Amiral Bléjean, nous sommes heureux de vous accueillir. Vos récents propos devant les représentants des parlements nationaux à Luxembourg à l'occasion de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), ont retenu l'attention de nos collègues européens.
La crise des migrants en Méditerranée est très préoccupante. Elle revêt une dimension humanitaire, car un grand nombre de migrants ont perdu la vie malgré les nombreuses opérations de sauvetage. Cette crise pose de manière aiguë la question de la lutte contre les trafics d'êtres humains et contre les passeurs qui abusent de l'extrême vulnérabilité des personnes. Elle souligne aussi l'enjeu crucial d'un contrôle effectif des frontières extérieures de l'espace Schengen. Notre commission des affaires européennes a suivi de près l'évolution de cette crise et les réponses que l'Union européenne a cherché à lui apporter. Nos rapporteurs Jean-Yves Leconte et André Reichardt nous en ont rendu compte.
L'opération Sophia a été lancée en juin 2015 pour lutter contre les passeurs et les trafiquants de migrants et mettre un terme à cette tragédie humaine. En quoi se distingue-t-elle des opérations précédentes ou en cours de l'agence Frontex ou de l'opération italienne Mare Nostrum ? Dans quel cadre juridique est-elle mise en oeuvre ? Quels sont les moyens militaires déployés pour cette opération ? Y a-t-il une implication effective des autres États membres ? Quelle feuille de route devez-vous mettre en oeuvre et comment articulez-vous les différentes priorités qui ont été retenues ? L'opération est dirigée par un militaire italien, le vice-amiral Credendino. Qu'en est-il de la chaîne de commandement ? Enfin, quelles sont les règles et les conditions d'utilisation de la force par les militaires engagés dans l'opération ?
Je voudrais tout d'abord excuser le président de la commission des Affaires étrangères, M. Jean-Pierre Raffarin, en déplacement à l'étranger. La réunion de nos deux commissions est une occasion rare, que justifie tout à fait l'opération Sophia. Lancée le 22 juin 2015, à la suite de la noyade en Méditerranée de 700 migrants le 18 avril 2015, au large de l'île de Lampedusa, elle a consisté dans sa première phase à collecter des renseignements sur les réseaux de passeurs de migrants établis notamment sur les côtes libyennes. Le 14 septembre dernier, les ministres des affaires européennes ont approuvé le lancement de la deuxième phase, plus opérationnelle, au cours de laquelle les forces européennes doivent arraisonner les navires, les fouiller, saisir et dérouter les embarcations, appréhender les trafiquants et les conduire à la justice. Dans les conditions prévues par le droit international de la mer, cette intervention n'a lieu que dans les eaux internationales et non dans les eaux territoriales libyennes, faute de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, et contre des navires suspects, c'est-à-dire sans pavillon, ou portant un pavillon qui n'est pas le leur. Une troisième phase de cette opération passerait donc par l'adoption d'une résolution du Conseil de sécurité et nécessiterait la coopération des forces libyennes. Le début d'un rapprochement avec les gouvernements de Tripoli et de Tobrouk est indispensable pour avancer.
Comment vivez-vous la montée en puissance de l'opération ? Alors que l'Italie, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni participent déjà à l'accomplissement de cette mission, d'autres pays européens doivent-ils renforcer le dispositif ? Vous nous direz si l'effort consenti est suffisant et satisfaisant selon l'État-major, et si les interventions internationales dans la zone sont articulées de façon efficiente. Enfin, Amiral, nous souhaiterions que vous nous donniez votre analyse sur la complémentarité de l'action d'interception en mer et d'une action relais sur terre. Des coopérations se dessinent-elles avec les forces libyennes ou avec d'autres forces régionales, comme la Tunisie ou l'Égypte, ou encore l'Algérie ?
J'occupe les fonctions de vice-commandant de l'opération Sophia, depuis fin juin, moment où cette opération a été lancée, pour faire suite à la décision du Conseil européen extraordinaire, le 20 avril, d'inscrire le problème migratoire dans un plan d'action en dix points, sous l'autorité de Mme Mogherini, Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. L'opération Sophia n'est qu'un des points de ce plan d'action. Son objectif premier est d'empêcher la perte de vies humaines. Il s'agit de compléter Frontex ou Mare Nostrum, qui sont des opérations de sauvetage et de recueil des migrants, par une opération de lutte contre les réseaux criminels qui favorisent la migration irrégulière, en s'attaquant à leurs moyens et en appréhendant, en arrêtant et en traitant en justice les présumés passeurs et trafiquants d'êtres humains. Bien sûr, le recueil et le sauvetage en mer des migrants restent une obligation internationale et une responsabilité morale. À ce jour, nos navires ont recueilli plus de 6 800 migrants. Même si nous ne souhaitons pas que nos moyens soient consommés par ces opérations, elles constituent une source de renseignement précieuse, grâce aux témoignages des migrants.
