Intervention de Fleur Pellerin

Réunion du 9 février 2016 à 14h30
Liberté de création architecture et patrimoine — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Fleur Pellerin, ministre :

Sur ce point, il me semble que tout est réuni pour que nous puissions bâtir un compromis transpartisan.

Sur d’autres points en revanche, votre commission et la majorité sénatoriale n’ont pas fait preuve de la même clairvoyance, et nos désaccords demeurent. Je pense en particulier à l’archéologie préventive. Notre politique en la matière est aujourd’hui déséquilibrée, l’excellent rapport de la députée Martine Faure l’a bien montré.

En renforçant les hauts standards scientifiques de notre archéologie préventive, le projet issu des débats de l’Assemblée nationale visait précisément à rétablir l’équilibre. Il y parvenait en confortant dans leur rôle chacun des acteurs, tout en clarifiant leurs périmètres d’intervention respectifs, et assurait cet équilibre en garantissant le caractère scientifique des fouilles qu’ils conduisent.

Je rappelle notamment que le texte initial du projet de loi reconnaissait la participation des services archéologiques des collectivités territoriales au service public de l’archéologie préventive et confortait leur action par une habilitation pérenne, au lieu d’un simple agrément, sans remettre en cause le rôle des sociétés privées qui ont toute leur place, je veux le dire ici, dans l’archéologie préventive. J’espère donc bien vous convaincre de revenir à la rédaction initiale.

Un mot encore, pour en finir avec cette évocation du patrimoine. Si nous nous attachons autant à le mettre en valeur, c’est parce qu’il participe à l’attractivité et à la vie culturelle de nos territoires, je l’ai évoqué, mais c’est aussi parce qu’il fait figure de point de repère, de permanence, dans un monde en perpétuel mouvement.

Pour autant, si nous regardons avec autant d’intérêt les vestiges du passé, ce n’est pas pour y retourner. Si nous accordons autant de place au passé, ce n’est pas pour le ressusciter, dans une version mythifiée et figée à jamais, comme certains, aujourd’hui, cherchent à le faire.

Si nous sauvegardons le patrimoine, c’est parce qu’il nous rappelle que des hommes sont passés avant nous et que d’autres viendront après nous. Si nous préservons l’héritage, c’est parce qu’il nous rappelle que nous sommes mortels et qu’il nous faut lutter contre ceux qui prétendent édifier – ou relever, c’est selon – une France éternelle qui n’a jamais existé que dans leurs fantasmes les plus fous et les plus dangereux.

Ne faisons donc pas de la protection du patrimoine un prétexte pour cadenasser l’avenir. Ne laissons pas le patrimoine à ceux qui s’en servent pour mieux fustiger la création contemporaine. Préservons l’héritage, tout en demeurant plus que jamais ouverts à l’invention et à la créativité. Qui contesterait aujourd’hui que le Louvre fut rehaussé dans sa splendeur par la pyramide de Pei ?

Être attentif au passé, être ouvert à l’avenir : telle est l’ambition du Gouvernement, et c’est pourquoi celui-ci a souhaité rassembler création et patrimoine en un même texte ; tel est le combat qu’il mène, et c’est pourquoi il a souhaité que l’article 1er de ce projet de loi élève la liberté de création au rang de liberté fondamentale.

Je ne puis donc que me réjouir du vote conforme de votre commission. On a parfois reproché à cet article, y compris dans cet hémicycle, de ne pas être normatif ; on lui a parfois reproché sa sobriété. Pourtant, la puissance d’une loi, vous le savez mieux que moi, ne se mesure pas à la jurisprudence qu’elle va créer. Une loi n’est pas toujours là pour contraindre ; elle est aussi là pour rendre possible.

Cette loi confortera donc la France comme un pays où l’art et la création ont une place singulière. Cette loi consacrera la France comme un pays où le politique ne dicte pas sa loi à l’artistique et ne laisse aucune prise à ceux qui auraient l’intention de le faire. Cette liberté nouvelle n’a d’intérêt, bien sûr, que s’il existe un espace pour l’exercer.

Puisque nous avons longuement évoqué le bâti et sa préservation, vous m’autoriserez à y revenir, pour évoquer le bâti et son innovation. Je veux parler, bien sûr, de l’architecture. Sur ce point encore, je ne peux que déplorer le sort que votre commission a réservé à la plus grande liberté que nous avions offerte aux architectes.

