Intervention de Fleur Pellerin

Réunion du 9 février 2016 à 14h30
Liberté de création architecture et patrimoine — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Fleur Pellerin :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, il est des lois qui arrivent à bas bruit devant le Parlement et qui, chemin faisant, enrichies par le travail des assemblées, deviennent un jalon pour les politiques qu’elles portent.

Au regard du travail intense, auquel la commission de la culture, de l’éducation et de la communication a soumis le texte qui lui a été proposé, je crois que celle que nous écrivons aujourd’hui comptera parmi les grandes lois de la politique culturelle française. Une telle abondance d’amendements ne saurait être, en effet, qu’un signe manifeste de l’importance que vous lui accordez.

Que le Gouvernement partage les conclusions du travail de la commission ou qu’il ne les partage pas – l’on verra par la suite qu’il est loin de les partager toutes –, il convient de se réjouir que le Sénat s’en soit ainsi emparé.

Si tout concourt à faire de ce débat un moment important pour l’avenir de la culture en France, il me reste à préciser, indépendamment de la discussion au fond que nous allons engager, l’intention du Gouvernement dans cette loi.

Que la grande mutation, dans laquelle numérique et mondialisation se conjuguent, vienne ébranler la vie culturelle de notre pays, chacun en conviendra ici ! Patrimoine, vie artistique, accès à la culture : il n’y a pas un domaine de l’action culturelle qui ne soit affecté, de près ou de loin, par ces bouleversements, dans lesquels on pourra voir la marque de notre époque.

Une question s’impose alors : dans ces conditions nouvelles, les règles et les dispositions que nous avons prises par le passé pour organiser notre vie culturelle ont-elles la même efficacité aujourd’hui et l’auront-elles encore demain ?

Poser cette question, c’est déjà y répondre. Nous adapter à cette nouvelle donne est d’autant plus nécessaire que nous avons besoin d’une vie artistique riche et diversifiée, d’un patrimoine préservé, pour enrichir et consolider ces liens qui nous rassemblent et par lesquels nous formons une nation. Les événements tragiques de 2015 ont renforcé le Gouvernement dans cette conviction. C’est pourquoi il en a fait l’une de ses priorités majeures.

En la matière, les temps troubles que nous connaissons redoublent la responsabilité de l’exécutif, comme du législateur, et je sais que la Haute Assemblée l’aura bien à l’esprit au cours de ce débat.

Ne nous étonnons pas qu’un nouveau texte législatif soit nécessaire. Tout n’appelle pas une loi, certes. C’est la raison pour laquelle nous n’avons inclus dans ce texte que ce qui avait besoin de l’être. Néanmoins, pour réaffirmer les fondements de nos politiques culturelles, pour moderniser une partie de nos dispositions et pour consacrer une nouvelle liberté dans nos codes, une loi s’imposait.

Moderniser la protection du patrimoine s’imposait, comme chaque fois qu’il fallut redéfinir son périmètre. Il fut un temps, en effet, où ce que nous appelions « patrimoine » se limitait aux chefs-d’œuvre et aux grands monuments. Leur recension, leur préservation et leur restauration imposèrent à l’État d’intervenir.

Puis, ce fut le temps des abords et des quartiers les plus anciens et les plus remarquables. Il s’agissait à la fois de protéger les traces de notre passé, car « un chef-d’œuvre isolé est un chef-d’œuvre mort », disait Malraux, et d’améliorer les conditions de vie et de travail des Français.

C’est ce qui conduisit mon ministère à faire adopter la grande loi de 1962 sur les secteurs sauvegardés : sauver les quartiers menacés d’abandon ou de destruction et venir en aide aux collectivités, contraintes de « choisir entre le bulldozer et la restauration ». Malraux ouvrit ainsi une étape nouvelle pour la protection du patrimoine, qui ne cessa ensuite de s’approfondir.

Grâce aux lois Defferre, qui engagèrent la décentralisation culturelle, l’État, garant de la préservation des traces du passé, s’est adjoint le concours indispensable des collectivités qui, depuis lors, se sont constamment engagées à ses côtés. Sans leur action, sans l’implication déterminante de leurs élus, rien n’aurait été possible.

Aux châteaux des princes comme aux châteaux de l’industrie, on reconnut bientôt une égale valeur d’existence. Aux quartiers médiévaux comme aux quartiers Renaissance, aux vieux bourgs nichés à flanc de colline comme aux cités ouvrières, aux maisons bâties par des anonymes comme aux immeubles signés de grands architectes, on accorde aujourd’hui une grande importante.

Leur préservation et leur mise en valeur font désormais consensus, et il faut s’en réjouir. La législation que nous avons mise en place au fil du temps confère à notre pays, à son histoire et à ses territoires un aspect singulier, qui fait notre fierté et que beaucoup d’autres pays nous envient.

Il n’y a pas, je le crois, de domaine de la vie culturelle qui ne suscite aujourd’hui autant d’attachement de la part des Français. Le succès des Journées européennes du patrimoine, l’engagement de nos concitoyens dans les nombreuses associations qui œuvrent à le sauvegarder en témoignent. Et comme vous, comme chaque élu, comme chaque habitant de notre pays, je partage cet engouement.