La chaîne de commandement correspond au schéma classique mis en place pour toute opération européenne. Le Vice-Amiral Credendino, commandant de l'opération, reçoit ses directives du Comité politique et de sécurité de l'Union européenne, interlocuteur privilégié de Mme Mogherini. À Bruxelles, le Comité militaire de l'Union européenne et l'État-major de l'Union européenne nous apportent un soutien technique en assurant le rôle de charnière politico-militaire. Le commandement de l'opération est situé à Rome, dans les locaux du centre de commandement des opérations interarmées italien (CPCO). Notre État-major compte 165 membres, issus de vingt États membres différents. Le commandement est installé sur le navire amiral Garibaldi, qui a remplacé le Cavour, et comprend 65 personnes issues de douze États membres. Le commandement dispose de six navires - cinq, depuis que la frégate allemande Augsburg nous a quittés. Nous disposons également de trois avions de surveillance ou de patrouille maritimes, ainsi que de bases avancées.
L'opération est planifiée en trois phases. La première consistait à recueillir des renseignements sur l'organisation des réseaux. Depuis le 7 octobre, nous sommes entrés dans une deuxième phase, plus active, d'arraisonnement et de fouille des navires en haute mer. Le droit international nous interdit toutefois pour l'heure d'entrer dans les eaux territoriales libyennes. Si le cadre juridique évolue, il faudra être attentif au positionnement de nos navires car en étant plus visibles nous risquerions ainsi d'attirer les migrants qui préfèreraient nous rejoindre directement plutôt que de faire appel à des passeurs. Il faudra également être attentif à la menace générale et en particulier à celle que représente Daech, présent sur 200 kilomètres de côtes. La troisième phase de l'opération prévoit des actions ponctuelles à terre pour neutraliser les réseaux de passeurs au plus près.
Si l'opération Sophia utilise des moyens militaires, elle reste une opération de police : il s'agit de lutter contre des criminels, pas de combattre la Libye, ni de la mettre sous blocus. Notre mission se fait avec et pour la Libye. L'absence de victimes est un principe fondamental sur lequel nous n'avons pas de marge d'erreur.
La convention sur le droit de la mer de Montego Bay autorise les enquêtes de pavillon sur les navires qui ne battent pas pavillon. Cela se borne toutefois à vérifier les papiers. Si l'article 10 du Protocole de Palerme cite la lutte contre la migration irrégulière et contre les passeurs, il n'a pas valeur d'obligation, mais seulement d'encouragement... La résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité des Nations unies du 9 octobre 2015 est limitée à la haute-mer, mais plus précise en termes de droit d'action, ce qui libère une marge de manoeuvre pour un certain nombre d'États membres qui ne disposaient pas d'une loi nationale sur l'action en mer.
Nous ne pourrons entrer dans l'espace de souveraineté libyen que si nous y sommes invités par une autorité libyenne internationalement reconnue, qui ne pourra donc être ni le gouvernement de Tobrouk, ni celui de Tripoli. L'espoir réside dans la constitution d'un gouvernement d'unité nationale. Cette invitation devra être doublée d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui nous autorise à intervenir, sur le modèle de ce qui s'était fait en Somalie.
Quant à la phase 3 d'action à terre, elle ne pourra être mise en oeuvre sans une coopération forte avec des forces armées et des forces de souveraineté libyennes ayant un fondement légal - qui reste à définir.
Au plus fort de notre activité en phase 2, nous disposions de neuf navires et de quatre avions de patrouille et de surveillance maritimes. Certains États membres consentent un effort considérable : la marine slovène met à notre disposition un de ses deux navires, le Luxembourg a affrété un avion de patrouille maritime. La France, deuxième contributeur en personnel au sein des États-majors, a également mis à notre disposition un Falcon 50 de la marine nationale. La frégate Courbet a participé à l'opération pendant deux mois, avec son équipage complet. Renforcé par un hélicoptère Panther et une équipe de commando, le Courbet a sauvé 80 migrants et a fait des merveilles en matière de recueil de renseignements. Encore une fois, la mise en oeuvre des phases 2 et 3 ne pourra se faire qu'avec la coopération des forces de souveraineté libyennes.
