Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Réunion du 14 janvier 2016 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • humain
  • incrimination
  • traite

La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

Nous recevons Mme Véronique Degermann, procureur adjoint en charge de la division antiterroriste et de lutte contre la criminalité organisée au parquet de Paris, Mme Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), M. Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et Mme Cécile Riou-Batista, coordinatrice sur la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains et conseillère pour les questions d'éthique, de société et d'éducation aux droits de l'homme à la CNCDH.

Je précise à votre attention que le travail que notre délégation prépare depuis le mois de septembre sur les femmes victimes de la traite des êtres humains sera présenté par six rapporteures, une par groupe. Cette diversité montre l'intérêt de notre délégation pour ce sujet déterminant en matière de violences faites aux femmes, par-delà nos appartenances politiques.

Cette audition est la dernière que nous consacrons au thème des femmes victimes de la traite des êtres humains. Elle portera sur ses aspects juridiques, qui nous concernent au premier chef.

Mme Degermann, je vous donne sans plus tarder la parole.

Debut de section - Permalien
Véronique Degermann, procureur adjoint au parquet de Paris en charge de la division antiterroriste et de lutte contre la criminalité organisée

Mes propos reflèteront mon expérience à Paris. J'appartiens à la section de lutte contre la criminalité organisée qui suit les faits d'exploitation sexuelle et d'exploitation des mineurs. L'exploitation domestique relève d'une autre section ; je ne crois pas qu'elle ait actuellement de dossier en cours sous la qualification de traite.

Il a fallu une dizaine d'années pour que l'incrimination de traite des êtres humains entre dans la culture judiciaire et que les magistrats se l'approprient. L'infraction de proxénétisme leur était plus familière, et les clichés attachés à la « traite des blanches » faisaient qu'on rechignait à parler de traite en l'absence de violence ou de déplacements transfrontaliers.

Je milite depuis longtemps pour que les magistrats du parquet recourent à cette qualification de traite, et des circulaires, des protocoles de travail avec les associations en ont martelé l'intérêt. Depuis quelques années, elle est systématiquement visée au niveau de la Juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) de Paris, où 45 affaires sont en cours d'instruction ou en attente de jugement en matière d'exploitation sexuelle. Nous avons rappelé l'intérêt qu'il y avait à viser cette incrimination en plus de celle de proxénétisme, car elle couvre un champ plus large. Il n'y a pas de difficultés au niveau des juridictions de jugements, qui formulent des condamnations sur les deux chefs. De surcroît cette incrimination facilite la coopération internationale, indispensable dans des affaires qui impliquent presque toujours des étrangers et supposent des demandes d'entraide internationale. Elle permet de gommer les différences de législation avec des pays comme la Suisse ou l'Allemagne, facilitant le recours au mandat d'arrêt européen. Eurojust est très sollicité, avec des interpellations simultanées dans plusieurs pays et des équipes communes d'enquête. Visée à l'article 706-73, l'incrimination de traite des êtres humains donne accès à tous les outils procéduraux dérogatoires : garde à vue prolongée, interceptions téléphoniques...

Le parquet de Paris est attaché depuis longtemps à la prise en charge des victimes. Dès l'institution du délit de racolage en 2003, notre politique pénale a mis l'accent sur le suivi socio-sanitaire des prostituées. Nous disposons à Paris d'un maillage d'associations spécialisées compétentes, avec lesquelles nous avons renforcé notre partenariat dans le cadre des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD). Les zones de sécurité prioritaires (ZSP), notamment du 18ème arrondissement, sont très touchées par la prostitution nigériane et roumaine. Un protocole de prise en charge des victimes a été mis en place avec les associations, dont nous nous efforçons d'assurer la présence dès le stade de l'interpellation.

Nous souhaitons qu'une psychologue intervienne au sein de la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) pour aider les victimes à se percevoir comme telles, ce qui ne va pas toujours de soi dans les affaires d'exploitation de type clanique ou familiale. Une convention rassemblant la Mairie de Paris, la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) et le préfet de Paris est en cours de négociation pour mettre en place un appartement d'accueil pour les victimes de traite pendant la procédure judiciaire, afin d'assurer leur présence - trop rare - à l'audience : la parole des victimes a un impact fort, irremplaçable, sur la sanction prononcée.

