Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je voudrais moi aussi dire ma satisfaction qu’au terme des travaux de la commission d’enquête sur les autorités administratives indépendantes, menés dans les derniers mois de l’année 2015, nous puissions dès aujourd’hui donner une traduction législative aux propositions qu’elle a formulées. C’est la démonstration que le Sénat peut travailler vite et bien, et pas simplement après engagement de la procédure accélérée…
Nous vous présentons aujourd’hui, Marie-Hélène Des Esgaulx – qui a présidé avec talent la commission d’enquête et vient de parfaitement résumer l’essentiel de nos objectifs –, Jean-Léonce Dupont et moi-même, deux textes qui, s’ils sont, comme je le souhaite, adoptés par le Sénat, devraient avoir ensuite une vie législative à l’Assemblée nationale. Il y va en effet de l’intérêt général, lequel exige plus de simplification et plus de transparence. Ces deux objectifs devraient être partagés par tous, y compris par les membres du Gouvernement…
Je ne reviendrai pas sur le constat que la commission d’enquête a mis en lumière : la prolifération, depuis trente ans, des autorités administratives indépendantes, sous des formulations diverses, place le Parlement face à une mosaïque d’organismes aux budgets, aux compétences et aux pouvoirs d’une variété sans commune mesure. Si les juristes avaient le même goût que les botanistes pour les herbiers, ils collectionneraient, avec les AAI, une flore insoupçonnée, que nous avons eue, quant à nous, l’occasion de découvrir.
Face à cette situation, notre ancien collègue, le doyen Gélard, avait frayé dès 2006 un chemin, dont il avait rappelé les contours, avant de quitter le Sénat, en 2014. Dresser la liste des AAI et des API par la loi et leur conférer un statut général qui, sans nier leur spécificité, forme un corpuscommun de règles : telles sont les préconisations que la commission d’enquête a faites siennes et que la commission des lois a unanimement approuvées. Je tiens d’ailleurs à remercier mes collègues de tous les groupes, qui ont participé à cette commission d’enquête avec un esprit constructif jamais démenti.
L’attribution au législateur de la compétence exclusive pour créer une AAI ou une API relève d’une évidence qui s’est d’ailleurs imposée progressivement dans la pratique, même si cette règle a connu une exception, avec la création d’une autorité par le pouvoir réglementaire sans fondement législatif. En effet, dès lors que la création d’une autorité indépendante a des implications indéniables en matière d’organisation administrative et – n’ayons pas peur de le dire – en matière de séparation des pouvoirs, il est normal que le consentement du Parlement soit requis.
On peut difficilement admettre que le Gouvernement décide seul de créer une telle autorité ou de reconnaître a posteriori qu’une autorité échappe à sa tutelle : cela reviendrait à priver le Parlement de la possibilité de demander à un ministre de rendre compte d’une mission qui désormais lui échappe. Si une autorité indépendante se « détache », en quelque sorte, du Gouvernement, tout en demeurant au sein du pouvoir exécutif, elle ne peut en revanche être exonérée d’un contrôle parlementaire. C’est, dans notre République, la condition de toute légitimité démocratique : si un organe ne procède pas du suffrage universel, il doit à tout le moins être responsable devant la représentation nationale.
La responsabilité n’emprunte certes pas, s’agissant de ces autorités, les mêmes voies que celles qui président au contrôle du Gouvernement par le Parlement. Pour autant, on ne peut, à l’inverse, en conclure qu’elles doivent en être exonérées – bien que certaines le revendiquent expressément. Ce contrôle doit s’exercer de manière d’autant plus complète qu’il incombe à certaines de ces autorités la responsabilité de conduire un pan entier des politiques publiques. Qui nierait aujourd’hui que le CSA est devenu le véritable « ministère de la communication » ou que la politique en matière de concurrence relève pleinement de l’Autorité de la concurrence ?
Au vu des conséquences de la décision qui consiste à reconnaître la qualité d’AAI ou d’API à un organisme, cette prérogative doit être réservée au législateur. Ce principe est posé à l’article 1er de la proposition de loi organique ; l’article 1er de la proposition de loi en prévoit la mise en œuvre : ses auteurs y dressent une liste que le débat en séance publique permettra d’examiner avec attention.
