Intervention de Thierry Tuot

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 16 décembre 2015 à 10h20
Liberté de la création architecture et patrimoine — Table ronde sur les dispositions relatives au patrimoine

Thierry Tuot, rapporteur général de la commission de concertation sur le fonctionnement et l'avenir des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) :

conseiller d'État, rapporteur général de la commission de concertation sur le fonctionnement et l'avenir des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP). - Je remercie votre commission de m'avoir invité puisque je n'avais aucun titre pour prendre la parole dans cette enceinte. Bien que j'ai été associé à la réalisation du texte de loi créant les AVAP, je ne parle ici qu'en mon nom puisque je n'ai ni été consulté par le ministère ni siégé à l'Assemblée générale du Conseil d'État sur le texte qui nous réunit aujourd'hui. En revanche, la formation contentieuse que je préside au Conseil d'État sait assez bien annuler les décisions des collectivités relatives au zonage et c'est d'ailleurs la seule certitude que nous ayons en la matière : il est en général plus facile d'annuler que d'élaborer un dispositif légal. Je serai en l'occurrence heureux de vous apporter le point de vue d'un juge administratif sur ce projet.

Il faut, à titre liminaire, saluer la simplification des structures et des procédures assurée par ce projet de loi. Celui-ci introduit également des procédures, notamment implicites, par défaut qui me paraissent tout à fait bienvenues dans le système, dès lors qu'on allège la charge de travail. Je reste néanmoins frustré en matière de simplification sur un point qui est celui de l'articulation des documents entre eux à l'intérieur du code du patrimoine. Que fait-on lorsqu'on a un classement UNESCO et une cité historique ? Comment s'articulent la zone tampon et les abords ? Le juge le dira dans dix ans, mais il serait intéressant de se poser d'ores et déjà la question.

Plus généralement, je serais heureux de soulever un point de vigilance devant votre commission. Comment articule-t-on les documents du patrimoine avec les autres ? J'ai la chance d'être administrateur de trois grands ports - Paris, Rouen et le Havre. Une entreprise qui s'installe bord à quai à Rouen est soumise à environ trente-cinq à trente-sept plans divers. Lesquels doit-on privilégier et comment les articule-t-on ? Lorsqu'on a la chance d'avoir du patrimoine industriel sur les bords de Seine, que fait-on prévaloir, les risques d'inondation, les explosions chimiques ou la préservation du patrimoine ? Cette articulation ne peut être arrêtée par la technostructure. Il n'y a que les parlementaires qui soient en mesure de sélectionner ce qu'on doit privilégier.

C'est là le premier point de vigilance que je voulais évoquer. Je crois, qu'au-delà des circonstances, les AVAP avaient résulté du sentiment de malaise éprouvé par nombre d'élus locaux à devoir concilier la vie des quartiers avec la préservation des patrimoines. Nous ne pouvons faire de la protection du patrimoine un conservatoire à ciel ouvert. Il faut en effet continuer à vivre dans le patrimoine et le paysage que nous préservons. Dans quel sens doit-on traiter les priorités, entre l'emploi, l'environnement, la croissance ? Le code de l'urbanisme comporte une quinzaine d'objectifs liminaires, sans aucune hiérarchie. L'objectif exact que l'on poursuit manque à la définition des cités historiques. Si le projet de loi qu'on vous soumet est bel et bien celui du XXIe siècle et qu'il est, à ce titre, destiné à demeurer pérenne pendant vingt ou trente ans, encore faut-il savoir quel patrimoine nous protégeons et dans quel but nous le faisons. Si l'on voit ici des améliorations de l'enveloppe et des outils, la réflexion de fond sur la définition du patrimoine et la façon dont elle s'articule avec la vie sociale, qu'elle soit urbaine ou rurale, n'est guère présente ; du moins je n'en vois ni la trace ni les déterminants dans le texte qui vous est proposé. C'est un oubli fâcheux. De ce fait, l'administration de ces zones - comme il l'a été rappelé par les précédents intervenants - n'est pas éternelle et à l'horizon d'une décennie, il faut prendre en compte l'évolution des techniques et de notre sensibilité, mais aussi de nos pratiques sociales. Il y a dix ans, personne n'envisageait la pose de double vitrages comme on le fait aujourd'hui. La visibilité des éoliennes depuis les zones protégées est aussi devenue une question. La sensibilité et les besoins changent, ainsi que la dynamique sociale, économique et touristique. Il nous faut les moyens de l'administrer dans le temps. Dans l'état actuel, le projet n'aborde pas les questions de la co-administration avec les élus locaux et l'État de l'évolution de la réglementation, ni celle de la très grande simplicité possible des évolutions secondaires que l'on pourrait mettre en place. Faut-il vraiment mettre en oeuvre une machinerie lourde et coûteuse pour déterminer les modalités de l'installation des enseignes dans une rue ? Ce type de problème, que les AVAP permettaient de résoudre, n'est plus abordé. Il nous faut dégager des priorités quant à ce que nous voulons protéger et réfléchir à des systèmes d'administration plus ouverts et transparents, de manière à anticiper l'évolution de la réglementation de l'intérieur.

