Intervention de Alexandre Orlov

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 décembre 2015 à 9h03
Crise irako-syrienne et lutte contre daech — Audition de M. Alexandre Orlov ambassadeur de russie en france

Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France :

Certes, mais la notion de démocratie, telle que nous la connaissons en France et en Europe, n'est hélas pas celle des pays arabes. Vous ne pouvez citer un seul pays du tiers-monde qui ait le même niveau de démocratie que les pays d'Europe. C'est une autre culture politique. Dans ces pays, le chef doit être autoritaire, sans quoi il n'est pas respecté.

On ne peut juger les autres avec nos critères. Nous sommes différents.

J'ai parlé avec le président Raffarin d'un livre sur la Chine intitulé « Le paradoxe du poisson rouge ». Nous essayons d'analyser les Chinois avec notre approche, mais ils ont une autre mentalité, ni pire, ni meilleure que la nôtre, mais une mentalité différente. C'est la même chose pour les pays arabes. On ne peut leur dire qu'ils doivent être comme nous. Ils ont une autre culture, une autre histoire.

Pour ce qui est de Bachar al-Assad, je l'ai déjà dit, c'est au peuple syrien de décider. Bachar al-Assad, comme tout autre Syrien, a le droit de se présenter à une élection. C'est ensuite au peuple de choisir. S'il est aussi détesté que vous le dites, il ne sera pas élu, mais il a le droit de se présenter.

Comment réaliser les élections ? Bien sûr, les élections en Syrie, même dans dix-huit mois, ne seront pas les mêmes que celles qu'on a connues dimanche dernier en France. La situation est complètement différente : il s'agit d'un pays en guerre, mais il faut en sortir ! Pour ce faire, il n'y a rien de mieux qu'une élection, même si elle ne s'adresse hélas qu'à une partie de la population, l'autre ayant quitté le pays.

On peut aussi imaginer des votes à l'étranger. On peut tout organiser, mais il n'y a pas d'autre solution. C'est la solution la plus démocratique : le vainqueur doit sortir des urnes. Il faut qu'on travaille ensemble à cette solution. On a encore du temps, mais on ne parle guère de la réforme constitutionnelle, pourtant très importante : que va-t-on mettre dans cette nouvelle Constitution qui va préfigurer la Syrie de demain ?

La France a joué un rôle éminent dans la création de la Syrie que nous connaissons aujourd'hui, et elle peut continuer à jouer ce rôle.

Vous avez évoqué l'Irak. C'est un pays qui a été complètement détruit. Il faut le faire renaître.

Je veux, encore une fois, exprimer un point de vue personnel - une hérésie : étant donné la pagaille généralisée dans cette région du monde, peut-être faut-il convoquer une grande conférence internationale afin de réfléchir à l'avenir de toute la région, Israël mise à part.

Il existe aussi un problème kurde. Je pense que le peuple kurde a les mêmes droits que le peuple palestinien de disposer de son propre État. Aujourd'hui, les Kurdes vivent dans quatre pays, l'Irak, en Syrie, en Turquie et en Iran. On peut imaginer un État quelque part dans la région. C'est l'effort que doit accomplir la communauté internationale. Il faut profiter du mal pour faire du bien. Peut-être pourra-t-il sortir de cette pagaille généralisée quelque chose de nouveau, plus stable et plus tenable...

Vous avez posé la question des relations avec la Turquie. Elles sont aujourd'hui franchement mauvaises. Pourquoi ? Nous avons considéré la Turquie comme un pays allié et un partenaire. Le président Poutine a vu M. Erdoðan à Antalya, en marge du G20, il y a un mois à peine. Ils ont beaucoup parlé et signé beaucoup d'accords. On pensait pouvoir développer une forte coopération avec la Turquie avant que ne se produise l'incident de cet avion lâchement abattu. Le président Poutine l'a ressenti comme une trahison ! La trahison est le pire des crimes que l'on peut commettre.

Je ne suis pas prophète, mais je pense que les relations entre Vladimir Poutine et M. Erdoðan sont compromises pour très longtemps. On vient d'ailleurs d'annuler un sommet entre la Russie et la Turquie programmé en décembre. Il a été reporté sine die.

Il s'agit selon moi d'une conduite totalement irresponsable de la part de la Turquie. Les Turcs auraient pu s'excuser après l'incident. Pas du tout ! La première réaction des Turcs a été de se plaindre auprès de l'OTAN, à Bruxelles, et de chercher appui et protection. Cela démontre qu'il s'agissait d'une provocation préméditée.