En 2015, la migration depuis la Libye est issue presque exclusivement d'Afrique, pour un tiers d'Afrique de l'Est, surtout de Somalie et d'Érythrée, et pour deux tiers d'Afrique de l'Ouest. Après avoir convergé vers des hubs en Libye, les migrants sont acheminés vers les côtes d'où ils partent pour une périlleuse aventure en mer. On sait que le trajet terrestre fait encore plus de victimes que la traversée. Depuis le début de l'année, 150 000 migrants ont quitté les côtes de Libye, 2 800 sont morts. Le flux migratoire qui emprunte la route des Balkans, entre la Turquie et la Grèce, a augmenté de 1 500 % cette année, alors qu'en 2014, 90 % des candidats à la migration passaient par la Libye. On ne compte plus de Syriens parmi les migrants de Méditerranée centrale : la majorité est désormais érythréenne. Les migrants venus d'Afrique de l'Est sont surtout des réfugiés, ceux qui arrivent de l'Ouest des migrants économiques. Tous ont en commun un désespoir - ou un rêve - suffisamment fort pour accepter un risque extrême. Le flux de migration entre le Maroc, l'Algérie et l'Espagne s'est tari : les coopérations mises en place ont porté leurs fruits.
Les Libyens n'empruntent pas cette route, sans doute parce que la situation économique de la Libye n'est pas si mauvaise : elle fait partie des cinq pays africains ayant le plus haut indice de développement, avec cette réserve cependant que sa capacité économique repose pour beaucoup sur le commerce illicite de la migration irrégulière qui représenterait, selon un chiffre qui reste à vérifier, 30 à 35 % des revenus du pays.
Même si la route égyptienne entre Alexandrie et l'Italie prend de l'importance, la majorité des départs se font depuis l'ouest de la Libye, de part et d'autre de Tripoli. Le sauvetage des migrants se fait à 90 % dans une zone qui touche les eaux territoriales libyennes. En effet, les passeurs n'organisent plus désormais de traversée jusqu'en Italie, mais une opération massive de sauvetage en mer, qui leur évite d'avoir à fournir suffisamment d'essence ou de nourriture pour gagner l'Italie : une traversée low cost, en quelque sorte. Ils chargent jusqu'à 450 personnes dans des embarcations faites pour n'en contenir que dix ou vingt. D'où des décès par étouffement. À l'est de Tripoli, les passeurs utilisent des canots pneumatiques qui embarquent jusqu'à 150 migrants. Ces embarcations sont toutes importées de manière légale. Peut-être serait-il efficace d'inscrire une clause dans la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour lutter contre ce commerce et tarir l'approvisionnement.
Une traversée en Méditerranée coûte en moyenne 1 500 euros par migrant ; la traversée terrestre, 2 000 euros. Un investisseur qui achète un bateau en bois pour 100 000 euros peut espérer 400 000 euros de bénéfice dès le premier voyage ! Le commerce de la migration irrégulière est si lucratif qu'il constitue la moitié du budget municipal de certaines localités. Il faudra proposer des économies de substitution pour satisfaire ceux qui auront perdu cette manne. D'autant que lorsque l'on brasse autant d'argent, tout le monde en bénéficie d'une manière ou d'une autre...
Des témoignages et des photos font état du mode d'action des réseaux. Nous avons pu identifier une filière où les passeurs escortaient l'embarcation des migrants jusqu'au lieu du sauvetage pour communiquer leur position exacte aux sauveteurs. Ces escortes s'aventuraient parfois dans les eaux internationales. Depuis le lancement de la phase 2, elles ne quittent plus les eaux territoriales de la Libye.
Lorsque les embarcations des migrants sont vidées, nous les récupérons et les détruisons systématiquement. Nous n'avons pas les moyens de les remorquer, et il s'agit d'éviter qu'elles soient réutilisées ou représentent un danger pour la navigation.