Je formulerai un second point de vigilance en reprenant l'expression de M. Alain de la Bretesche : « les 500 mètres, c'était idiot mais c'était simple ». Je tremble comme juge devant la marée contentieuse qui s'annonce en matière de définition des périmètres. Aucun critère n'est défini dans la loi pour faciliter la délimitation des périmètres. La seule chose qui est prévue, c'est qu'à défaut, on peut toujours en revenir à la règle des 500 mètres. Vous conviendrez avec moi que le contenu est assez faible. Pour autant, je ne crois pas qu'il revienne au législateur de le préciser. Mais, il faudrait, à tout le moins, certaines directives sur l'usage des pouvoirs des ABF, sur le contenu de la réglementation des cités historiques et sur la façon de délimiter les 500 mètres, sans nécessairement qu'elle revête un caractère impératif. Cette démarche permettrait de réduire l'incertitude et l'imprévisibilité. La commission nationale pourrait être chargée de l'élaboration de ces directives au contenu purement indicatif et devenir une sorte de « parlement national du patrimoine ». Il faudrait à ce titre, réfléchir à la possibilité d'élargir sa composition afin de l'ouvrir aux représentants du monde économique et social. Les directives élaborées par la commission nationale seraient publiées et déclinées au niveau local, afin de servir de guide pour les ABF et de référence pour les élus locaux.

Le troisième point de vigilance concerne la trop grande fragilité des nouveaux PLU du fait de l'incertitude qui entoure leur contenu. J'observe qu'on en annule beaucoup et leur annulation portera désormais atteinte à la protection du patrimoine. Auparavant, la protection du patrimoine était assurée quand bien même le PLU était annulé, puisque le PSMV ou le règlement de l'AVAP perdurait, le cas échéant, au-delà de cette annulation. Il faudrait réfléchir, en cas de contentieux, à la possibilité pour le juge de conserver des règles minimales ou de définir, au niveau national, des modalités minimales de protection qui permettraient au moins de conserver le périmètre et les règles de base en cas d'annulation. Comme vous le savez, ce type d'annulation est relativement fréquent.

Au-delà, nous avons un problème d'échelle et d'outils disponibles pour protéger le patrimoine des petits villages qui risque de relever des EPCI, ainsi que le patrimoine paysager et rural. Si nous avions classé les Boucles de la Seine au patrimoine mondial de l'UNESCO, rien de ce qui était dans la loi n'était, en l'espèce, applicable. Il s'agit là d'un vrai problème : qui doit déterminer la politique patrimoniale ? Ce qui me conduit à revenir sur mon interrogation liminaire qui porte sur la définition du patrimoine au XXIe siècle. La ville de Carcassonne, à l'époque de Viollet-le-Duc et Mérimée, c'était un patrimoine urbain. En ne protégeant que lui, on en arrive à la situation paradoxale d'autoriser des éoliennes sur les Corbières. Il faut absolument se poser la question de l'échelle et renouveler notre savoir en matière de protection du patrimoine. Je regrette qu'on ne modernise pas les documents d'urbanisme, en incitant les collectivités à renouveler leurs connaissances auprès des universitaires spécialisés. Je regrette également que l'on continue à parler d'enquête publique comme si cet instrument de participation n'était pas caduc depuis vingt à trente ans et totalement incapable d'assurer la participation des citoyens. Je rappelle que l'Aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui fait l'objet d'un consensus total parmi la population, a fait l'objet de trois déclarations d'utilité publique et de trente années de procédures. Si l'on veut une autre illustration de l'échec total de notre appareil de consultation du public, il est facile de trouver une dizaine d'exemples analogues. Nous ne savons plus associer la population aux consultations réglementaires. Réfléchir à la modernisation de la protection du patrimoine, c'est réfléchir d'abord à l'adhésion sociale à cette protection.

Je terminerai mon propos avec un quatrième point de vigilance. Une fois de plus, l'outre-mer est ignoré avec un renvoi à des ordonnances pour l'adaptation aux spécificités de ces territoires. Comment pouvons-nous dire à nos compatriotes que nous les considérons comme liés au destin national en leur proposant de déroger systématiquement à la réglementation en vigueur en métropole ? N'avons-nous, depuis Paris, aucune idée de ce qu'est le patrimoine de nos collectivités d'outre-mer ? Aucune réflexion nationale n'est conduite pour prendre en compte les spécificités du patrimoine ultramarin, afin de le protéger. Je sais bien qu'on confie systématiquement le pouvoir législatif aux collectivités d'outre-mer, y compris à celles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Je m'étonne d'ailleurs que la ville de Bayonne ne le revendique pas pour elle, puisqu'elle est plus importante en taille que chacune de ces deux collectivités ! La dérogation n'est pas une solution digne pour nos compatriotes insulaires. Mieux vaudrait proposer une vision nationale de ce patrimoine partagé qui est le nôtre.

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