Pourquoi ? Nous l'avons déjà expliqué : nous pensons qu'ils ont ainsi voulu montrer leur mécontentement à propos du fait que nos bombardements compromettaient un trafic de pétrole qui les enrichit. Nous savons que la famille de M. Erdoðan, peut-être pas lui-même mais son fils, est directement impliquée dans cette affaire. Le gendre de M. Erdoðan est également ministre du pétrole. Toute la famille s'enrichit ! C'est pourquoi il a décidé de nous donner une leçon. C'est notre lecture des événements.

Nous attendons toujours des excuses, mais M. Erdoðan a dit publiquement qu'il ne s'excuserait pas. Nos relations sont très tendues. Cela ne concerne pas le peuple turc ; la Turquie est notre voisin. C'est un pays important, avec lequel nous avons toujours eu des relations économiques intéressantes. Nous voulons bien les développer, mais le président Erdoðan pose problème. J'espère que nous allons en sortir.

Pour finir sur une note plus optimiste, je voudrais aborder les relations bilatérales franco-russes. Depuis le mois de septembre, elles se sont beaucoup améliorées.

Des échanges ont eu lieu entre les ministres. M. Le Foll s'est rendu à Moscou, où il a été reçu par le ministre de l'agriculture russe. Ils ont trouvé quelques solutions, notamment en matière d'exportations de la viande porcine. Les choses sont en train de se faire.

Une réunion du Conseil économique, financier, industriel et commercial (CEFIC) est programmée pour fin janvier à Moscou. Le mécanisme bilatéral reprend donc petit à petit son cours normal.

Néanmoins, les sanctions mettent quelques freins à cette reprise. Il existe deux sortes de sanctions. Les premières consistent en des sanctions individuelles, qui sont d'une bêtise totale. C'est une véritable humiliation. On a humilié beaucoup d'amis de la France, à commencer par le président de la Douma d'État, M. Narychkine, le président du groupe des métiers, M. Slutsky, ou la présidente du Sénat, Mme Matvienko, l'alter ego du président Larcher. L'humiliation laisse des traces. Il ne faut jamais humilier qui que ce soit.

Les sanctions économiques freinent aussi nos échanges, surtout pour ce qui est des sanctions bancaires.

Les banques occidentales ne peuvent consentir de crédits au-delà de trois mois. Trois mois, ce n'est rien ! On a dit que les agriculteurs français avaient souffert de cette situation. Pas uniquement ! Il en va de même des industriels.

La Russie continue à se développer ; nous avons de grands projets d'infrastructures. Nous construisons une ligne de TGV de Moscou jusqu'à Kazan. La France est très performante dans ce domaine. Alstom, qui pourrait être notre partenaire, n'en a pas la possibilité, faute de crédits. Vous pénalisez vos propres industriels, qui ne peuvent ainsi remporter d'appels d'offres en Russie. Pour le moment, la Chine est bien placée sur ce plan.

Nous préparons également la coupe du monde de football pour 2018 dans une douzaine de villes. Il y a énormément de travaux d'infrastructures, des stades, des aéroports, dans lesquels la France est très performante. Faute de pouvoir accéder au crédit, ses entreprises ne peuvent y participer.

Au-delà des sanctions formelles, le secteur français bancaire est tétanisé. Il redoute même d'ouvrir des comptes bancaires aux ressortissants russes, de peur que les États-Unis les sanctionnent ensuite, comme dans l'affaire de la BNP-Paribas, du Crédit agricole et bientôt de la Société générale. Cela créée de vrais problèmes.

Il faut avoir une certaine cohérence : si nous sommes alliés, ou du moins partenaires dans le cas de la Syrie, il faut que ce soit le cas pour tout le reste, y compris dans le secteur de l'économie et des relations bilatérales.

On voit ici toutes les conséquences de l'évolution de l'Europe de ces dernières décennies. La France ayant hélas délégué une grande partie de sa souveraineté à Bruxelles, elle est liée par ses engagements. Elle voudrait bien annuler les sanctions, mais elle ne le peut pas. Elle est devenue l'otage des pays baltes ou de la Pologne, qui ont leurs propres phobies, leurs propres complexes, ce qui empêche l'Allemagne et la France de construire des relations politiques avec la Russie - mais c'est là un sujet pour une autre rencontre.

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