Le renseignement est une mission clé de l'opération Sophia. La France en est le deuxième pourvoyeur, le premier pour la connaissance de la sécurité des pays avoisinants et de la sécurité en Libye. Des lacunes demeurent : nous avons besoin de mieux comprendre ce qui se passe à terre, ce qui nécessite une plus forte coopération avec les forces libyennes. Il faudrait ainsi pouvoir identifier les embarcations qui sont utilisées pour des activités illicites de celles qui servent à la pêche ou au commerce, plutôt que de tout détruire et de mettre à mal l'économie locale de la Tripolitaine.
Nous travaillons avec les pays avoisinants et nous sommes rendus en Égypte, en Algérie, en Tunisie, en Turquie. Nous avons eu un premier contact avec des autorités libyennes, notamment des garde-côtes de Tripoli. Nous travaillons aussi avec les organisations européennes, au premier rang desquelles Frontex. Nous sommes complémentaires de l'opération Triton, dont la zone d'intervention se situe plus au nord et dont la vocation est le contrôle des frontières, non le démantèlement des réseaux. Nous travaillons avec l'Agence des Nations unies pour les réfugiés, qui fournit à nos équipages un paquet d'entraînement au recueil des migrants. Enfin, nous collaborons aussi avec des ONG comme Médecins sans frontière ou la Croix-Rouge. Souvent réticentes à s'afficher avec des militaires, elles partagent l'objectif de notre mission : éviter des pertes de vies humaines.
Nous avons ouvert le forum d'échanges Shared awareness and de-confliction (Shade) à l'image de ce qui se fait depuis six ans dans l'Océan indien. Regroupant les acteurs militaires, étatiques, civils, des représentants des pays contributeurs ou des États riverains, mais également des ONG, il devrait favoriser la mise en place d'outils concrets comme une ligne téléphonique d'urgence ou un site internet partagé.
Nous allons faire face à une période de creux hivernal. Les criminels sont concurrentiels, ils font de la publicité sur les réseaux sociaux : ils veillent donc à préserver leur image auprès de leurs éventuels clients et évitent de lancer leurs bateaux dans de trop mauvaises conditions de navigation.
Il nous restera à définir le cadre juridique de la phase suivante, notamment pour le traitement des présumés passeurs que nous appréhendons. Nous avons remis récemment 43 suspects aux autorités italiennes qui les ont transférés à la direction nationale anti-mafia. Dès lors que les conditions seront réunies pour que nous puissions entrer dans l'espace territorial libyen, que ferons-nous des passeurs que nous appréhenderons ? Encore faudrait-il que la justice libyenne existe pour que nous puissions les lui remettre... Si nous choisissons de les juger au sein d'un État membre, nous aurons besoin d'un accord de transfert entre la Libye et cet État. Nous pressons Bruxelles d'avancer sur cette question, car il n'y aura de résolution du conseil de sécurité de l'ONU qu'une fois que tous les outils seront en place.
Merci pour cette présentation complète qui bat en brèche certaines certitudes que nous avions, notamment sur l'origine des migrants.
Le trafic des migrants ne date pas d'aujourd'hui. Kadhafi l'utilisait déjà en son temps comme arme politique. J'ai présidé - contraint et forcé - le groupe d'amitié France-Libye alors qu'il était au pouvoir : avant 2011, le ministre des Affaires étrangères libyen reconnaissait que le gouvernement « stockait », d'après ses propres termes, des flux de migrants sur ses côtes et organisait des « lâchers », je cite, vers Lampedusa en cas de conflit aigu avec les Européens ! Je suis surpris qu'il n'y ait plus de migrants syriens en Méditerranée, même si la migration est bien sûr surtout africaine. Il faudrait assécher les ressources en embarcations, et se passer de l'autorisation du pays pour s'approcher des côtes et détruire les bateaux ! Le but est d'abord de sauver les migrants. Peut-être est-ce aussi de les ramener sur le territoire africain ? Enfin, la Libye a d'autres richesses à exploiter que la migration irrégulière : Sabratha, Leptis Magna sont des merveilles pour le tourisme, sans compter les 3 000 kilomètres de côte sur la Méditerranée.
Merci pour cette présentation passionnante. En 2015, l'État islamique avait annoncé avoir coulé un navire égyptien par missile, au niveau de la péninsule du Sinaï. L'État islamique dispose-t-il vraiment de moyens pour toucher nos navires ? Et à quelle distance ?
