Mes chers collègues, après notre visioconférence avec La Réunion la semaine dernière sur la problématique de l'impact de la politique commerciale de l'Union européenne sur la production sucrière de nos régions ultrapériphériques et la filière canne, nous reprenons aujourd'hui le chemin de l'océan Indien en direction de Mayotte pour permettre à chacun de mieux appréhender la situation du foncier dans ce département.
Je salue Monsieur Ismaël Kordjee, directeur des affaires foncières du Département et Madame Stéphanie Rière, géomètre-expert, qui ont été très disponibles lors de notre mission à Mayotte début octobre. Ils sont aujourd'hui avec nous par visioconférence. Grâce à notre collègue Thani Mohamed Soilihi, que je remercie une nouvelle fois pour son accueil particulièrement chaleureux et amical lors de ce déplacement, les rapporteurs du deuxième volet de notre étude triennale, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, et moi-même avons pu découvrir une réalité de terrain dont nous n'aurions pu soupçonner la complexité.
Sans, en aucune façon, remettre en cause l'accession au statut de département, on doit constater que toutes les conséquences de cette évolution statutaire n'ont pas été concrètement mesurées et que cela ajoute à la complexité d'une situation déjà bien souvent inextricable. Cette situation est marquée par l'affrontement de la coutume orale et du droit écrit ainsi que par l'opposition entre propriété individuelle et mise en valeur collective des terres. La difficulté à identifier les indivisaires qui se cumulent souvent sur plusieurs générations, l'existence d'une zone des pas géométriques (ZPG), l'enchevêtrement des régimes juridiques au fil du temps, l'élaboration en cours de plans de prévention des risques et l'absence de réserve foncière des communes se combinent à la pression démographique pour créer de lourds blocages. La complexité est telle que notre collègue Robert Laufoaulu l'a estimée supérieure à celle qu'il constate à Wallis-et-Futuna et ses déclarations sur place ont retenu toute l'attention de la presse mahoraise.
Ainsi, au-delà des rapporteurs, il nous est apparu nécessaire que les membres de la délégation puissent mieux appréhender cette complexité difficilement concevable à distance : c'est pourquoi nous avons organisé la visioconférence d'aujourd'hui. Afin d'illustrer cette présentation, nous visionnerons ensuite quelques extraits filmés. Monsieur Kordjee, vous avez la parole. Les documents que vous nous avez adressés ont été distribués ainsi qu'une carte de Mayotte.
Merci Monsieur le président. Madame Rière et moi-même sommes heureux de répondre à votre invitation pour faire partager aux sénateurs de la délégation à l'outre-mer notre expérience. La question foncière est au coeur des préoccupations de la population mahoraise. Au-delà des intérêts économiques, elle touche directement au lien intime des habitants avec la terre. Dans toute la zone proche des côtes de l'Afrique, la terre est sacrée. Nos proches voisins Malgaches parlent de la « terre de nos ancêtres ». À l'attachement très fort des Mahorais à la terre, s'ajoutent les difficultés pour les collectivités territoriales de mener à bien leurs projets de développement sur un territoire exigu. Cela contribue à rendre la situation explosive.
Le foncier à Mayotte est un sujet particulièrement complexe. Jusqu'à récemment, l'immatriculation était facultative pour les Mahorais et obligatoire pour les Européens. Jusqu'en 2008, le système foncier est régi par des décrets coloniaux, en particulier celui du 4 février 1911. Dans ce cadre, la preuve de la propriété foncière pouvait être apportée par tous les moyens, soit par la détention d'un acte sous seing privé, soit par l'occupation du terrain ou encore par sa mise en valeur. Seule l'acquisition par des Européens de biens appartenant à des autochtones était soumise à l'obligation d'immatriculation foncière. C'est l'ordonnance du 28 juillet 2005 portant réforme du régime de la publicité foncière qui vient mettre un terme à cette exception mahoraise en abrogeant les décrets coloniaux. Entrée en vigueur le 1er janvier 2008, cette ordonnance rend obligatoire l'immatriculation foncière et la production d'un acte authentique pour justifier la propriété. Le passage devant notaire devient ainsi nécessaire. Ce basculement d'un régime à l'autre ne va pas sans poser de problèmes, notamment pour des détenteurs d'actes sous seing privé rédigés avant 2008 qui ont acquis des terrains de bonne foi par ce biais, sans avoir été obligés d'en faire l'enregistrement et la publicité, et qui voient leur propriété contestée. Le caractère facultatif de l'immatriculation qui prévalait par le passé pénalise aujourd'hui beaucoup de Mahorais. De nombreuses mutations effectuées sous seing privé avant 2008 sont devenues caduques parce qu'elles n'ont pas été enregistrées, ni publiées. Il existe de ce fait un important problème de sécurité juridique sur le foncier à Mayotte, et même de sécurité au sens strict.