La commission des lois s’est accordée sur la nécessité de rendre une homogénéité à la catégorie de ces autorités indépendantes, en y incluant les autorités dont les caractéristiques, sans être identiques, sont suffisamment proches.
Votre commission a considéré que recevoir la qualité d’AAI supposait, comme l’expression le commande, d’une part, d’être une autorité administrative et, d’autre part, de disposer d’une indépendance à l’égard du Gouvernement. Les auteurs de la liste retenue par la commission d’enquête et figurant en annexe de la présente proposition de loi ont ainsi pris soin d’écarter les organes qui ne disposaient pas de pouvoirs de décision ou de contrainte à l’égard de tiers. La simple fonction consultative ou de médiation ne justifie pas la qualité d’autorité administrative indépendante. Loin de constituer une remise en cause du bien-fondé de la mission confiée aux autorités auxquelles n’est pas reconnue cette qualité, ce principe se borne au constat selon lequel le pouvoir de recommander, de proposer ou d’interpeller publiquement ne s’analyse pas en un pouvoir contraignant.
Lorsqu’une autorité satisfait à ce critère, il appartient au législateur de décider s’il souhaite lui conférer la qualité d’autorité administrative indépendante ou d’autorité publique indépendante. Le Parlement possède une compétence discrétionnaire, sans être arbitraire, pour juger quel organisme doit – ou ne doit pas – figurer sur cette liste. Dès lors, cette liste est toujours susceptible d’évolution, dans un sens ou dans un autre. Il n’existe aucun droit acquis à être une AAI.
Je voudrais, à cet égard, dissiper un malentendu sur la liste : celui qui consiste à penser que la qualification d’AAI résulte de manière automatique d’obligations européennes ou internationales contractées par la France. Le rapport de la commission d’enquête prouve incontestablement que face à une même exigence européenne ou internationale, les États concernés ont traduit l’impératif d’indépendance par des formules juridiques tout à fait variées. Là encore, être indépendant ne signifie pas forcément être une AAI, au contraire de ce qu’un raccourci facile peut suggérer.
Je voudrais également lever certaines craintes relatives aux effets de cette liste. Les membres de plusieurs autorités qui n’y figurent pas – pour certaines, parce que la loi ne les a jamais expressément qualifiées d’AAI – ont ressenti cette absence comme un « désaveu », voire comme une « déchéance » ou une éviction. Gardons-nous d’adopter une approche si peu rationnelle et observons la situation avec la distance nécessaire.
Je voudrais rappeler que, contrairement à ce qui a pu être avancé, l’exclusion de la catégorie des AAI ne signifie pas la disparition de l’organisme, ni même la fin de son indépendance. D’une part, les textes adoptés par la commission ne remettent en cause l’existence d’aucune autorité. Mieux, ils ne modifient les attributions et les prérogatives d’aucune d’entre elles – tel n’était d’ailleurs pas l’objectif de la commission d’enquête. D’autre part, l’indépendance n’est pas la prérogative exclusive des organismes possédant le statut d’AAI. Dans le cas contraire, il faudrait admettre que la Banque de France, la Caisse des dépôts et consignations ou encore le Haut Conseil des finances publiques ne sont pas indépendants, au seul motif qu’ils ne sont pas des AAI. Nous savons qu’il n’en est rien.
À côté des AAI et des API, dont le statut répond à des critères particuliers, peuvent exister des organismes qui, sans appartenir à ces catégories, présentent des gages d’indépendance, par leur antériorité, par leur composition, par l’absence de directives gouvernementales dans la conduite de leurs travaux.
Bref, que certains organismes ne figurent pas au sein de cette liste ne signifie nullement leur anéantissement. Formes abouties de l’indépendance, les AAI et les API n’en ont pas le monopole. Toutes doivent, quoi qu’il en soit, respecter une limite intangible : l’indépendance ne peut se concevoir à l’égard du Parlement. Représentants du peuple, les parlementaires doivent pouvoir demander à tout organe non juridictionnel de rendre compte de son administration devant eux.