Vous dites que le flux migratoire s'est tari entre le Maroc et l'Espagne. Pourriez-vous revenir sur le processus qui a conduit à tant d'efficacité ? Peut-il être reproduit ?
Enfin, vous avez expliqué qu'il fallait une autorisation de la Libye et une résolution de l'ONU pour entrer dans les eaux territoriales libyennes. Est-ce l'Union européenne qui est à la manoeuvre pour obtenir ces autorisations, ou cela dépend-il de la diplomatie souveraine de chacun des États ?
Je comprends que c'est à la justice italienne que sont déférés les passeurs. C'est plus rassurant que si c'était à celle de la Libye, où Daech tire profit de ces trafics. Comment faire en sorte que nous ne les lui adressions pas parce que nous respecterions des règles morales et juridiques dont ils ne s'embarrassent guère ?
En effet, le phénomène migratoire n'est pas nouveau en Libye, et M. Kadhafi l'utilisait. Entre 500 000 et un million de migrants s'y trouvent, en attente de départ. Comme ils ne rebrousseront pas chemin, le succès de notre opération appellera d'autres actions.
Si toutes les embarcations transportant des migrants sont détruites en mer, nous ne disposons pas du cadre légal pour faire de même à terre, avant qu'elles ne soient utilisées. Il faudrait en interrompre l'approvisionnement, car nous savons d'où arrivent ces bateaux, parfois de loin, via des intermédiaires. Mais lorsque les douaniers maltais ont récemment ouvert un container plein de dinghies à destination de Tripoli, ils n'ont pu que le laisser repartir, faute de règle juridique adéquate : il ne s'agit pas d'un bien à double usage ou dangereux... Nous agissons dans le cadre d'un mandat et la politique migratoire elle-même n'est pas de notre ressort.
La présence de terroristes fait l'objet de toute notre vigilance. L'évènement auquel vous avez fait allusion est avéré, mais il s'agissait sans doute d'une arme de courte portée, de type lance-roquette. Nous n'excluons rien, le risque zéro n'existe pas. Nous n'avons pas d'indication que Daech ait mis la main sur des stocks anciens de lance-missiles. Du reste, la plupart de ces armes - y compris celles qui sont aux mains des forces libyennes -sont anciennes et, faute d'entretien, probablement peu opérationnelles. Comme nous redoutons particulièrement un attentat-suicide pendant une opération de recueil, nous devons arbitrer entre l'urgence du sauvetage et les précautions de sécurité - y compris sanitaires, car certains migrants sont porteurs de maladies disparues d'Europe depuis des siècles. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais détecté d'équipement suspect ni d'infiltration parmi les migrants, sans doute parce qu'il s'agit de la route la plus dangereuse.
Le flux vers l'Espagne, qui était considérable, a été endigué grâce à une coopération très forte entre l'Espagne, le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal, aux termes de laquelle ces trois derniers pays ont reçu les moyens maritimes et aériens de contrôler leurs côtes. C'est ainsi, notamment, qu'a été jugulé le trafic entre le Sénégal et les Canaries. Ce modèle est bien sûr reproductible, à condition d'avoir comme interlocuteur un appareil d'État disposant de forces de souveraineté avec qui construire une coopération. Cela dit, le flux endigué quelque part se reconstitue ailleurs : nous devrons soigneusement évaluer l'impact de notre opération en Libye sur les autres flux.
Il faudra, en effet, à la fois un appel de la Libye et une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, si nous ne voulons pas nous heurter à un véto de certains membres. L'envoyé spécial de l'ONU essaie d'amener les deux parties à constituer un gouvernement d'union nationale, avec le soutien de l'Union européenne. Sa cellule, en Tunisie, comporte un officier de liaison de notre opération. Le Service européen pour l'action extérieure de Mme Mogherini sera à la manoeuvre pour préparer une résolution. L'expérience montre toutefois qu'il faut qu'un ou plusieurs États membres soient moteurs. Le Royaume-Uni l'avait été pour la résolution 2240 car il en avait besoin pour combler une lacune de son dispositif législatif.