Je peux illustrer mon propos en revenant sur le conflit de Bouyouni. En 1978-1979, la société Bambao, qui était le plus gros propriétaire foncier de l'île, a cessé ses activités à Mayotte. Le conseil général de l'époque a acquis l'intégralité de son patrimoine immobilier qui représentait 1 200 hectares, mais avant même cette acquisition la société Bambao avait déjà vendu certains terrains à des personnes privées ou morales par le biais d'actes sous seing privé. Comme l'immatriculation était alors facultative, les acquéreurs de bonne foi ne procédèrent pas à l'enregistrement et aucune publicité ne fut donnée à ces ventes. Ils ne parviennent pas aujourd'hui à régulariser leur situation, ce qui entraîne des occupations anarchiques de terrains, parfois des épisodes violents, y compris des séquestrations. Cela fait partie des situations que nous essayons de résoudre pour éviter d'ajouter encore à l'insécurité.
Un autre facteur majeur de complexité réside dans la persistance d'une dualité entre le droit commun qui émerge et le droit coutumier qui continue à régir les pratiques locales. En voulant abolir d'un coup tous les modes traditionnels d'appropriation des terres dont la légitimité était coutumière, la systématisation du droit positif commun a provoqué une déstabilisation du régime foncier mahorais. Ce n'est pas le droit commun en tant que tel qui pose problème mais la brutalité avec laquelle il a été imposé et qui finalement met à mal l'installation définitive du droit commun lui-même. C'est patent en matière de bornage et de tenue du livre foncier.
La troisième source de complexité foncière à Mayotte se situe dans l'imperfection du transfert de compétences de l'État au conseil général. La décentralisation intervient en 2004, tout en reportant à 2006 le transfert de compétences en matière immobilière. Depuis 1996, une procédure de régularisation suit son cours pour reconnaître l'occupation coutumière. En 2006, la régularisation foncière n'est pas achevée et le conseil général hérite de l'État d'énormes chantiers sans les moyens financiers et humains appropriés pour les traiter. Désormais, les budgets des collectivités territoriales, en particulier du conseil général de Mayotte, sont soumis à de fortes contraintes. Les faibles marges de manoeuvre sont employées pour résoudre le problème foncier qui conditionne le développement économique de l'île. Il n'en reste pas moins que le transfert n'a pas été suffisamment préparé et accompagné. En particulier, onze ans après la décentralisation, le transfert du patrimoine immobilier n'est toujours pas soldé, ce qui contraint certains services du Département à louer des locaux pour 1,1 million d'euros par an.
Comme quatrième élément qui apporte de la complexité en matière foncière, et qui se rattache au précédent, j'aimerais évoquer l'accumulation de cas non réglés d'ordres divers. Il faut citer l'incendie du centre des impôts lors de troubles sociaux en 1993 qui a abouti à la destruction de titres fonciers essentiels. Avant la départementalisation, à l'initiative de l'État, les pouvoirs publics ont construit des équipements (dispensaires, routes, écoles) sur des terrains dont on s'est ensuite rendu compte qu'ils appartenaient à des personnes privées. C'est à nous qu'il revient maintenant de gérer ces cas très compliqués. Pour régulariser certaines constructions, le conseil général a dû débourser des sommes importantes. Je pense notamment à un cas où il a été contraint de verser 8 millions d'euros aux propriétaires du terrain, alors même qu'il n'était pas à l'origine du fait en cause, puisqu'il ne détenait pas à l'époque de pouvoir exécutif. Par ailleurs, tous les dossiers liés à l'application des décrets coloniaux n'ont pas encore été épuisés.
