Intervention de Rémy Pointereau

Réunion du 12 janvier 2016 à 14h30
Compensation des charges applicables aux collectivités territoriales — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission modifié

Photo de Rémy PointereauRémy Pointereau :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà vingt-cinq ans, le Conseil d’État, dans son rapport consacré à la sécurité juridique, déplorait les effets pernicieux de l’inflation normative sur l’action publique et l’initiative privée. Fustigeant la « logorrhée législative et réglementaire », la plus haute juridiction administrative dénonçait « la prolifération désordonnée des textes, l’instabilité croissante des règles et la dégradation manifeste de la norme ».

Depuis lors, le signal d’alarme lancé par le Conseil d’État n’a, hélas, rien perdu de son actualité : notre ordonnancement juridique demeure caractérisé par une complexité normative toujours plus grande.

Les collectivités territoriales, acteurs incontournables de la mise en œuvre des politiques publiques depuis les lois de décentralisation, sont les premières victimes de ce zèle normatif. En effet, au fil des ans, l’État n’a cessé de prescrire de nouvelles normes, charge aux collectivités territoriales d’en assurer l’application et, plus encore, d’en supporter le coût !

La situation dégradée des finances locales impose aujourd’hui de mettre un terme à cette fuite en avant. Rappelons que les collectivités territoriales sont confrontées à deux tendances de fond dont la conjugaison est insurmontable pour bon nombre d’entre elles : une hausse des dépenses imputable, pour une large part, à la prolifération de normes de toute nature et une baisse des recettes dans un contexte de maîtrise des concours financiers de l’État. Face à cet « effet de ciseau », il est urgent de desserrer l’étau normatif, afin de restaurer durablement la latitude financière et décisionnelle des collectivités territoriales.

Nous le savons, l’empilement normatif porte préjudice à l’action publique locale à plus d’un titre. En soumettant tout projet à des contraintes, des délais et des procédures irraisonnées, l’inflation normative paralyse l’initiative locale. Selon l’Association des maires de France, on dénombre ainsi un total de 400 000 normes applicables aux collectivités territoriales. Ces normes constituent autant d’entraves à la capacité d’action des élus et des acteurs locaux, ainsi qu‘un frein à la croissance.

En outre, la prolifération normative grève les ressources locales dans le contexte financier que j’ai rappelé. Le coût total des normes représente ainsi 3 points de produit intérieur brut par an, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE. De son côté, le Conseil national d’évaluation des normes, le CNEN, chiffre à 6 milliards d’euros le coût brut des textes qui lui ont été soumis pour examen de 2008 à 2014.

Contraignant et onéreux, l’étouffement normatif nuit de surcroît à l’attractivité de nos territoires. Selon le Forum économique mondial, la France se positionne à la 121e place sur 144 en termes de compétitivité administrative. Ce rang médiocre est révélateur des freins réglementaires posés localement à l’activité économique et, par voie de conséquence, aux perspectives de croissance.

Enfin, la complexité normative n’est pas satisfaisante sur le plan de la sécurité juridique. Les normes mouvantes, contradictoires, confuses posent de réelles difficultés d’application aux élus locaux, et notamment des risques de contentieux. À titre d’illustration, je citerai une publication sénatoriale de 2010 selon laquelle, en dix ans, la partie législative du code général des collectivités territoriales a été modifiée à hauteur de 80 % et la partie réglementaire à hauteur de 50 %. Les élus locaux ne s’y retrouvent plus !

En définitive, et d’un certain point de vue, c’est au principe de la libre administration des collectivités territoriales que l’inflation normative porte atteinte.

Dans ces circonstances, le Sénat, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, doit offrir aux élus locaux une réponse à la hauteur des enjeux. La délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation s’est engagée résolument dans cette voie. La prolifération normative est d’ailleurs pour elle un axe de réflexion ancien, comme en témoignent les rapports publiés par ses membres sur ce sujet : des travaux de Claude Belot sur la maladie de la norme, en 2010, à ceux de Jean-Pierre Vial sur l’accessibilité aux personnes handicapées des établissements recevant du public, en 2014, ainsi qu’au travail de notre collègue Éric Doligé.

Cet engagement bien établi en faveur de la simplification normative a été confirmé par la décision du président Gérard Larcher et du bureau du Sénat, qui a confié à la délégation sénatoriale compétence pour évaluer et simplifier les normes applicables aux collectivités territoriales.