La direction nationale antimafia italienne a proposé à tous les États membres participant à l'opération de lui remettre les présumés passeurs et trafiquants qu'ils appréhendent. Le procureur national antimafia est en effet habilité, de par son rôle au sein d'Eurojust, à lutter contre le crime transfrontalier. De fait, les opérations Sophia, Triton et Mare Sicuro ont conduit à remettre quelque 400 personnes à la justice italienne. Cela va du migrant qui, en échange de la gratuité du passage, pilote l'embarcation et passe l'appel aux secours, aux membres de réseaux, dont une vingtaine ont été condamnés à de lourdes peines pour des cas où des migrants sont morts.
Actuellement, nous nous interdisons d'entrer dans les eaux territoriales de la Libye, État souverain. Si nous le faisions, nous n'aurions qu'une alternative : remettre les passeurs à la justice libyenne ou les déférer à la justice d'un État membre de l'Union européenne avec lequel la Libye aurait un accord de transfert.
Comment votre mission s'articule-t-elle avec Frontex, Eurojust et Europol ? Coopérez-vous avec la marine égyptienne ?
J'admire votre mission humanitaire : vous sauvez des vies, bravo. Mais en fait, n'aidez-vous pas les passeurs ? Il leur suffit désormais de convoyer les migrants jusqu'à la limite des eaux internationales... J'ai conscience d'être un peu provocateur, mais c'est ce que pensent beaucoup de gens : tant que la phase 3 n'est pas mise en oeuvre, votre action n'a-t-elle pas pour effet d'accroître le nombre de migrants qui arrivent en Europe ? Pourquoi la poursuivre dans ces conditions ? Détruisons les bateaux à terre, avant qu'ils ne soient remplis de ces pauvres gens qui sont victimes des trafics.
D'où viennent exactement les migrants auxquels chacune des missions évoquées a affaire ? Sont-elles gérées de manière coordonnée ? Nous avons besoin de résultats mais - et c'est la force de l'Occident - nous sommes respectueux du droit. Or la Libye est très déstabilisée, Daech entre sur le marché des migrants... Il y a deux gouvernements, situation qui correspond à un partage des ressources, pour ne pas dire du magot, entre les grandes tribus. En réalité, il n'y a pas d'autorité. Ne devrions-nous pas, dans ces conditions, foncer, quitte à être transgressifs ?
Merci pour votre exposé très instructif, qui comporte des éléments anxiogènes que nous avions déjà. Je vais parler cash, sans bien sûr vous viser personnellement : la situation que vous dépeignez m'écoeure. Si cette audition avait été retransmise à la télévision, le Front national aurait encore gagné dix points ! Les opérations Mare Nostrum et Triton ont été des appels d'air considérables auprès des migrants africains qui, munis de téléphones portables, se coordonnent avec les passeurs pour se mettre à portée d'être recueillis puis appellent Catane ou Rome pour demander qu'on vienne les chercher ! C'est faire concurrence à feue la SNCM ! Je trouve cela incroyable. On s'interdit de renvoyer les migrants en Libye parce que le droit international ne le prévoit pas, alors qu'il s'agit d'un pays sans État ni droit. Il faudra bien prendre conscience de l'échec considérable qu'est Frontex. Comment envisagez-vous de passer en phase 2 B, voire en phase 3 ? Nous devons détruire les navires sur place, avant qu'ils ne soient remplis et que nous n'allions les chercher gracieusement. Comment renvoyer les migrants là d'où ils viennent, faire passer le message ? Cela tarira vite le flux. Ces migrants viennent d'Afrique de l'Est et de l'Ouest, non de Syrie : ce ne sont pas des réfugiés.
Qui représente la Libye à l'ONU ? Les Khmers rouges eux-mêmes ont bien représenté le Cambodge...
Certaines questions, politiques, sortent du cadre de mon mandat, mais je m'efforcerai d'apporter des éclaircissements utiles pour y répondre. Notre coopération avec Frontex a été étroite dès le début, notamment grâce à des protocoles d'échange d'informations dans le domaine du renseignement. Nous avons des memorandums avec Europol et Eurojust pour l'échange de données, qui fait toutefois l'objet d'un encadrement juridique strict. Nous avons chaque semaine une visioconférence avec le commandant de l'opération Triton et celui de l'opération Frontex. Il est souhaitable que l'opération Sophia aille au-delà des opérations de recueil. L'an passé, nous avons recueilli 6 800 personnes, soit une faible part des 150 000 qui sont passées. Cet équilibre doit être maintenu.