Pour conclure, je reprendrais volontiers l'appréciation de Monsieur Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna, qui lors de votre mission d'octobre dernier avait trouvé que la situation foncière à Mayotte était encore plus complexe que dans sa propre collectivité, qui passe déjà pour particulièrement délicate. On retrouve des tensions quasiment en tout point de l'île avec une profusion anarchique d'occupations illégales du domaine privé et du domaine public, de l'État comme du Département. Le déficit de titrement bloque l'initiative privée et entrave la gestion publique. Certaines indivisions figent des villages et des communes entières. C'est une véritable bombe à retardement ! Les pouvoirs publics doivent engager tous les moyens nécessaires pour régler le problème.
Je vous remercie de ce tour d'horizon. Vous ne nous avez pas parlé de la zone des cinquante géométriques (ZPG) qui appartient au domaine public de l'État. Pourriez-vous nous présenter les différences d'approche entre l'État et le Département pour gérer la régularisation des occupations de leur domaine respectif ? Les politiques de l'État et du Département en matière foncière sont-elles harmonisées ? Autre sujet qui retient mon attention, celui de la fiscalité locale : comment le Département peut-il parvenir à disposer des ressources nécessaires à son fonctionnement tout en poursuivant les régularisations ? Comment la population mahoraise ressent-elle l'introduction de la fiscalité foncière ?
Comment pouvons-nous concrètement vous aider ? Les autres collectivités ultramarines connaissent-elles des situations foncières comparables ?
Comment a évolué la situation depuis notre mission d'octobre ? Si elle a empiré, comment cela se traduit-il ?
La situation a empiré à cause de la multiplication croissante des occupations illégales. Je l'ai dit, l'arrivée du droit commun a profondément bousculé la norme coutumière. Les occupants coutumiers ont mis en valeur des terrains sans justifier d'un titre de propriété et voient leur possession contestée, notamment par des personnes d'origine étrangère qui s'installent massivement et se mettent eux-mêmes à cultiver. Se déroulent très fréquemment des manifestations pour dénoncer ces occupations illégales. On peut craindre que cela dégénère en violences entre la population locale et les immigrés clandestins. Ces derniers temps, des milices villageoises se sont constituées pour récupérer des terrains occupés. De plus en plus de terres agricoles sont abandonnées car les gens n'osent plus aller sur leur terrain faute de voir leur sécurité garantie par les forces de l'ordre.
La majeure partie des terrains du domaine privé du Département sont occupés par des personnes qui y ont construit leur logement. Ils n'acquittent pas de taxe foncière et cela constitue un manque à gagner pour le Département. Nous avons engagé une réflexion pour trouver les voies et les moyens d'une régularisation massive. Une brèche dans l'ordonnance de 2005 nous permet de poursuivre la démarche commencée dans les années 1990. Nous courrons le risque de perdre la valeur vénale du terrain mais au moins nous collecterons des impôts. Nous lançons un diagnostic pour identifier les terrains qui peuvent être régularisés. Il y a une mobilisation dans les villages pour dénoncer l'assiette et le taux d'imposition, qui est considérée localement, à tort ou à raison, comme plus lourde à Mayotte qu'en métropole.
Nous espérons que la délégation sénatoriale à l'outre-mer puisse contribuer par ses travaux à une prise de conscience de l'ampleur du problème, qui bloque le développement de Mayotte et provoque des conflits sociaux majeurs.
Le rapport de la délégation émettra des préconisations dont le pouvoir exécutif fera son miel. Le lien entre la fiscalité locale et la régularisation foncière se situe au coeur du problème à l'évidence. Sans ressources fiscales pour la mener à bien, la régularisation n'aboutira pas et, en même temps, sans régularisation, les collectivités ne parviennent pas à prélever les taxes locales. Le serpent se mord la queue.
