Intervention de Véronique Degermann

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 14 janvier 2016 : 1ère réunion
Table ronde sur les aspects juridiques de la traite des êtres humains

Véronique Degermann, procureur adjoint au parquet de Paris en charge de la division antiterroriste et de lutte contre la criminalité organisée :

Mes propos reflèteront mon expérience à Paris. J'appartiens à la section de lutte contre la criminalité organisée qui suit les faits d'exploitation sexuelle et d'exploitation des mineurs. L'exploitation domestique relève d'une autre section ; je ne crois pas qu'elle ait actuellement de dossier en cours sous la qualification de traite.

Il a fallu une dizaine d'années pour que l'incrimination de traite des êtres humains entre dans la culture judiciaire et que les magistrats se l'approprient. L'infraction de proxénétisme leur était plus familière, et les clichés attachés à la « traite des blanches » faisaient qu'on rechignait à parler de traite en l'absence de violence ou de déplacements transfrontaliers.

Je milite depuis longtemps pour que les magistrats du parquet recourent à cette qualification de traite, et des circulaires, des protocoles de travail avec les associations en ont martelé l'intérêt. Depuis quelques années, elle est systématiquement visée au niveau de la Juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) de Paris, où 45 affaires sont en cours d'instruction ou en attente de jugement en matière d'exploitation sexuelle. Nous avons rappelé l'intérêt qu'il y avait à viser cette incrimination en plus de celle de proxénétisme, car elle couvre un champ plus large. Il n'y a pas de difficultés au niveau des juridictions de jugements, qui formulent des condamnations sur les deux chefs. De surcroît cette incrimination facilite la coopération internationale, indispensable dans des affaires qui impliquent presque toujours des étrangers et supposent des demandes d'entraide internationale. Elle permet de gommer les différences de législation avec des pays comme la Suisse ou l'Allemagne, facilitant le recours au mandat d'arrêt européen. Eurojust est très sollicité, avec des interpellations simultanées dans plusieurs pays et des équipes communes d'enquête. Visée à l'article 706-73, l'incrimination de traite des êtres humains donne accès à tous les outils procéduraux dérogatoires : garde à vue prolongée, interceptions téléphoniques...

Le parquet de Paris est attaché depuis longtemps à la prise en charge des victimes. Dès l'institution du délit de racolage en 2003, notre politique pénale a mis l'accent sur le suivi socio-sanitaire des prostituées. Nous disposons à Paris d'un maillage d'associations spécialisées compétentes, avec lesquelles nous avons renforcé notre partenariat dans le cadre des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD). Les zones de sécurité prioritaires (ZSP), notamment du 18ème arrondissement, sont très touchées par la prostitution nigériane et roumaine. Un protocole de prise en charge des victimes a été mis en place avec les associations, dont nous nous efforçons d'assurer la présence dès le stade de l'interpellation.

Nous souhaitons qu'une psychologue intervienne au sein de la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) pour aider les victimes à se percevoir comme telles, ce qui ne va pas toujours de soi dans les affaires d'exploitation de type clanique ou familiale. Une convention rassemblant la Mairie de Paris, la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) et le préfet de Paris est en cours de négociation pour mettre en place un appartement d'accueil pour les victimes de traite pendant la procédure judiciaire, afin d'assurer leur présence - trop rare - à l'audience : la parole des victimes a un impact fort, irremplaçable, sur la sanction prononcée.

L'incrimination de traite des êtres humains a aussi été visée dans des affaires d'exploitation de mineurs, notamment dans le dossier Hamidovic, pour lequel le partenariat avec la Bosnie a été essentiel et où nous avons obtenu des condamnations à plus de huit ans d'emprisonnement. Il y a certes eu des poursuites contre les mineurs auteurs de vols, mais cela n'excluait pas le souci de leur prise en charge, ce qui traduit l'ambivalence de ces situations.

L'incrimination de traite peut sembler complexe mais sa rédaction dans le code pénal, qui couvre un grand nombre de situations, est globalement satisfaisante et les magistrats y sont désormais habitués. Notamment, le fait que le consentement de la victime n'exonère pas l'auteur des faits est bien ancré dans leurs esprits. Certaines circonstances prouvent l'absence de consentement de la victime, d'ailleurs.

L'une des principales difficultés est de repérer les mineurs et, surtout, de prouver leur minorité. Certaines jeunes Nigérianes, qui arrivent désormais par la Lybie et Lampedusa, ont des documents sous des identités de majeures. Les associations essaient de détecter les mineures, et la Brigade de protection des mineurs (BPM) alerte aussitôt le parquet des mineurs. Il faut alors intervenir au plus vite pour pratiquer un examen osseux. Nous avons d'ailleurs récemment détecté des jeunes femmes mineures et mis en place un processus de prise en charge et procédé à l'ouverture d'une enquête sous la qualification d'exploitation de mineur.

Hélas, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) manque de moyens et n'intervient guère en région parisienne. Reste la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) de la préfecture de police de Paris, qui traite pourtant déjà un nombre important de dossiers et qui mène des enquêtes longues et difficiles. Les effectifs de police judiciaire manquent pour pouvoir être véritablement présents sur tous les fronts que recouvre la traite. De même, aucun office ne travaille spécifiquement sur l'exploitation des mineurs : c'est donc la BPM, pourtant déjà surchargée, qui se charge du phénomène parisien des gangs de jeunes Roumains.

S'agissant de l'exploitation domestique, mes collègues m'ont indiqué qu'ils n'utilisaient pas l'incrimination de traite, car il est plus simple de passer par le travail dissimulé. Les plaintes sont très rares et les auteurs, souvent étrangers, de passage sur le territoire national. Enfin, les services compétents ne se sont pas approprié cette incrimination, et les cas sont traités par les commissariats plus que par la police judiciaire.

Nous travaillons beaucoup sur les victimes, sachant que certaines deviennent à leur tour exploiteuses. Les Nigérianes, par exemple, doivent rembourser une dette de 65 000 euros : la tentation est forte de faire venir et d'exploiter à leur tour une autre jeune femme. Certains cadres des réseaux se livrent eux-mêmes à la prostitution, notamment dans les réseaux roumains. Nous devons donc nous garder de tout angélisme envers les victimes et faire preuve de professionnalisme. Les réseaux s'adaptent, appréhendent très bien nos failles et infiltrent nos systèmes d'aide aux victimes. C'est pourquoi je ne suis pas favorable à une automaticité de la prise en charge. La France doit rester une terre inhospitalière pour les réseaux. Gare aux effets pervers, donc.

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