Intervention de Jean-Marc Sauvé

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 janvier 2016 à 9h00
Suivi de l'état d'urgence — Audition de M. Jean-Marc Sauvé vice-président du conseil d'état et M. Bernard Stirn président de la section contentieux du conseil d'état

Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État :

Je voudrais tout d'abord évoquer le cadre constitutionnel de l'état d'urgence, tel qu'il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 25 janvier 1985 sur la loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel a écarté le moyen tiré de l'abrogation implicite de la loi du 3 avril 1955 avec l'entrée en vigueur de la Constitution le 4 octobre 1958, mais ne s'est pas prononcé à l'époque sur le fond de la constitutionnalité de cette loi. Il s'est borné à dire qu'elle était toujours en vigueur.

Dans la décision Cédric D. du 22 décembre 2015, rendue à la suite d'une question prioritaire de constitutionnalité renvoyée par le Conseil d'État, lui-même saisi de la contestation d'une assignation à résidence, le Conseil constitutionnel a jugé que l'article 6 de la loi de 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015, était conforme à la Constitution. Il a rappelé que le juge judiciaire était le gardien de la liberté individuelle mais que les mesures d'assignation à résidence, telles qu'elles étaient contestées devant lui, ne constituaient pas une mesure privative de liberté, dès lors que l'astreinte à domicile ne dépassait pas 12 heures par jour et qu'il n'y a pas plus de trois pointages par jour. L'assignation à résidence constitue donc une mesure restrictive de liberté qui ne contrevient pas à l'article 66 de la Constitution. Sur la conformité aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui consacrent la liberté d'aller et venir, et à l'article 34 de la Constitution, les mesures d'assignation à résidence ne peuvent être prononcées que lorsque l'état d'urgence a été déclaré et édictées qu'à l'encontre de personnes dont on a des raisons de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics. Elles doivent être édictées et appliquées dans le respect du principe de proportionnalité ; leur durée ne peut excéder celle de l'état d'urgence, et en cas de prorogation de celui-ci, elles doivent faire l'objet d'un réexamen. Le Conseil constitutionnel a enfin jugé que le juge administratif devait contrôler le caractère adapté, nécessaire et proportionné des mesures d'assignation à résidence à la fois sur le principe et sur les modalités de ces mesures. Le commentaire dans les cahiers du Conseil constitutionnel a bien noté l'évolution de la jurisprudence administrative, c'est-à-dire le basculement de ce qui était de la haute police dans les années 1950, devenu le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation dans la décision du Conseil d'État du 25 juillet 1985 Dame Dagostini, à un entier contrôle de proportionnalité. Le commentaire aux cahiers fait l'historique de l'évolution et de l'intensification du contrôle opéré par le Conseil d'État et souligne également l'appropriation par le juge administratif des standards internationaux en matière de contrôle de proportionnalité. En réalité, quand il se prononce le 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a en toile de fond la décision rendue par la section du contentieux du Conseil d'État le 11 décembre 2015 Cédric D., et cette décision procède précisément à l'extension du contrôle du juge et opère pour la première fois ce contrôle de proportionnalité. Par conséquent, le Conseil constitutionnel, onze jours plus tard, fait une déclaration de conformité à la Constitution de l'article 6 de la loi de 1955 sous condition, une condition dont il sait qu'elle est respectée.

Le Conseil constitutionnel s'est aussi prononcé le 22 décembre 2015, de manière positive, sur la conformité de la loi de 1955 modifiée, au regard des exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Il a constaté que les mesures d'assignation à résidence pouvaient être contestées devant le juge administratif, y compris par la voie du référé.

Je voudrais aborder maintenant l'avis du Conseil d'État du 11 décembre 2015 sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, en tant qu'il constitutionnalise l'état d'urgence ; je laisse de côté la question de la déchéance de nationalité. Le Conseil d'État a souligné l'effet utile des dispositions de ce projet de loi en ce qui concerne l'état d'urgence. Il constate que le projet de loi constitutionnelle donne un fondement incontestable aux mesures de police administrative pouvant être prises par les autorités civiles pendant l'état d'urgence, et permettra leur extension par le législateur ordinaire avec des mesures comme le contrôle d'identité ou la visite des véhicules. Ce texte permet également d'encadrer la déclaration et le déroulement de l'état d'urgence, en apportant des précisions de fond et de procédure, qui ne relevaient jusqu'ici que de la loi ordinaire, que le législateur pouvait donc modifier de manière discrétionnaire, notamment les motifs de la déclaration de l'état d'urgence, la saisine du Parlement pour prorogation et la durée de celle-ci.

Le Conseil d'État a souligné que l'état d'urgence ne saurait, par l'effet de prorogations successives, devenir permanent. Si la menace à l'origine de l'état d'urgence devient permanente, il faut recourir à des instruments de lutte permanents, en leur donnant si besoin un fondement constitutionnel durable.

Dans cet avis, le Conseil d'État a également admis la conformité à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales des dispositions relatives à l'état d'urgence. Cela a confirmé l'arrêt de l'assemblée du contentieux du 24 mars 2005 Rolin et Boisvert. Il a enfin écarté les dispositions prévoyant un dispositif transitoire d'extinction de l'état d'urgence. Ce dispositif prévoyait la possibilité de maintenir, au-delà de la période pendant laquelle l'état d'urgence s'applique, les effets de mesures individuelles et de mesures générales. Le Conseil d'État a considéré que si les conditions étaient réunies, il devait y avoir prorogation. Si ces conditions ne sont plus réunies, il faut alors en sortir.