Selon le plan de préparation de la départementalisation, la régularisation foncière et la finalisation du cadastre auraient dû être achevées en 2005. La fiscalité locale aurait dû être régulièrement installée en 2007. Cela n'a pas été le cas, car l'État n'est pas parvenu à boucler le chantier dans les délais. On estime à 22 000 le nombre de parcelles qui ne sont pas correctement individualisées et identifiées. C'est autant de recettes fiscales en moins pour les collectivités territoriales. Il faut prendre le temps de remettre le travail sur le métier et l'État doit prendre sa part. Comment le Département privé de ressources pourrait-il sinon réussir seul ?
Ces précisions sur l'historique de la situation sont éclairantes. Le Département ne pourrait-il pas obtenir une dérogation pour établir une taxe locale uniquement sur les occupants le temps d'achever le cadastre, ce qui lui permettrait de renflouer un peu ses caisses ?
J'aimerais vous faire part de l'expérience de la Guadeloupe en la matière. Maire de Pointe-Noire pendant douze ans, je sais que nous avons appliqué la fiscalité locale aux occupants sans titre établis sur la ZPG. Cette imposition ne portait que sur le foncier bâti, car n'étant pas propriétaires ils ne pouvaient pas être redevables de la taxe foncière sur le non-bâti. À telle enseigne que les occupants sans titre en sont venus à considérer que le paiement d'un impôt foncier valait reconnaissance de leur droit de propriété et qu'il leur était inutile d'engager une procédure de régularisation. C'est évidemment faux puisque l'acquittement de l'impôt ne vaut pas titre. Néanmoins, ne pourrait-on pas s'inspirer de cette expérience en appliquant la taxe foncière sur le bâti aux occupants sans titre de Mayotte ?
À l'issue de notre mission, la délégation offrira quelques voies de solution dans son rapport. J'ai noté avec intérêt que les travaux préparatoires à la départementalisation n'étaient pas arrivés à leur terme et que la phase transitoire n'avait pas suffi pour apurer le foncier. Le cadastre établi durant cette période offre-t-il une image fidèle de la réalité ou bien constitue-t-il un cadastre de papier, largement virtuel ?
Par bien des points, Saint-Martin et Mayotte se retrouvent dans des situations comparables. Outre l'occupation sans titre de la ZPG, Saint-Martin connaît aussi des cas d'achats de terrains que des personnes occupaient traditionnellement depuis des générations. Nous ne sommes pas très éloignés de l'idée d'une possession coutumière en discordance avec le droit civil. Je relève plus largement que dans tous les outre-mer la population conserve un attachement viscéral à la terre.
C'est bien l'objet de notre étude triennale de saisir sur le vif à la fois les ressemblances entre les outre-mer mais aussi les facteurs de singularité qui distinguent chaque territoire. Cela doit nous amener à faire des préconisations d'ordre général et d'autres plus ciblées sur un territoire.
La solution expérimentée en Guadeloupe pourrait constituer une base intéressante pour Mayotte. Sur l'Hexagone même, les affaires de remembrement agricole ont longtemps défrayé la chronique et continuent par endroits à susciter des tensions, car les cultivateurs se défiaient de la qualité de la terre qu'on leur donnait et craignaient qu'elle ne fût de moindre qualité que celle qu'on leur enlevait. Dans le cas de Mayotte, il faudrait que la taxation ne dissuade pas les occupants sans titre d'entrer dans la démarche de régularisation.
Vous avez évoqué les tensions entre la population autochtone et la population immigrée. Quels sont les dispositifs de médiation mis en place ?
La départementalisation est arrivée un peu vite alors que le chantier de la régularisation n'était pas clos. Pour prendre la mesure du problème, il faut tenir compte, d'une part, de l'indivision prolifique qui règne à Mayotte et, d'autre part, des difficultés structurelles des communes à mettre en oeuvre un plan local d'urbanisme (PLU) du fait de possibilités d'acquisition foncière très limitées. Les deux questions sont en partie liées. Nous avons constaté sur place que nombre de constructions publiques comme des collèges ou des gymnases par exemple prenaient place sur des terrains privés. La difficulté pour la commune est d'acquérir ces terrains privés lorsqu'ils sont possédés en indivision par de très nombreux propriétaires. Le coût de l'acquisition se révèle souvent très élevé. Il me semble que la mise en place temporaire d'un régime dérogatoire pour soutenir la régularisation foncière ne serait pas aberrant. Je n'évoque même pas les problèmes connexes de la ZPG, de l'application de la loi Littoral et de la délivrance d'autorisations d'occupation temporaire (AOT) sur le domaine. Mayotte est à mon sens un cas unique, sans équivalent.