L'incrimination de traite des êtres humains a aussi été visée dans des affaires d'exploitation de mineurs, notamment dans le dossier Hamidovic, pour lequel le partenariat avec la Bosnie a été essentiel et où nous avons obtenu des condamnations à plus de huit ans d'emprisonnement. Il y a certes eu des poursuites contre les mineurs auteurs de vols, mais cela n'excluait pas le souci de leur prise en charge, ce qui traduit l'ambivalence de ces situations.

L'incrimination de traite peut sembler complexe mais sa rédaction dans le code pénal, qui couvre un grand nombre de situations, est globalement satisfaisante et les magistrats y sont désormais habitués. Notamment, le fait que le consentement de la victime n'exonère pas l'auteur des faits est bien ancré dans leurs esprits. Certaines circonstances prouvent l'absence de consentement de la victime, d'ailleurs.

L'une des principales difficultés est de repérer les mineurs et, surtout, de prouver leur minorité. Certaines jeunes Nigérianes, qui arrivent désormais par la Lybie et Lampedusa, ont des documents sous des identités de majeures. Les associations essaient de détecter les mineures, et la Brigade de protection des mineurs (BPM) alerte aussitôt le parquet des mineurs. Il faut alors intervenir au plus vite pour pratiquer un examen osseux. Nous avons d'ailleurs récemment détecté des jeunes femmes mineures et mis en place un processus de prise en charge et procédé à l'ouverture d'une enquête sous la qualification d'exploitation de mineur.

Hélas, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) manque de moyens et n'intervient guère en région parisienne. Reste la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) de la préfecture de police de Paris, qui traite pourtant déjà un nombre important de dossiers et qui mène des enquêtes longues et difficiles. Les effectifs de police judiciaire manquent pour pouvoir être véritablement présents sur tous les fronts que recouvre la traite. De même, aucun office ne travaille spécifiquement sur l'exploitation des mineurs : c'est donc la BPM, pourtant déjà surchargée, qui se charge du phénomène parisien des gangs de jeunes Roumains.

S'agissant de l'exploitation domestique, mes collègues m'ont indiqué qu'ils n'utilisaient pas l'incrimination de traite, car il est plus simple de passer par le travail dissimulé. Les plaintes sont très rares et les auteurs, souvent étrangers, de passage sur le territoire national. Enfin, les services compétents ne se sont pas approprié cette incrimination, et les cas sont traités par les commissariats plus que par la police judiciaire.

Nous travaillons beaucoup sur les victimes, sachant que certaines deviennent à leur tour exploiteuses. Les Nigérianes, par exemple, doivent rembourser une dette de 65 000 euros : la tentation est forte de faire venir et d'exploiter à leur tour une autre jeune femme. Certains cadres des réseaux se livrent eux-mêmes à la prostitution, notamment dans les réseaux roumains. Nous devons donc nous garder de tout angélisme envers les victimes et faire preuve de professionnalisme. Les réseaux s'adaptent, appréhendent très bien nos failles et infiltrent nos systèmes d'aide aux victimes. C'est pourquoi je ne suis pas favorable à une automaticité de la prise en charge. La France doit rester une terre inhospitalière pour les réseaux. Gare aux effets pervers, donc.

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

Je cautionne la majorité de ces propos, auxquels j'apporterai toutefois quelques nuances car ils portent surtout sur les pratiques parisiennes. Ailleurs, l'appropriation de l'incrimination de traite des êtres humains par les magistrats est encore en cours. Le cadre normatif est-il suffisant et adapté ? Oui, il est cohérent et adapté, mais son application laisse à désirer, sans doute parce qu'il est trop complexe. Ainsi, un arrêt de la Cour de Cassation du 17 décembre 2015 cite un arrêt de la cour d'appel de Nancy dans lequel les magistrats qualifient de « pratique culturelle » le mariage arrangé d'une jeune fille de treize ans, vendue 120 000 euros pour commettre à terme des cambriolages, et écartent l'incrimination de traite des êtres humains, « pour ne pas la banaliser », arguant ainsi qu'il s'agit d'une affaire familiale. Dans l'esprit des magistrats, la qualification de traite ne concerne que les gros réseaux. Les conséquences sont considérables pour les victimes et sur les procédures de coopération. Cela revient à permettre que les faits continuent en raison de moyens d'investigation insuffisants et d'une protection moindre des victimes. Pourtant, la France avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans l'arrêt C.N et V, suite à un arrêt similaire de la cour d'appel de Versailles, preuve que l'infraction de traite est encore mal comprise.

