Intervention de Bénédicte Lavaud-Legendre

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 14 janvier 2016 : 1ère réunion
Table ronde sur les aspects juridiques de la traite des êtres humains

Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS :

Je cautionne la majorité de ces propos, auxquels j'apporterai toutefois quelques nuances car ils portent surtout sur les pratiques parisiennes. Ailleurs, l'appropriation de l'incrimination de traite des êtres humains par les magistrats est encore en cours. Le cadre normatif est-il suffisant et adapté ? Oui, il est cohérent et adapté, mais son application laisse à désirer, sans doute parce qu'il est trop complexe. Ainsi, un arrêt de la Cour de Cassation du 17 décembre 2015 cite un arrêt de la cour d'appel de Nancy dans lequel les magistrats qualifient de « pratique culturelle » le mariage arrangé d'une jeune fille de treize ans, vendue 120 000 euros pour commettre à terme des cambriolages, et écartent l'incrimination de traite des êtres humains, « pour ne pas la banaliser », arguant ainsi qu'il s'agit d'une affaire familiale. Dans l'esprit des magistrats, la qualification de traite ne concerne que les gros réseaux. Les conséquences sont considérables pour les victimes et sur les procédures de coopération. Cela revient à permettre que les faits continuent en raison de moyens d'investigation insuffisants et d'une protection moindre des victimes. Pourtant, la France avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans l'arrêt C.N et V, suite à un arrêt similaire de la cour d'appel de Versailles, preuve que l'infraction de traite est encore mal comprise.

L'infraction n'est pas utilisée non plus pour qualifier des faits d'esclavage domestique. Ainsi, une jeune femme Marocaine ayant contracté un mariage arrangé s'est retrouvée en France à vivre avec sa belle-mère, contrainte d'assurer les soins aux quatre personnes handicapées que celle-ci accueillait pour le compte du conseil général, tout en étant surveillée par une caméra cachée. Elle se rend dans un commissariat, où les faits sont qualifiés de violences simples ! À Bordeaux, une association la prend en charge et dépose une nouvelle plainte. Les faits sont alors qualifiés de traite, mais le parquet classe sans suite. L'appel est actuellement pendant devant la cour d'appel de Paris.

L'absence de qualification de traite a des conséquences déplorables : sans protection, la victime reste dépendante de son groupe d'exploitation, au risque de devenir à son tour exploiteuse, et les mesures répressives sont freinées.

Ce texte est-il suffisamment accessible aux magistrats ? Je me demande s'il ne faudrait pas inclure les faits d'isolement par rapport à la société du pays d'accueil et de dépendance à l'égard du groupe d'exploitation - très forte notamment chez les Nigérianes. Réfléchissons aussi à la notion de contrainte exercée. Parfois, la contrainte préexiste à la traite et ses auteurs en profitent même s'ils ne l'exercent pas directement Dans certains cas, l'auteur va tirer profit de la détresse de sa victime, et cela peut se faire de façon tacite. Ainsi, il peut suffire à un restaurateur d'évoquer le cas d'une personne en situation illégale que la police aurait interpellée pour que celle qui travaille dans son restaurant n'en sorte plus...

L'application du texte est très hétérogène selon les préfectures, qui octroient plus ou moins facilement le titre de séjour prévu à l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) aux personnes qui déposent plainte. Il s'agit là d'un problème majeur, politique avant d'être juridique. Les personnes qui témoignent sous X devraient avoir droit à un tel titre de séjour, ce qui est loin d'être toujours le cas.

L'hétérogénéité est grande aussi dans les rapports entre structures associatives et autorités de poursuite : certaines associations perçoivent la police et la préfecture comme des ennemis. Les subventions qui leur sont accordées devraient être liées à un cahier des charges qui prévoit une meilleure coopération avec les pouvoirs publics. La protection des victimes ne peut être dissociée de la répression. Par exemple, une Nigériane, si elle n'est pas convenablement accompagnée, n'a d'autre solution que de prendre la place de la tête de réseau tombée sur sa dénonciation. Ces propos ne remettent pas en cause la nécessité d'aider ces femmes, mais soulignent l'intérêt de susciter une véritable réflexion sur ce phénomène.

L'identification des mineurs est très insuffisante, notamment en raison d'un manque de formation des professionnels sur la question de l'emprise. Du coup, nous en sommes à la deuxième génération de mineurs victimes ! Les moyens consacrés à cette question sont autant d'économies pour l'avenir. Dans le dossier Hamidovic, certains mineurs avaient été interpellés plus de dix fois. Comme leur prise en charge était inopérante lorsqu'ils étaient victimes, ils sont devenus à leur tour auteurs d'infractions. Seuls les mineurs victimes de traite dont les auteurs sont impliqués dans des procédures pénales sont protégés. C'est insuffisant : les mineurs doivent être protégés de manière inconditionnelle. Force est de constater que le système de l'aide sociale à l'enfance n'atteint pas son but pour les mineurs victimes de la traite lorsqu'il n'y a pas de procédure pénale parallèle.

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