La Guyane connaît deux formes d'occupation : la première concerne des Guyanais qui considèrent qu'ils possèdent un droit naturel à la terre et occupent des portions du domaine privé de l'État ; la seconde est le fait des nombreux immigrants qui arrivent en Guyane et occupent du foncier déjà attribué à un propriétaire privé, souvent situé à la périphérie des villes. Mayotte connaît-elle ce type de problèmes ? Comment les abordez-vous ?
Les terrains des collectivités territoriales ou des particuliers qui sont occupés illégalement le sont du fait d'immigrés en situation irrégulière. Cela complique singulièrement les choses.
Concernant la ZPG, le décret du 9 septembre 2009 est considéré localement comme quasi-discriminatoire, parce qu'il aboutit à deux procédures de régularisation foncière divergentes selon que le terrain appartient à l'État ou au Département. En 1996, par délibération, le Département a mis en place une procédure gratuite de titrement. Les terrains de la ZPG étaient concernés puisque l'inventaire tenu à l'époque par le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA), qui agissait comme opérateur foncier du Département, avait également permis d'identifier les occupants sans titre de la ZPG. Au milieu du gué, on a écarté du champ de la procédure les terrains de la ZPG, ce qui lèse une part importante de la population. Il faut rappeler qu'à l'époque, où l'immatriculation était facultative, des acquisitions de terrains ont eu lieu sur la ZPG. Il y a donc aujourd'hui des propriétaires privés sur la ZPG.
Je suis membre du Conseil de l'ordre des experts-géomètres de La Réunion et Mayotte. Notre organisme n'existe que depuis 2014, ce qui explique que la profession n'ait jamais entretenu de relations formalisées avec les pouvoirs publics et n'ait pas pu intervenir dans le débat en amont de la prise de décisions sur le foncier. Pourtant, le géomètre-expert est directement au contact de la population et accueille chaque jour dans son cabinet des personnes qui souffrent de leur situation. Ils occupent un terrain et aimeraient pouvoir en devenir propriétaires pour le transmettre à leurs enfants, pour obtenir un prêt bancaire, etc. Bien souvent, le propriétaire légal est le grand-père ou l'arrière-grand-père, décédé. Il faut alors expliquer à nos clients qu'il faut d'abord liquider la succession pour pouvoir devenir propriétaire. Mais on se heurte alors au moins à deux problèmes : l'indivision et le règlement des droits de succession. Il me semble que la cote des droits de mutation applicable à Mayotte pourrait être revue car les montants à débourser sont très élevés du fait de l'antériorité accumulée.
Les indivisions successorales constituent les plus sérieux obstacles. Dans certains villages, l'intégralité du foncier est titré au nom de personnes ayant acquis leur titre dans les années 1920 ou 1930. Je vous propose un exemple dans la commune de Chiconi. Une très grosse partie du village sur 81 hectares est la propriété de 69 personnes, d'après le Livre foncier, mais toutes ces personnes sont décédées. Il ne s'agit pas de successions vacantes car les héritiers sont présents mais de successions encore ouvertes. Jusqu'en 2008, la prescription acquisitive était interdite par le régime foncier. Aujourd'hui, elle s'applique mais peut-elle avoir des effets rétroactifs ou bien faudra-t-il attendre 2038 pour que les premiers terrains soient prescrits ? Ne pourrait-on pas mettre en place à Mayotte une prescription spéciale pour les héritiers ?
Il convient de noter que le cadastre est terminé et complet. Il offre l'image de la propriété existante. Pour prendre l'exemple de la commune de Sada, le cadastre indique pour chaque parcelle l'identité du propriétaire, en l'occurrence le Département. En revanche, c'est le chantier de la régularisation foncière qui n'est pas achevé, car le cadastre par construction ne tient pas compte des occupants sans titre mais qui ont vocation à en obtenir un pour devenir légalement propriétaire. C'est là que le bât blesse et, qu'en un sens, le cadastre ne donne pas d'indication pertinente. Lorsque la commune porte un projet d'aménagement ou d'équipement, elle doit négocier avec les propriétaires et les occupants qui n'ont pas d'actes et qui ne paient pas de taxes foncières. Même si les occupants étaient prêts à vendre ou à échanger leur terrain, ils ne pourraient pas le faire sans acte publié établissant leur droit de propriété.