L'infraction n'est pas utilisée non plus pour qualifier des faits d'esclavage domestique. Ainsi, une jeune femme Marocaine ayant contracté un mariage arrangé s'est retrouvée en France à vivre avec sa belle-mère, contrainte d'assurer les soins aux quatre personnes handicapées que celle-ci accueillait pour le compte du conseil général, tout en étant surveillée par une caméra cachée. Elle se rend dans un commissariat, où les faits sont qualifiés de violences simples ! À Bordeaux, une association la prend en charge et dépose une nouvelle plainte. Les faits sont alors qualifiés de traite, mais le parquet classe sans suite. L'appel est actuellement pendant devant la cour d'appel de Paris.

L'absence de qualification de traite a des conséquences déplorables : sans protection, la victime reste dépendante de son groupe d'exploitation, au risque de devenir à son tour exploiteuse, et les mesures répressives sont freinées.

Ce texte est-il suffisamment accessible aux magistrats ? Je me demande s'il ne faudrait pas inclure les faits d'isolement par rapport à la société du pays d'accueil et de dépendance à l'égard du groupe d'exploitation - très forte notamment chez les Nigérianes. Réfléchissons aussi à la notion de contrainte exercée. Parfois, la contrainte préexiste à la traite et ses auteurs en profitent même s'ils ne l'exercent pas directement Dans certains cas, l'auteur va tirer profit de la détresse de sa victime, et cela peut se faire de façon tacite. Ainsi, il peut suffire à un restaurateur d'évoquer le cas d'une personne en situation illégale que la police aurait interpellée pour que celle qui travaille dans son restaurant n'en sorte plus...

L'application du texte est très hétérogène selon les préfectures, qui octroient plus ou moins facilement le titre de séjour prévu à l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) aux personnes qui déposent plainte. Il s'agit là d'un problème majeur, politique avant d'être juridique. Les personnes qui témoignent sous X devraient avoir droit à un tel titre de séjour, ce qui est loin d'être toujours le cas.

L'hétérogénéité est grande aussi dans les rapports entre structures associatives et autorités de poursuite : certaines associations perçoivent la police et la préfecture comme des ennemis. Les subventions qui leur sont accordées devraient être liées à un cahier des charges qui prévoit une meilleure coopération avec les pouvoirs publics. La protection des victimes ne peut être dissociée de la répression. Par exemple, une Nigériane, si elle n'est pas convenablement accompagnée, n'a d'autre solution que de prendre la place de la tête de réseau tombée sur sa dénonciation. Ces propos ne remettent pas en cause la nécessité d'aider ces femmes, mais soulignent l'intérêt de susciter une véritable réflexion sur ce phénomène.

L'identification des mineurs est très insuffisante, notamment en raison d'un manque de formation des professionnels sur la question de l'emprise. Du coup, nous en sommes à la deuxième génération de mineurs victimes ! Les moyens consacrés à cette question sont autant d'économies pour l'avenir. Dans le dossier Hamidovic, certains mineurs avaient été interpellés plus de dix fois. Comme leur prise en charge était inopérante lorsqu'ils étaient victimes, ils sont devenus à leur tour auteurs d'infractions. Seuls les mineurs victimes de traite dont les auteurs sont impliqués dans des procédures pénales sont protégés. C'est insuffisant : les mineurs doivent être protégés de manière inconditionnelle. Force est de constater que le système de l'aide sociale à l'enfance n'atteint pas son but pour les mineurs victimes de la traite lorsqu'il n'y a pas de procédure pénale parallèle.