Nous souhaitons coopérer avec la marine égyptienne, selon des modalités qui restent à définir. Dans quelques semaines, nous enverrons notre bateau amiral en escale à Alexandrie. Nous souhaitons embarquer des garde-côtes égyptiens afin de contrôler des bateaux battant pavillon égyptien, et bénéficier de leurs renseignements sur la situation à la frontière libyenne.
Certes, en un an, les passeurs se sont adaptés à la présence accrue des navires européens, sans compter ceux des ONG, et comptent sur l'organisation d'opérations de recueil des migrants. Nous sommes dans un cercle vicieux : si nous nous retirons de cette zone d'opération, il y aura davantage de morts, ce qui créera une émotion politique contraignant les États à réagir. Si être là n'est pas la solution idéale, s'en retirer non plus. La solution est d'avancer dans l'opération et d'enclencher la phase 3. Nous l'attendons avec impatience, mais ce n'est pas à nous qu'il revient de s'affranchir des contraintes juridiques. Nous le ferons si l'autorité politique nous en donne l'ordre. Pour l'heure, nous espérons la constitution d'un gouvernement d'unité nationale. Nous nous y préparons avec volontarisme, et serons prêts le moment venu, à condition que l'on nous en donne les moyens.
S'il devait y avoir une intervention des pays européens contre Daech en Libye, cela vous donnerait-il la possibilité d'aller détruire les bateaux dans les eaux territoriales ?
Plusieurs des questions posées passent tout simplement par-dessus la Charte des Nations unies. C'est une façon d'engager la discussion... La France pourrait se retirer des Nations unies - cela simplifierait beaucoup les choses - et sortir ses canonnières pour installer une force d'intervention en Libye et y constituer un gouvernement à notre convenance ! Mais si l'on n'accepte pas tout à fait ce niveau d'audace intellectuelle créative, il faut se référer à cette Charte, qui prévoit qu'un vote majoritaire du conseil de sécurité oblige l'ensemble des membres des Nations unies à accepter l'emploi de la force - c'est d'ailleurs le seul cas de supranationalité en dehors de l'Union européenne. Mais la dernière fois que nous avons obtenu un tel vote, pour une opération en Libye, cela n'a pas été considéré comme un plein succès, notamment par les deux membres qui opposent habituellement leur veto à ce type d'initiative et y avaient renoncé cette fois-ci. Gardons un petit rapport avec la réalité dans nos propositions !
Merci, monsieur le ministre, pour ce rappel des règles du droit international...
Je vous ai écouté poliment, Monsieur Richard. Vous pouvez mépriser mon point de vue, mais lorsque d'autres prendront les décisions à notre place parce que nous n'aurons pas été capables de le faire, l'Histoire jugera.
Sur le strict plan du droit, si un gouvernement d'union nationale était formé, les freins juridiques à la formation éventuelle d'une coalition internationale, sous l'égide de l'ONU, seraient levés, pour l'aider à assurer la sécurité de Tripoli. Quoi qu'il en soit, si le feu vert était donné, nous en bénéficierons vraisemblablement tous concomitamment.
Merci Amiral, vous n'avez pas évité les questions difficiles. Vous nous avez parlé d'une opération de police menée avec des moyens militaires : cela montre bien les limites de l'exercice, et ne suffit pas à donner un contenu à la défense européenne. Alors que la France vient d'invoquer l'article 42 § 7 du Traité à la suite des attentats de Paris, les résultats sont encore insuffisants.
Lors du sommet européen de juin 2015, il a été décidé que Federica Mogherini préparerait une stratégie européenne de sécurité en collaboration étroite avec les États membres. Celle-ci sera soumise au Conseil en juin 2016. Le précédent document remonte à Javier Solana, date de 2003, et commence ainsi : « L'Europe n'a jamais été aussi sûre et aussi prospère ». En douze ans, l'environnement a changé !
Nous souhaitons peser sur cette réflexion européenne, en rappelant notre attachement au renforcement des budgets militaires, après les annonces du Président de la République au Congrès. Ils doivent atteindre 2 % du PIB - pour l'heure, cela reste un voeu pieux. Nous souhaitons que des Conseils européens soient plus régulièrement consacrés à la défense et demandons la création d'un Eurogroupe de la défense, d'abord fondé sur les capacités expéditionnaires franco-britanniques - les Anglais ont frappé récemment avec leurs Tornados basés à Chypre -, puis associant l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Pologne, et tous les États qui le souhaiteraient. Nous pourrions élaborer une résolution, qui serait co-signée par les présidents de nos deux commissions, et insisterait sur l'importance du volet défense, car pour l'heure la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ressemble surtout à une vaste et sympathique ONG...