Concernant la compétence juridictionnelle pour connaître des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence, depuis les origines de la République, le juge administratif est compétent pour les mesures prises à titre préventif pour la protection de l'ordre public ou la prévention des infractions. Le régime des fermetures de débits de boissons, d'interdiction de réunion ont toujours relevé de la compétence du juge administratif, de même que les régimes de police spéciale, comme la police des étrangers. Ces pouvoirs ont toujours été étendus, par voie législative ou jurisprudentielle en temps de circonstances exceptionnelles. Ces derniers mois, le Conseil d'État, bien avant le début de l'année 2016, s'est montré très attentif au respect des prérogatives que l'autorité judiciaire tire de l'article 66 de la Constitution, qui affirme que l'autorité judiciaire est gardienne des libertés. J'en donnerai quatre exemples.

Le 11 décembre 2015, il a renvoyé une question prioritaire de constitutionnalité sur l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 sur l'assignation à résidence, notamment au regard de l'article 66 de la Constitution. Le Conseil d'État a donc posé la question du contrôle du juge administratif sur les mesures d'assignation à résidence.

Le 15 janvier 2016, le Conseil d'État a renvoyé deux questions prioritaires de constitutionnalité sur la conformité à la Constitution des articles 8, concernant la fermeture des salles de spectacles et des débits de boissons, et 11, relatif aux perquisitions administratives de la loi du 3 avril 1955. Le Conseil constitutionnel aura à se prononcer sur la conformité de ces dispositions au regard de l'article 66 de la Constitution.

Dans son avis du 11 décembre 2015, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la protection de la Nation, il a donné un avis négatif sur la partie du projet de loi plaçant sous l'exclusif contrôle du juge administratif l'ensemble des mesures prises par l'autorité administrative pendant l'état d'urgence. Même si l'avis du Conseil d'État est elliptique sur ce point, il considère par exemple qu'une mesure de privation de liberté prise dans le cadre de l'état d'urgence n'a pas à relever de la compétence du juge administratif. Il y aurait sinon eu une dérogation expresse à l'article 66 de la Constitution, que le Conseil d'État a estimé non souhaitable.

Dans son avis du 17 décembre 2015 sur différentes questions posées par le Gouvernement sur les mesures restrictives de liberté pouvant être prises en dehors de l'état d'urgence, le Conseil d'État mentionne les articles 7 et 9 de la Déclaration de 1789 et l'article 66 de la Constitution, et affirme de manière très ferme « qu'au regard des règles et principes de valeur constitutionnelle, en vertu desquels l'autorité judiciaire est chargée d'assurer le respect de la liberté individuelle, toute détention doit être décidée par l'autorité judiciaire ou exercée sous son contrôle. Il appartient aux autorités de police administrative (...) de prendre des mesures à caractère préventif qui peuvent comporter des mesures affectant ou restreignant des libertés, mais elles ne peuvent prendre à ce titre des mesures privatives de liberté ». Il rappelle donc que l'autorité administrative peut, sous le contrôle du juge administratif, prendre des mesures restrictives de liberté mais dans des cas ponctuels, par exemple le placement en hospitalisation d'office pendant quelques heures avant l'intervention du juge judiciaire ou la rétention des étrangers dans les premiers jours de leur interpellation. Ces exceptions sont minimes et ponctuelles.

Je voulais souligner en quelques points la nature du contrôle opéré par le juge administratif. C'est tout d'abord un contrôle exercé a posteriori, dans un délai de quelques heures à quelques jours. C'est un contrôle qui s'opère selon les procédures d'urgence, référé-liberté ou référé-suspension. Le Conseil d'État a garanti dans tous ces cas un droit à l'audience. En cas d'assignation à résidence, il a jugé qu'il y avait présomption d'urgence et que par conséquent, la requête ne pouvait être rejetée sans audience. Il y a un entier et strict contrôle sur le caractère adapté, nécessaire et proportionné des mesures prises au regard de la menace représentée par le personne assignée à résidence. Ce triple contrôle s'applique tant au principe qu'aux modalités de la mesure, par exemple la durée de l'astreinte à domicile ou les obligations de pointage. Enfin, le juge mène une instruction approfondie, qui se poursuit à l'audience. L'ensemble des faits et des informations allégués par l'administration est soumis à un débat contradictoire, et le juge se détermine évidemment en fonction du résultat des échanges entre les parties. Des suppléments d'instruction peuvent être décidés, et il y a eu pluralité d'audiences dans certains cas. L'information selon laquelle le juge se déterminerait sur la base de notes émanant des autorités publiques du Gouvernement sans aucune discussion est profondément erronée.

Quant aux résultats, au niveau des tribunaux administratifs, où environ 75 décisions ont été prises, il y a à ce stade une douzaine de suspensions ou d'injonctions à modifier l'arrêté d'assignation qui ont été prononcées, et dans au moins deux cas, le ministre de l'intérieur a annulé la décision d'assignation à résidence. Pour le Conseil d'État, il y a eu 19 décisions, sur lesquelles il y a eu 4 annulations par le ministre de l'intérieur, avant ou après l'audience, 2 injonctions et le reste sont des décisions de rejet.

Je voudrais enfin signaler que le contrôle juridictionnel des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence est tout à fait effectif. En réalité, l'état d'urgence n'introduit, par rapport au droit commun, qu'une rupture : la possibilité pour l'administration de prendre des mesures restrictives de liberté sans mandat judiciaire préalable. Le contrôle juridictionnel s'opère alors non plus en amont mais a posteriori, dans des délais très brefs.

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