Debut de section - Permalien
Véronique Degermann, procureur adjoint au parquet de Paris en charge de la division antiterroriste et de lutte contre la criminalité organisée

De plus, les structures de prise en charge ne sont pas adaptées : ils y prennent une douche et quittent le foyer dans l'heure ! D'où la convention que le parquet des mineurs de Paris s'apprête à signer pour une structure spécifique de prise en charge.

Debut de section - Permalien
Cécile Riou-Batista, coordinatrice sur la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains et conseillère pour les questions d'éthique, de société et d'éducation aux droits de l'homme à la CNCDH

La CNCDH a été désignée rapporteure nationale sur la traite des êtres humains par le plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains adopté en mai 2014. Aussi avons-nous préparé un rapport évaluant la mise en oeuvre de ce plan, qui paraîtra fin février. Si ce plan révèle une véritable prise de conscience de ce que doit être la lutte contre la traite des êtres humains, cette lutte est encore loin d'être effective et bon nombre des mesures prévues n'ont pas été mises en place. Or la bonne volonté ne saurait suffire ! Seule une application concrète, par les pouvoirs publics, des mesures contenues dans le plan serait opérante. Des moyens financiers supplémentaires sont nécessaires et la lutte contre la traite doit être bien articulée et coordonnée au niveau national. La CNCDH rappelle que toutes les formes de traite doivent retenir la même attention des pouvoirs publics. Pourtant, les victimes de traite à des fins économiques, de mendicité ou d'esclavage domestique, par exemple, sont rarement identifiées comme telles par les instances compétentes.

La CNCDH recommande, pour renforcer l'intelligibilité et l'autorité du dispositif de lutte contre la traite et l'exploitation, de lui conférer un caractère général plutôt que de favoriser une approche spécifique à l'exploitation de la prostitution et à la traite visant la prostitution. Elle recommande donc la création d'une instance interministérielle spécifiquement dédiée à la coordination de la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains, rattachée au Premier ministre. Certes, la MIPROF fait un travail extraordinaire, mais ses moyens sont dérisoires.

Il faut également mettre en place un financement conséquent, pérenne et transparent. Il s'agit non seulement de doter l'instance de coordination de la lutte contre la traite des moyens financiers et humains nécessaires à son bon fonctionnement, mais aussi d'attribuer aux associations des moyens concrets et durables.

Dans la loi de finances pour 2016, le budget consacré au programme 137 a doublé en apparence - mais il ne s'agit que de réaffectations de crédits et non de nouveaux moyens. Dans l'ensemble, les crédits sont insuffisants.

La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel prévoit la création d'un fonds pour la prévention de la prostitution et l'accompagnement social et professionnel des personnes prostituées. La CNCDH salue cette création et souhaite que l'ensemble des victimes de traite en bénéficient. Reste que pour l'heure, les ministères concernés rechignent à abonder ce fonds - à l'exception du secrétariat d'État aux droits des femmes. Il est prévu que les revenus issus de la confiscation des biens des personnes et réseaux coupables de traite financent ce fonds : or celui-ci doit être alimenté de manière continue et pérenne alors que ce type de revenu est aléatoire.

La CNCDH recommande au Gouvernement de sensibiliser davantage le grand public aux différents types de traite, en organisant des campagnes d'information et de sensibilisation. Elle suggère au Gouvernement de faire de la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains une grande cause nationale. Elle invite la MIPROF, les ministères et les organismes concernés à ne pas retarder davantage l'élaboration et la publication de nouveaux outils de formation, harmonisés et mutualisés, prenant en compte l'ensemble des formes d'exploitation visées par la traite. Policiers et gendarmes, magistrats et tous les professionnels susceptibles d'être en contact avec des victimes de traite, comme les inspecteurs du travail, le personnel de la protection de l'enfance ou le personnel hospitalier, doivent être formés à l'identification et à l'accompagnement des victimes dans le cadre de la formation initiale et continue.