Soyons précis, il n'y a pas eu de frappe mais des vols de reconnaissance.
Nous menions un travail de réflexion parlementaire efficace dans le cadre de l'ancienne Union de l'Europe occidentale (UEO). Le président Larcher était membre de sa commission de la défense ; lorsque l'UEO a disparu, nous avions décidé de créer une COSAC pour la défense. Je regrette que ce beau projet n'ait pas été repris.
J'admire la mission Sophia et suis fier que nos militaires fassent partie de ce début d'armée européenne.
L'idée d'une COSAC de la défense a du bon, en effet... Cette audition commune était très instructive, merci. J'apporte mon plein soutien aux propos de M. Gautier. Comme lui, j'estime qu'il est urgent de sortir l'Europe de la défense du domaine du concept pour la faire entrer dans celui de 1'opérationnel. La tâche ne sera pas aisée. À l'exception peut-être du Royaume-Uni et de l'Allemagne, nombreux sont nos partenaires qui s'illusionnent encore sur l'efficacité d'un parapluie américain qui pourtant s'étiole d'année en année. À moins qu'ils ne s'en remettent, en fin de compte, à la puissance militaire de quelques États membres et notamment de la France qui ne peut plus être, pourtant, sur tous les fronts. Alexandre Adler a récemment dressé un panorama inquiétant d'une Turquie turbulente, avec un M. Erdogan à la dérive, sans parler de Chypre, qui reprend une dimension stratégique. Aussi ai-je invité l'ambassadeur de Chypre à nous voir.
Avant de rassembler les moyens, il importe de définir une stratégie. L'étape préalable indispensable peut être cette stratégie européenne de sécurité décidée lors du sommet européen de juin 2015 et dont la définition a été confiée à la Haute représentante, Mme Federica Mogherini, en collaboration avec les États membres.
Il faut donner à l'opération Sophia toute sa dimension pour lutter efficacement contre les passeurs et les trafics d'êtres humains en Méditerranée. Elle devra, dès que possible, être étendue sous mandat de l'ONU afin de pouvoir intervenir dans les eaux territoriales libyennes.
La lutte contre le terrorisme est un autre défi immense dont on mesure bien les différentes dimensions, intérieures, européennes ou internationales. En avril 2015, après les attentats de janvier, le Sénat a demandé l'adoption d'un véritable Acte pour la sécurité intérieure de l'Union européenne. Nous ne souhaitions pas, toutefois, qu'il ressemble à un Patriot Act. Cela dit, nos adversaires ne s'embarrassent pas de précisions sémantiques. On en attend encore la concrétisation, malgré la mise en place d'un système PNR européen.
Un tel Acte devrait avoir un volet complémentaire en matière de défense. Vous avez évoqué les résultats décevants chez nos partenaires après l'invocation, par le Président de la République, de l'article 42 § 7 du Traité sur l'Union européenne. Nous devons nous interroger sur la portée du traité dans ce domaine essentiel.
Un autre article aurait pu être invoqué après les attentats : l'article 222 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui établit une clause de solidarité en cas d'attaque terroriste contre un État membre. Dans ce cas, l'Union doit mobiliser tous les instruments, « y compris les moyens militaires mis à sa disposition par les États membres. » Toujours est-il que nous allons travailler ensemble à une proposition de résolution européenne commune à nos deux commissions. Le Sénat pourra ainsi affirmer clairement la nécessité d'un engagement beaucoup plus résolu des Européens dans l'enjeu crucial de la défense.
J'ai omis de vous répondre : il y a bien un représentant libyen à l'ONU, que l'amiral Credendino a rencontré à New York et qui provient du Gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale.
Il est très soucieux de la souveraineté libyenne et influent en Afrique, ce qui s'est senti au moment de la rédaction de la résolution 2240.
Monsieur Gournac, les Britanniques ont bel et bien frappé dans la nuit de mercredi à jeudi avec leurs Tornados basés à Chypre. Les Allemands ne font que des reconnaissances aériennes.
Une bonne nouvelle, pour conclure : après deux années de tergiversations, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen vient de voter le PNR européen.