J’en viens à la deuxième mission à laquelle s’est attachée la commission des lois lors de l’établissement du texte : fixer pour ces autorités un statut général, suffisamment ambitieux pour être utile, mais suffisamment général pour ne pas entraver le fonctionnement habituel de ces autorités dans le carcan de règles trop précises. La création d’un statut général est, au fond, l’aboutissement logique d’une convergence progressive que le législateur a engagée lorsqu’il s’est agi de fixer, par rapprochement, les règles applicables à plusieurs nouvelles autorités.
Peut-on pour autant se satisfaire de cette situation, où les règles, éclatées au sein de différents codes et lois, se trouveraient harmonisées de manière contingente ? Le secrétaire général du Gouvernement le croit, comme il me l’a confirmé lors de son audition, et ne manquera pas, j’en suis sûr, de renouveler sa position par votre voix, monsieur le secrétaire d’État. Telle n’est pas notre position, et le débat que nous aurons, à travers la discussion des articles, aura le mérite de « remettre à plat » des règles décidées au regard des particularités d’une seule autorité, sans réflexion d’ensemble. Ces règles sont aujourd’hui considérées comme normales ; mais lorsqu’elles sont inscrites dans un statut général, elles suscitent la discussion – preuve que le débat parlementaire n’est pas inutile.
La création d’un statut général est également le moyen de comparer les règles qui garantissent l’indépendance de ces autorités, pour constater que si certains statuts répondent aux « canons » de l’indépendance – je pense au CSA ou à la HATVP –, d’autres sont pour le moins lacunaires, pour ne pas dire surprenants. Peut-on, par exemple, se satisfaire que la durée du mandat du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur et les règles déontologiques qui lui sont applicables relèvent d’un simple décret ? Peut-on admettre que le secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers soit agréé par le ministre avant sa nomination ? Ces exemples, pris isolément, peuvent susciter une compréhension passagère, mais ils constituent des curiosités juridiques que l’élaboration d’un statut général met particulièrement en lumière.
Une précision s’impose pour clarifier l’articulation de ce statut général avec les statuts particuliers de chaque autorité : le statut général, comme le précise l’article 3 de la proposition de loi, a vocation à s’appliquer « sauf disposition contraire ». Il s’agit là de la garantie la plus forte contre toute visée d’uniformisation.
Avec ce statut général, la commission s’est accordée sur quelques règles essentielles.
Un membre d’une AAI ou d’une API doit disposer d’un mandat non révocable et non renouvelable. Ce mandat doit lui assurer un droit à rémunération et à indemnité dès lors que des fonctions importantes lui sont confiées.
Un même membre ne peut exercer, par opposition à certaines situations révélées par la commission d’enquête, plusieurs fonctions au sein de plusieurs autorités. Pour répondre aux observations formulées par plusieurs AAI, je souhaite souligner qu’une telle incompatibilité ne fait pas obstacle à la présence de membres d’une autorité dans le collège d’une autre lorsque la loi le prévoit expressément, comme entre la CNIL et la CADA. Ce n’est ici que l’application de la règle selon laquelle les lois spéciales dérogent aux lois générales.
Mes chers collègues, les dispositions que nous avons prévues permettront, de manière démocratique, d’aboutir à une harmonisation souhaitable, voire indispensable. Ainsi, l’incompatibilité générale entre le mandat au sein d’une AAI et la détention d’intérêts au sein du secteur régulé, laquelle a suscité des réactions, présente certes des risques. Il est cependant nécessaire, pour des raisons de principe, d’aller dans ce sens. Reste que les soupçons ne sont pas infondés quand on connaît les difficultés rencontrées par la HATVP pour contrôler le respect des obligations déontologiques en matière d’instruments financiers ou quand l’on songe que, à la date du 8 octobre 2015, 20 % des membres de l’Autorité de la concurrence n’étaient pas en règle au regard de leurs obligations déclaratives à l’égard de la HATVP !