On aurait pu penser – certains le croient encore – qu’il fallait s’en tenir là. Une première visite à la Villa Cavrois, que l’on doit au génie de Robert Mallet-Stevens et qui fut sauvée de la destruction grâce à l’attention et à la ténacité de conservateurs du patrimoine, d’architectes des monuments historiques, d’architectes et de restaurateurs suffirait déjà à nous convaincre du contraire.

Le démembrement de sites aussi éminents et la dispersion de leur mobilier, qu’il faut désormais racheter aux enchères, témoignent, si besoin est, de la nécessité d’étendre la protection de la puissance publique aux biens mobiliers rattachés à ces lieux, ainsi qu’au patrimoine de moins de cent ans, dont le caractère remarquable n’est pas toujours immédiatement perçu du grand public.

Ce projet de loi y pourvoit, de même qu’il crée les domaines nationaux, dont le lien avec notre histoire est exceptionnel, et qu’il reconnaît dans le droit national le patrimoine classé par l’UNESCO.

Élargir le champ de la protection de l’État était déjà un premier objectif, mais la nécessité de cette loi est plus profonde encore.

Il suffit, pour s’en convaincre, de se rendre aujourd’hui dans bien des villes de taille moyenne et dans bien des bourgs de France. À côté des « grandes migrations » de l’exode rural, qu’invoquait Malraux pour justifier la loi de 1962, il nous faut désormais convoquer les plus petites, qui ont conduit nos concitoyens à s’installer aux abords des villes et des villages. Ici et là, des périphéries croissent, tandis que des centres se vident et s’appauvrissent. Et ce sont des quartiers et des villages entiers qui sont aujourd’hui en danger.

Ce qui menace le patrimoine, vous le savez mieux que moi, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est l’absence de vie. Ce qui manque de l’achever, c’est l’absence d’usage. Les pierres ne survivent, elles ne sont préservées, que lorsqu’elles sont habitées.

Tout ceci n’a rien d’irrémédiable. La protection du patrimoine peut contribuer à revitaliser les territoires aujourd’hui menacés. De nombreux maires en ont fait l’expérience. Ce que Chinon est devenue aujourd’hui, ce que Besançon, Cahors ou Le Havre sont devenues, d’autres villes et d’autres villages de France peuvent le devenir à leur tour. Notre responsabilité est de les y aider.

Je citais Chinon à l’instant et je ne puis que prendre en exemple l’impulsion donnée par Yves Dauge, votre ancien collègue. Je souhaite que, avec lui, avec vous et avec les maires concernés, nous y travaillions, pour que la mise en place des cités historiques soit l’occasion de repenser nos outils en matière de revitalisation des centres. J’ai proposé au Premier ministre, en lien avec ma collègue en charge du logement, qu’une mission soit constituée sur ce sujet de préoccupation majeure pour de nombreux élus et pour beaucoup de nos concitoyens des villes moyennes et rurales.

Il ne s’agit donc plus seulement d’élargir la protection du patrimoine, comme on l’a fait jusqu’à présent, mais de la renforcer, en la clarifiant et en la rendant plus lisible. La clarification seule suffirait, en effet, à la rendre plus efficace : elle facilitera le travail des élus et raffermira l’accompagnement de l’État. La lisibilité seule suffirait à faire grandir l’intérêt et l’attachement que nous portons à cet héritage : plus le patrimoine sera identifiable, plus il sera attractif. Nous ferons les deux !

Tels sont les motifs qui ont conduit le Gouvernement à proposer au législateur la création des cités historiques. À l’entrée en vigueur de la loi, la France devrait en compter plus de 800. D’autres, je l’espère, viendront s’y ajouter par la suite.

Toute clarification suscite des inquiétudes. Les élus locaux en ont exprimé. Vos débats en commission en ont été le reflet. Qui ne le comprendrait pas ?

Il faut dire que, en la matière, bien des dispositions prises par le passé ont échaudé plus d’un élu. N’est-ce pas la loi dite « Grenelle II » qui condamnait déjà toutes les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager – les ZPPAUP – non encore transformées en aires de valorisation de l’architecture et du patrimoine – AVAP – à disparaître ? Au 14 juillet 2016, plus de 600 auraient été concernées.

La première de vos inquiétudes fut sémantique. Vous vous êtes préoccupés de savoir si le terme de « cité historique » pouvait adéquatement recouvrir le patrimoine protégé. À cette première interrogation, je laisse l’histoire et le bon sens répondre à ma place.

L’histoire parle d’elle-même, en effet. N’est-ce pas depuis la fin du XIVe siècle que l’on a recours au terme de « cité » pour évoquer la partie la plus ancienne d’une ville ? Nous devons ce premier usage à Jehan Froissart, qui l’employa dans ses fameuses Chroniques, qui relatent la guerre de Cent Ans. Et c’est Émile Zola, dans Son Excellence Eugène Rougon, qui le départit le premier d’une stricte obédience urbaine, pour l’attribuer à tout groupe de maisons « ayant la même destination ».

Si toute ville est donc une cité, toute cité n’est pas nécessairement une ville. Un hameau ou un ensemble bâti peut parfaitement revendiquer ce titre. Vouloir le leur attribuer, ce n’est qu’être fidèle à l’étymologie !

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