Un accompagnement individualisé des victimes doit être mis en place sans discrimination entre les formes de traite. La CNCDH recommande aux pouvoirs publics de mettre effectivement en oeuvre les mesures 7 et 8 du plan, qui prévoient d'augmenter et d'adapter les solutions d'hébergement pour les victimes de la traite, de développer et de faire connaître l'accueil sécurisant prévu dans le cadre du dispositif Ac.Sé (Accueil Sécurité). Grâce aux efforts de la MIPROF, ce dispositif est mieux connu, or les moyens n'ont pas augmenté et il est proche de la saturation.

Debut de section - Permalien
Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique à la CNCDH

La CNCDH a formulé en mai dernier plusieurs recommandations pour améliorer la rédaction de l'article L. 316-1 du CESEDA. Les victimes de traite ont été oubliées dans la réforme du droit des étrangers : étant donné la longueur des procédures pénales, pourquoi leur refuser un titre de séjour pluriannuel ?

Les praticiens ont du mal à s'approprier l'infraction de traite. D'abord, elle est délicate à prouver, car le texte du code pénal est complexe. D'ailleurs, lorsque nous l'avons analysé, je n'y ai pas vu les mêmes choses que mon collègue ! Sans doute les textes sur le proxénétisme ou le trafic de migrants sont-ils d'un maniement plus commode. Pour définir l'acte de traite, le texte reprend les verbes recruter, transporter, transférer, héberger ou accueillir, qui sont ceux de la directive. Pourtant, il n'est pas toujours facile de distinguer entre héberger et accueillir, entre transporter et transférer. Le terme « accueillir » fait l'objet d'une interprétation très restrictive. Ainsi, l'infraction de traite n'a pas été retenue pour les coiffeuses du boulevard de Strasbourg, puisque ces personnes, qui travaillaient 20 heures sur 24, ne dormaient pas sur place. De plus, les services de police ne sont pas habitués à manipuler l'infraction de traite des êtres humains et connaissent mieux les textes relatifs aux conditions indignes de travail. Le transfert du contrôle - passer par un intermédiaire pour contrôler la victime - n'apparaît pas explicitement dans le texte, il faudrait l'y ajouter.

Sur les circonstances de la traite, l'article 225-4-1 du code pénal vise quatre hypothèses, mais la vulnérabilité sociale ou économique n'est pas envisagée. C'est dommage, car c'est celle qui facilite le plus l'exploitation. La notion d'abus de vulnérabilité pose problème pour établir l'infraction, puisqu'il faudra prouver cumulativement la situation de vulnérabilité, l'abus en lui-même et le lien entre les deux. Mieux vaudrait s'en tenir à la notion de vulnérabilité particulière, sans mentionner l'abus, dans la mesure où cela permettrait plus aisément la poursuite sous le chef de traite.

Les mots « en échange d'une rémunération ou de tout autre avantage ou d'une promesse de rémunération ou d'avantage » peuvent laisser penser que la victime peut consentir à sa situation. Aussi faut-il rappeler de façon plus claire dans les textes l'indifférence du consentement de la victime afin d'éviter tout malentendu dans l'interprétation.

Au titre de l'élément moral, le texte définit un dol spécial : que la volonté de l'auteur porte sur l'acte de traite mais aussi sur le résultat, c'est-à-dire la commission, réalisée ou simplement projetée, d'un fait d'exploitation. Le législateur a choisi de définir l'exploitation par une liste limitative d'infractions. Il faudrait y ajouter l'exploitation d'une personne réduite en esclavage, le commerce d'enfants et peut-être aussi le mariage forcé.

Concernant la répression, le texte prévoit que l'infraction de traite des êtres humains est aggravée lorsqu'elle est commise dans deux des circonstances qu'ils mentionnent. Ces circonstances sont les quatre hypothèses que j'ai évoquées. Or le droit pénal a pour principe de distinguer l'élément constitutif de l'infraction de la circonstance aggravante. Pour l'heure, on ne sait pas combien au juste d'hypothèses doivent être vérifiées pour constituer la circonstance aggravante : deux ou trois ? Il faut améliorer la rédaction. De fait, nous avons tendance à transposer les directives au dernier moment... Rien n'empêche de les expliciter !

