il devrait favoriser la mise en place d'outils concrets comme une ligne téléphonique d'urgence ou un site internet partagé.

Nous allons faire face à une période de creux hivernal. Les criminels sont concurrentiels, ils font de la publicité sur les réseaux sociaux : ils veillent donc à préserver leur image auprès de leurs éventuels clients et évitent de lancer leurs bateaux dans de trop mauvaises conditions de navigation.

Il nous restera à définir le cadre juridique de la phase suivante, notamment pour le traitement des présumés passeurs que nous appréhendons. Nous avons remis récemment 43 suspects aux autorités italiennes qui les ont transférés à la direction nationale anti-mafia. Dès lors que les conditions seront réunies pour que nous puissions entrer dans l'espace territorial libyen, que ferons-nous des passeurs que nous appréhenderons ? Encore faudrait-il que la justice libyenne existe pour que nous puissions les lui remettre... Si nous choisissons de les juger au sein d'un État membre, nous aurons besoin d'un accord de transfert entre la Libye et cet État. Nous pressons Bruxelles d'avancer sur cette question, car il n'y aura de résolution du conseil de sécurité de l'ONU qu'une fois que tous les outils seront en place.

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