On rencontre également le cas d'occupations sur le domaine privé du Département. À Mamoudzou par exemple, sur une section cadastrale de 36 hectares, 15 hectares correspondent à des maisons construites sur le foncier privé du Département et habitées par des occupants sans droit, ni titre. Ces occupants ne peuvent ni vendre, ni hypothéquer ; toutes les transactions sont gelées et tout potentiel de développement est bloqué.
Sur les 59 villages de Mayotte, 42 sont situés dans la ZPG. Dans la commune de Bouéni, 18 % de la zone urbaine y sont inscrits, soit 7 hectares construits et occupés sans titre sur les 39 hectares. Depuis le décret de 2009, les occupants sans titre peuvent acheter le terrain à l'État, mais ils n'en voient en règle générale pas le besoin, puisque, pour l'instant, ils ne font pas l'objet de recours et ne paient pas de taxes foncières. À moins d'un problème avec les voisins, ils ne font pas de démarche pour régulariser.
En tant que professionnels, les géomètres-experts sont confrontés à des difficultés concrètes. Comment convoquer les riverains avec fiabilité en l'absence d'adresses précises et lorsque les rues de la plupart des villages n'ont pas de nom ? Comment traiter le cas des coopératives agricoles « fantômes » ? En effet, de très grandes parcelles ont été immatriculées par le passé via la constitution de coopératives agricoles, mais celles-ci sont des coquilles sans statut, sans assemblée générale. Ce sont dans les faits des particuliers qui occupent et cultivent individuellement ces parcelles.
Je retiens vos pistes de réflexion sur les droits de succession et sur l'usucapion. Il est saisissant de constater que le cadastre de Mayotte, même finalisé, reste théorique, presque virtuel, et que le chantier de la régularisation foncière reste largement inachevé. Lors de notre mission d'octobre, nous avons été également frappés par la différence d'approche entre le Département qui donne le terrain et l'État qui le vend, alors que les occupants n'ont ni l'envie, ni les moyens d'acheter.
Pour régler le problème d'adressage, les maires ne peuvent-ils pas user de leur faculté de donner des noms aux rues et de numéroter les habitations ?
Il est vrai que cela relève de la compétence des maires, mais l'adressage n'est pas, pour beaucoup d'entre eux, une priorité au regard de l'immensité des autres problèmes qu'ils doivent affronter. Permettez-moi de revenir sur la question de l'immigration. Souvent Mayotte est abordée sous cet angle. Cela n'est guère surprenant, étant donné l'impact de l'immigration sur tous les sujets. Vous avez suggéré des solutions temporaires, transitoires en attendant de parvenir à une solution définitive, mais quelle solution temporaire ou définitive n'atteint pas rapidement ses limites face à des clandestins qui s'installent sur des terrains ? De ce point de vue, la situation foncière de Mayotte ne ressemble à aucune autre, même en outre-mer. La question de l'immigration peut suggérer des rapprochements avec la Guyane. Mais il demeure une différence fondamentale : Mayotte ne couvre que 374 km2. C'est un territoire exigu qui n'offre pas les possibilités d'étalement de la population comme la Guyane. Face à l'immigration clandestine, l'État ne peut pas se défausser sur les collectivités territoriales.
Un des moments les plus pénibles et tristes de notre déplacement à Mayotte fut pour moi notre rencontre avec la chambre d'agriculture. J'ai ressenti vivement l'impuissance des cultivateurs confrontés à l'occupation illégale de leurs champs par des clandestins. Le problème migratoire se superpose à la complexité intrinsèque du foncier mahorais pour aboutir à des situations extraordinairement compliquées, qui appellent des solutions complètement originales. Wallis-et-Futuna transmet sans hésiter la couronne du foncier le plus complexe à Mayotte !