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

La difficulté est qu'ils sont placés dans des centres d'hébergement de l'aide sociale à l'enfance (ASE) qui ne leur sont pas spécifiques, donc pas adaptés. En effet, ces mineurs sont souvent sous emprise et ne se considèrent pas comme victimes : ils adhèrent bien souvent au système d'exploitation. Il faut avant tout les aider à prendre conscience du caractère illégal et insupportable de ce qu'ils subissent, en leur proposant un autre système de références et de valeurs. Une convention entre l'association Hors la rue, le parquet et l'ASE mettra en place une plate-forme d'accueil et d'orientation à leur intention. Comme toutes les victimes de traite, ces mineurs sont habitués à vivre dans un cadre très protecteur. Le groupe d'exploitation crée la dépendance et l'isolement du reste de la société. Il est dangereux de les sortir d'un tel environnement sans leur fournir un cadre de substitution qui ne soit pas lui-même protecteur. Certes, il ne faut pas leur donner la main en permanence, mais ils doivent pouvoir parler à quelqu'un à toute heure. À cet égard, un hébergement à l'hôtel est la pire solution.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Meunier

En effet. Peut-être faut-il aussi des médecins, des psychologues...

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

En tous cas, il faut de l'humain.

Debut de section - Permalien
Cécile Riou-Batista, coordinatrice sur la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains et conseillère pour les questions d'éthique, de société et d'éducation aux droits de l'homme à la CNCDH

Cette convention réunit le parquet des mineurs de Paris, le conseil général, Hors la rue et la MIPROF : il s'agit d'une expérimentation, avec un financement pour cinq mineurs dans un premier temps. Hors la rue assure la formation des éducateurs des centres de protection de l'enfance concernés, la Mairie de Paris finance. La MIPROF a eu beaucoup de mal à trouver les financements.

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

Les Britanniques assignent à chaque mineur un tuteur...

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

Il faut être prudent, dans la mesure où la prise en charge d'un mineur exploité demande un vrai professionnalisme.

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

J'ai été en 2009 rapporteure, à la commission des affaires étrangères, du projet de loi autorisant la ratification de l'accord de coopération entre la France et la Roumanie en vue de la protection des mineurs roumains isolés sur le territoire français ; au sortir des centres, ces enfants sont retrouvés par les exploiteurs. Nommer un référent pourrait contribuer à les protéger.

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

Tout ce qui crée du lien humain, du lien entre ces mineurs et notre société est bienvenu, sans préjudice de l'encadrement par des professionnels. Car c'est l'isolement et la dépendance qui rendent vulnérable à la traite.

Debut de section - Permalien
Cécile Riou-Batista, coordinatrice sur la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains et conseillère pour les questions d'éthique, de société et d'éducation aux droits de l'homme à la CNCDH

La CNCDH s'intéresse à l'expérimentation qui sera menée à Paris car elle fait entrer ces mineurs dans le droit commun de la protection de l'enfance tout en leur assurant un accompagnement spécialisé. Cela favorisera leur réintégration sociale.

Debut de section - PermalienPhoto de Corinne Bouchoux

Merci de votre action et de vos témoignages - et, Mme Lavaud-Legendre, merci de votre diplomatie à notre endroit, qui contraste quelque peu avec la vigueur de vos écrits ! Certains aspects du texte du code pénal sont des atouts pour la communication mais s'appliquent difficilement. Dans mon département rural, j'ai constaté qu'après une grave affaire d'enfants abusés, il a été assez facile d'entamer avec tous les acteurs un travail de lutte contre la traite des êtres humains. Un tel travail ne requiert-il pas une prise de conscience plus large des abus envers les enfants, au niveau local, ainsi que des systèmes et des réseaux mafieux ? Le Parlement offre un cadre approprié pour une réflexion sur ce sujet.

