La proposition de loi constitutionnelle s'inscrit dans le contexte d'une inflation normative, à la fois législative et réglementaire, qui s'est étendue à des domaines périphériques où des organismes de droit privé interviennent de plus en plus. Cette inflation s'exerce de surcroît dans des domaines législatifs sensibles comme l'environnement, l'urbanisme et la transition énergétique.
Dès 1991, le Conseil d'État s'était alarmé de ce phénomène ; un rapport de Mme Chandernagor avait décrit l'insécurité juridique résultant de la surproduction normative. Plus récemment, en 2011, notre collègue Éric Doligé a présenté un rapport au Président de la République sur ce thème puis a déposé une proposition de loi pour simplifier le fonctionnement des collectivités territoriales. Notre commission a été saisie de sept lois de simplification depuis 2007 pour réduire le nombre de normes appliquées par les acteurs publics et privés, évalué à 400 000 par l'Association des maires de France.
Un premier moratoire a été introduit en 2010. Son bilan est mitigé puisque, d'après Jacqueline Gourault, il n'a pas donné lieu à une diminution sensible : son rapport sur la proposition de loi de M. Doligé en 2012 soulignait même que le nombre de projets réglementaires était en augmentation.
Une circulaire du Premier ministre du 17 février 2012, confirmée par une circulaire plus récente du 12 octobre 2015, prévoit l'établissement d'une évaluation préalable pour tout projet de texte réglementaire. Une autre circulaire du Premier ministre du 17 juillet 2013, entrée en vigueur dès le 1er septembre suivant, met en oeuvre le principe : « une norme créée, une norme supprimée ».
Enfin, la Commission consultative d'évaluation des normes créée en 2008 et dont les avis étaient consultatifs, a été remplacée en 2014 par le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). D'après le Gouvernement, l'action de celui-ci aurait dégagé plus d'un milliard d'euros d'économies et 912 millions de recettes, mais ces chiffres appellent quelques réserves, exprimées par notre ancien collègue Alain Lambert et la Cour des comptes. Il est en réalité difficile d'en mesurer l'impact à peine un an après son installation. Sur plus de 370 avis rendus par le CNEN, huit ont été négatifs.
La proposition de loi constitutionnelle qui vous est soumise est issue du travail de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. Il conviendra de l'harmoniser avec un texte très voisin, dont notre commission sera également saisie, fruit de la réflexion de la délégation aux entreprises.
L'article 1er propose de compléter l'article 39 de la Constitution par un mécanisme de gage s'appliquant aux projets et propositions de loi ainsi qu'à l'ensemble des amendements qui portent création d'une « contrainte ou d'une charge complémentaire ». Ne seraient discutés que ceux qui prévoiraient simultanément la suppression d'une contrainte ou d'une charge équivalente.
L'article 2 introduit un nouvel article 88-8 de la Constitution interdisant au législateur de « surtransposer » les directives européennes, à travers une distinction entre les projets ou propositions de lois visant à transposer strictement une directive européenne, et les textes d'accompagnement comprenant des mesures d'adaptation du droit existant aux dispositions européennes.
L'article 1er pose plusieurs difficultés. D'abord, une contrainte s'apprécie beaucoup moins aisément qu'une charge ; or certaines mesures normatives s'expriment en termes de délais ou d'obligations, ce qui rend difficile leur compensation par des mesures normatives équivalentes. Plus globalement, il faut des outils d'évaluation du coût, et d'appréciation de la sincérité de cette évaluation.
Plus important, l'article 40 de la Constitution rend toute initiative parlementaire irrecevable si elle crée ou aggrave une charge publique, que celle-ci soit compensée ou non. Or en vertu de l'article 1er du texte, une initiative parlementaire introduisant une charge ou une contrainte supplémentaire pour les collectivités territoriales serait recevable dès lors qu'elle serait gagée par la suppression d'une charge ou d'une contrainte équivalente. En revanche, les initiatives applicables à d'autres personnes publiques seraient déclarées irrecevables au regard de l'article 40. Outre un problème évident de cohérence et d'égalité de traitement, cette règle serait moins protectrice des finances locales que l'article 40 puisqu'elle autoriserait l'introduction compensée de nouvelles dépenses locales. En outre, certaines normes ayant une incidence financière sur les collectivités territoriales ne les visent pas exclusivement. Non seulement il est difficile en pratique d'apprécier l'équivalence d'une charge, a fortiori si elle ne présente aucune incidence financière, mais encore ce texte reviendrait à figer les compétences des collectivités locales, sauf à effectuer un travail préalable de gage. Ces difficultés m'amèneront à vous soumettre un amendement.
Tous ceux que nous avons entendus, en particulier Alain Lambert, ont insisté, au-delà du travail du CNEN, sur la nécessité d'une démarche plus volontaire sur le plan législatif et institutionnel.
Il y a des normes ne relevant pas seulement du domaine réglementaire. Dans le domaine sportif, les fédérations sportives imposent parfois des contraintes très fortes aux collectivités. Autre exemple, la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées pose, dans son article 4, le principe de l'accessibilité universelle qui va au-delà des dispositions adoptées par l'ONU ou la Commission européenne. Deux ans avant le délai de mise en oeuvre, le Gouvernement, voyant que l'échéance ne serait pas respectée, a engagé une concertation avec les associations représentant les personnes handicapées pour mettre en oeuvre des dispositions adaptées. Celles-ci ont été prises par ordonnance grâce à une loi d'habilitation, sans que le Parlement se prononce sur le fond de la question.
Alors que l'article 39 de la Constitution impose au Gouvernement d'assortir tout projet de loi d'une étude d'impact - le Conseil constitutionnel ayant livré de cette obligation une analyse très formelle -, les initiatives parlementaires relèvent de l'article 40. Il conviendrait d'harmoniser le traitement des textes d'origine gouvernementale et parlementaire en faveur du dispositif prévu à l'article 39.
La « surtransposition » des directives européennes, contre laquelle l'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle a été rédigé, est une pratique courante. Dans le domaine aéronautique par exemple, une mauvaise traduction peut transformer une incitation en exigence. En matière d'énergie, nos voisins européens ont souvent recours à des transpositions allégées. Ainsi en Allemagne, la structure fédérale ménage une possibilité de souplesse dans l'application du droit européen au niveau des Länder. Chez nous, la transposition au seul niveau national est facteur de rigidité.
Notre marge de manoeuvre en la matière est limitée, puisqu'il est impossible de « sous-transposer ». Conscientes du problème, les autorités européennes envisagent elles-mêmes d'harmoniser la transposition dans les différents pays ; à l'encontre de cette tendance, une récente résolution européenne du Sénat déposée par Jean Bizet et Simon Sutour appelle à ne pas priver le Parlement de sa capacité d'appréciation dans ce domaine.