Depuis lors, beaucoup de travail a été accompli, même si les résultats obtenus resteront toujours en deçà de l’ampleur – titanesque – de la tâche.

La délégation s’est tout d’abord concentrée sur le flux de normes, en proposant des amendements de simplification au cours de l’examen au Sénat de certains projets de loi.

Elle s’est également penchée sur le stock de normes dans le domaine de l’urbanisme, dont la simplification a été jugée prioritaire par les deux tiers des élus locaux ayant répondu au questionnaire en ligne qu’elle a proposé lors du dernier congrès des maires Une proposition de résolution, issue de ces travaux, sera présentée demain, en séance publique, par le président Jean Marie Bockel.

Enfin, la délégation a souhaité améliorer le fonctionnement du CNEN avec lequel elle entretient des contacts réguliers. Sur l’initiative du président Bockel et de moi-même, le Sénat a adopté une proposition de loi levant les entraves réglementaires posées par le Gouvernement à la saisine de cette instance.

Telles sont les actions concrètes et pragmatiques que la délégation a d’ores et déjà engagées ; elles seront poursuivies et intensifiées.

Cependant, il faut admettre que ces initiatives ciblées, si elles sont tout à fait utiles, ne permettront pas, à elles seules, d’endiguer l’inflation normative. C’est par une intervention d’ensemble posant des bornes claires et précises aux prescripteurs de normes que pourront s’opérer un changement de pratiques et, espérons-le, un changement de culture. C’est pourquoi la proposition de loi ainsi que l’amendement que j’ai déposés ont pour objet d’inscrire dans la Constitution un arsenal complet, destiné à protéger les collectivités territoriales contre la furie normative.

À mon sens, trois principes protecteurs devraient être garantis par notre texte constitutionnel. Le premier d’entre eux est la règle : « pour une norme créée, une norme supprimée ».

Le CNEN a évalué que, chaque jour, une nouvelle norme applicable aux collectivités territoriales est édictée. Dans le même temps, il est rare que des normes soient abrogées, de sorte que des contraintes – parfois contradictoires – s’amoncellent. C’est la raison pour laquelle je suggère d’introduire, avec une certaine souplesse, la règle selon laquelle la création d’une norme applicable aux collectivités territoriales doit être compensée par la suppression d’une autre. Par la circulaire du Premier ministre du 17 juillet 2013, ce mécanisme a d’ores et déjà été consacré par le Gouvernement dans le domaine réglementaire. Une modification constitutionnelle permettrait de l’appliquer également à la matière législative.

Le deuxième principe que je souhaite inscrire dans notre texte constitutionnel est celui du « prescripteur-payeur ».

L’État doit assumer le coût des normes qu’il édicte à l’égard des collectivités territoriales. Il s’agit là d’une préconisation formulée de longue date et avec constance par la délégation. Dès 2010, en effet, Claude Belot indiquait dans le rapport précité que c’est « au prescripteur, et donc à l’État, de devenir – ou redevenir – payeur en prenant en charge financièrement les conséquences de ses normes ».

Au terme d’un échange fructueux avec notre collègue Jean-Pierre Vial, rapporteur de la commission des lois, nous sommes parvenus, je le crois, à une solution protectrice des finances locales, dont nous aurons l’occasion de débattre.

Enfin, le dernier principe est celui de l’interdiction de la « surtransposition » des actes législatifs européens.

La proportion des textes issus du droit de l’Union européenne dans notre droit national est de 50 %, selon l’OCDE. Or leur transposition donne souvent lieu à une surenchère normative. C'est la raison pour laquelle je propose de retenir la règle issue du droit allemand selon laquelle le texte de transposition d’un acte législatif européen doit s’en tenir au contenu de celui-ci.

Ces trois principes permettraient de fixer un cadre bien établi au processus normatif, ce qui contribuerait à renforcer la qualité de la loi et la clarté des débats.

Si l’inflation normative est aujourd’hui unanimement décriée, les élus locaux sont encore dans l’attente de résultats tangibles ; et pour obtenir des résultats, il faut s’en donner les moyens ! C’est pourquoi je vous invite à adopter la présente proposition de loi constitutionnelle, afin d’inscrire dans la Constitution un « bouclier protecteur » en faveur des collectivités territoriales. Le Sénat doit se trouver aux avant-postes de la simplification administrative, il doit en être le moteur !

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