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

La qualification de traite est insuffisamment visée, dites-vous. La formation des forces de l'ordre est-elle adaptée ? L'opinion publique est-elle prête à s'approprier cette problématique ? L'arrivée massive de migrants influera-t-elle en ce sens ou au contraire desservira-t-elle cet enjeu ? Il faut qu'elle fasse pression sur le politique. Cela contraindrait les responsables politiques à consacrer plus de moyens à ce problème.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Il ressort de vos témoignages qu'à Paris, l'incrimination de traite est bien utilisée, alors qu'en province semble l'être moins. Qu'en penser ? La formation des magistrats et des services de police est-elle suffisante ? L'intervention de psychologues s'impose, aussi. Pourquoi n'y a-t-il pas de service dédié aux mineurs à Paris ? Cela semble invraisemblable ! Certes, les associations ne doivent pas faire preuve d'angélisme. Certaines ne se préoccupent que de protection des victimes, sans doute. Mais elles ne pourraient pas avoir la confiance de victimes si elles donnent l'impression d'être du côté des pouvoirs publics, qui sont forcément répressifs. On ne peut demander aux associations de pallier à elles seules le manque de moyens de l'État.

Enfin, l'attribution de titres de séjour est l'un des éléments de l'oppression des migrants. Il faut lutter contre l'infiltration des réseaux, mais avant tout protéger les victimes.

Debut de section - PermalienPhoto de Marc Laménie

Sujet complexe, en effet. La situation varie entre Paris, les grandes métropoles et les zones rurales - je suis le modeste élu d'un petit département -, mais on n'est à l'abri nulle part. Les gendarmes sont-ils suffisamment formés à la lutte contre ces phénomènes ? Les moyens humains sont prioritaires, mais les associations reposent sur le bénévolat, qui a ses limites. En tant que membre de la commission des finances, j'attirerai l'attention sur les crédits du programme 137.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Gonthier-Maurin

Pour briser la tolérance sociale envers ces différentes violences, nous devons les traiter de manière connexe, car elles sont liées entre elles, sur fond d'une immense vulnérabilité qui donne lieu à une logique d'exploitation et de domination patriarcale : c'est tout un système, qui ne date pas d'hier ! Il est dommage qu'aucun service ne soit dédié aux mineurs, en effet. Le bénévolat est bienvenu, mais il faut un pilote dans l'avion - que nous devons contrôler. Pourquoi encadrer à ce point l'adoption, si c'est pour ne pas protéger un enfant victime de traite ? Il faut fournir à ces victimes un encadrement adapté à leur âge. La sensibilisation des personnels au repérage des mineurs requiert aussi des moyens. Il faudra repousser les parois de l'enveloppe budgétaire !

Debut de section - Permalien
Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS

La traite des êtres humains doit être abordée comme l'infraction qui prépare les actes d'exploitation, et ceux-ci ne concernent pas que des mineurs ou des femmes.

Je ne jette pas la pierre aux associations, loin de là. Mais je connais beaucoup d'exemples de femmes Nigérianes qui ont été accompagnées par des associations pendant des années, et ont ensuite pris la place de celles qu'elles avaient dénoncées ! Elles ont été condamnées mais leur titre de séjour n'a pas été annulé. Il y a donc un manque de cohérence dans l'action des associations. Le plan d'action prévoit des instances de coordination bienvenues entre parquet, police et associations.

Debut de section - Permalien
Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique à la CNCDH

Entre janvier et mai 2015, les services de police et de gendarmerie ont relevé sur le territoire national 45 infractions relevant de la traite des êtres humains, 313 du proxénétisme, 32 du recours à la prostitution et 100 relatifs à des conditions de travail et d'hébergement indigne. Pour 2013, la part des condamnations relatives à la traite des êtres humains s'établit à 9 % (127 condamnations), contre 80 % pour le proxénétisme (1 550 condamnations). Tout se joue autour de l'exploitation car la traite est une infraction formelle, qui peut être constituée même si l'exploitation n'a pas lieu. Elle est donc utilisée de manière résiduelle. Sinon, on se focalise sur l'exploitation et on oublie la traite, considérée comme une sorte de complicité en amont.

Debut de section - Permalien
Cécile Riou-Batista, coordinatrice sur la lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains et conseillère pour les questions d'éthique, de société et d'éducation aux droits de l'homme à la CNCDH

Notre rapport chiffre le coût de l'inaction. Lutter contre la traite des êtres humains coûte cher, mais moins que de ne rien faire !

Debut de section - PermalienPhoto de Chantal Jouanno

Je vous remercie pour votre disponibilité et pour l'intérêt de vos témoignages.