Merci Monsieur le président. Madame Rière et moi-même sommes heureux de répondre à votre invitation pour faire partager aux sénateurs de la délégation à l'outre-mer notre expérience. La question foncière est au coeur des préoccupations de la population mahoraise. Au-delà des intérêts économiques, elle touche directement au lien intime des habitants avec la terre. Dans toute la zone proche des côtes de l'Afrique, la terre est sacrée. Nos proches voisins Malgaches parlent de la « terre de nos ancêtres ». À l'attachement très fort des Mahorais à la terre, s'ajoutent les difficultés pour les collectivités territoriales de mener à bien leurs projets de développement sur un territoire exigu. Cela contribue à rendre la situation explosive.
Le foncier à Mayotte est un sujet particulièrement complexe. Jusqu'à récemment, l'immatriculation était facultative pour les Mahorais et obligatoire pour les Européens. Jusqu'en 2008, le système foncier est régi par des décrets coloniaux, en particulier celui du 4 février 1911. Dans ce cadre, la preuve de la propriété foncière pouvait être apportée par tous les moyens, soit par la détention d'un acte sous seing privé, soit par l'occupation du terrain ou encore par sa mise en valeur. Seule l'acquisition par des Européens de biens appartenant à des autochtones était soumise à l'obligation d'immatriculation foncière. C'est l'ordonnance du 28 juillet 2005 portant réforme du régime de la publicité foncière qui vient mettre un terme à cette exception mahoraise en abrogeant les décrets coloniaux. Entrée en vigueur le 1er janvier 2008, cette ordonnance rend obligatoire l'immatriculation foncière et la production d'un acte authentique pour justifier la propriété. Le passage devant notaire devient ainsi nécessaire. Ce basculement d'un régime à l'autre ne va pas sans poser de problèmes, notamment pour des détenteurs d'actes sous seing privé rédigés avant 2008 qui ont acquis des terrains de bonne foi par ce biais, sans avoir été obligés d'en faire l'enregistrement et la publicité, et qui voient leur propriété contestée. Le caractère facultatif de l'immatriculation qui prévalait par le passé pénalise aujourd'hui beaucoup de Mahorais. De nombreuses mutations effectuées sous seing privé avant 2008 sont devenues caduques parce qu'elles n'ont pas été enregistrées, ni publiées. Il existe de ce fait un important problème de sécurité juridique sur le foncier à Mayotte, et même de sécurité au sens strict.
Je peux illustrer mon propos en revenant sur le conflit de Bouyouni. En 1978-1979, la société Bambao, qui était le plus gros propriétaire foncier de l'île, a cessé ses activités à Mayotte. Le conseil général de l'époque a acquis l'intégralité de son patrimoine immobilier qui représentait 1 200 hectares, mais avant même cette acquisition la société Bambao avait déjà vendu certains terrains à des personnes privées ou morales par le biais d'actes sous seing privé. Comme l'immatriculation était alors facultative, les acquéreurs de bonne foi ne procédèrent pas à l'enregistrement et aucune publicité ne fut donnée à ces ventes. Ils ne parviennent pas aujourd'hui à régulariser leur situation, ce qui entraîne des occupations anarchiques de terrains, parfois des épisodes violents, y compris des séquestrations. Cela fait partie des situations que nous essayons de résoudre pour éviter d'ajouter encore à l'insécurité.
Un autre facteur majeur de complexité réside dans la persistance d'une dualité entre le droit commun qui émerge et le droit coutumier qui continue à régir les pratiques locales. En voulant abolir d'un coup tous les modes traditionnels d'appropriation des terres dont la légitimité était coutumière, la systématisation du droit positif commun a provoqué une déstabilisation du régime foncier mahorais. Ce n'est pas le droit commun en tant que tel qui pose problème mais la brutalité avec laquelle il a été imposé et qui finalement met à mal l'installation définitive du droit commun lui-même. C'est patent en matière de bornage et de tenue du livre foncier.
La troisième source de complexité foncière à Mayotte se situe dans l'imperfection du transfert de compétences de l'État au conseil général. La décentralisation intervient en 2004, tout en reportant à 2006 le transfert de compétences en matière immobilière. Depuis 1996, une procédure de régularisation suit son cours pour reconnaître l'occupation coutumière. En 2006, la régularisation foncière n'est pas achevée et le conseil général hérite de l'État d'énormes chantiers sans les moyens financiers et humains appropriés pour les traiter. Désormais, les budgets des collectivités territoriales, en particulier du conseil général de Mayotte, sont soumis à de fortes contraintes. Les faibles marges de manoeuvre sont employées pour résoudre le problème foncier qui conditionne le développement économique de l'île. Il n'en reste pas moins que le transfert n'a pas été suffisamment préparé et accompagné. En particulier, onze ans après la décentralisation, le transfert du patrimoine immobilier n'est toujours pas soldé, ce qui contraint certains services du Département à louer des locaux pour 1,1 million d'euros par an.
Comme quatrième élément qui apporte de la complexité en matière foncière, et qui se rattache au précédent, j'aimerais évoquer l'accumulation de cas non réglés d'ordres divers. Il faut citer l'incendie du centre des impôts lors de troubles sociaux en 1993 qui a abouti à la destruction de titres fonciers essentiels. Avant la départementalisation, à l'initiative de l'État, les pouvoirs publics ont construit des équipements (dispensaires, routes, écoles) sur des terrains dont on s'est ensuite rendu compte qu'ils appartenaient à des personnes privées. C'est à nous qu'il revient maintenant de gérer ces cas très compliqués. Pour régulariser certaines constructions, le conseil général a dû débourser des sommes importantes. Je pense notamment à un cas où il a été contraint de verser 8 millions d'euros aux propriétaires du terrain, alors même qu'il n'était pas à l'origine du fait en cause, puisqu'il ne détenait pas à l'époque de pouvoir exécutif. Par ailleurs, tous les dossiers liés à l'application des décrets coloniaux n'ont pas encore été épuisés.
Pour conclure, je reprendrais volontiers l'appréciation de Monsieur Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna, qui lors de votre mission d'octobre dernier avait trouvé que la situation foncière à Mayotte était encore plus complexe que dans sa propre collectivité, qui passe déjà pour particulièrement délicate. On retrouve des tensions quasiment en tout point de l'île avec une profusion anarchique d'occupations illégales du domaine privé et du domaine public, de l'État comme du Département. Le déficit de titrement bloque l'initiative privée et entrave la gestion publique. Certaines indivisions figent des villages et des communes entières. C'est une véritable bombe à retardement ! Les pouvoirs publics doivent engager tous les moyens nécessaires pour régler le problème.