Vous revendiquez votre attachement à une création artistique libre, mais vous refusez d’accorder aux architectes la liberté d’expérimenter dans des conditions pourtant encadrées. Vous vous inquiétez de ce que les périphéries et les entrées de villes finissent par se confondre, tant elles sont uniformes, et vous refusez que les architectes interviennent davantage dans les constructions individuelles pour les petites surfaces…

Malraux lui-même, en présentant la loi de 1962, récusait tous ceux qui se vantaient d’être des défenseurs du patrimoine en construisant du neuf à l’ancienne. Il invitait, déjà, lorsqu’il s’agissait de bâti nouveau, à choisir la modernité, car, disait-il, « quand l’ancien entre en jeu, la reconstruction aboutit inévitablement à l’ersatz ». Nous aurons un débat dans cet hémicycle et j’espère que, dans ce débat, c’est à Malraux, dont vous vous revendiquez souvent, que vous resterez fidèles.

Comme les architectes, les artistes ont besoin de conditions propices et durables pour oser créer en toute liberté. Or, c’est un fait avéré, le numérique et la mondialisation les transforment. Ces grandes mutations modifient notamment en profondeur les relations entre les acteurs – artistes, producteurs, diffuseurs ou distributeurs.

Dès lors, posons la question : quelles dispositions doivent être modernisées pour garantir aux artistes des conditions pérennes, favorables à la création ? Quelles dispositions faut-il, au contraire, réaffirmer et compléter ?

En la matière, je revendique une méthode : encourager des négociations entre les acteurs, car ils sont les mieux à même de déterminer ce qui leur est collectivement le plus profitable. On aura donc recours à la loi uniquement lorsque la nécessité l’impose : soit pour entériner des accords, soit pour endosser une responsabilité que les parties prenantes n’auront pas voulu assumer, comme je l’ai fait sur le livre.

C’est en ayant l’ensemble de ce processus à l’esprit, y compris les combats que je mène au sein des instances communautaires en faveur du droit d’auteur, y compris ceux que je poursuis contre l’offre illégale, que je vous invite par conséquent à examiner ce texte et à juger des amendements qui vous sont proposés par votre rapporteur.

Ainsi, pour rééquilibrer les relations entre les artistes et les producteurs de cinéma à l’ère du numérique, nous avons adapté nos dispositions pour que ces relations soient plus transparentes. À ce titre, je ne peux que me réjouir que, sur l’initiative de David Assouline et du groupe socialiste, vous ayez transposé à l’audiovisuel ce que les députés ont adopté pour le cinéma, car c’est un réel progrès.

En revanche, pour ce qui relève des relations entre les producteurs et les diffuseurs, des négociations sont en cours, après qu’un premier accord, attendu depuis longtemps, a été conclu entre France Télévisions et les producteurs. Tout ce qui viendrait déséquilibrer ces négociations ou prendre les acteurs au dépourvu doit donc être évité. C’est pourquoi je ne puis qu’être en désaccord avec les amendements adoptés par la commission à ce sujet, sur l’initiative de votre rapporteur.

De même, c’est la transparence que nous avons privilégiée pour rééquilibrer les relations entre artistes-interprètes et producteurs de musique, d’une part, et entre producteurs et plateformes de musique en ligne, d’autre part.

Ainsi, le développement équitable de la musique en ligne a fait l’objet d’un accord signé par de très nombreuses organisations de la filière musicale, sous la houlette de Marc Schwartz. Là aussi, d’autres négociations sont en cours et elles sont d’ailleurs suivies de près à l’étranger, car cet accord n’a pas de précédent. Il importe donc, là encore, de ne rien faire qui pourrait déséquilibrer ces négociations.

Je regrette, en revanche, que vous refusiez d’étendre la licence légale au webcasting linéaire qui ne présente aucune difficulté, dans la mesure où nous ne faisons qu’appliquer le principe de la neutralité technologique. J’espère vous convaincre de revenir sur votre décision.

Les dispositions qui régissent le cinéma, l’audiovisuel et la musique ont donc besoin d’être modernisées, parce qu’elles sont exposées au premier chef aux mutations numériques et à la globalisation. D’autres, au contraire, ont besoin d’être affirmées ou complétées.

Il s’agit tout d’abord la liberté de programmation et la liberté de diffusion. Elles sont le fondement de notre histoire, elles font notre fierté et, sans elles, aucune vie culturelle ne serait possible ; plus que jamais, il importe de les préserver. Je suis donc extrêmement attentive à ce que ces libertés soient garanties.

Toutes les dispositions qui offrent un cadre pérenne à l’intervention publique en matière culturelle ont aussi besoin d’être affirmées.

Ce sont les labels, auxquels il est nécessaire de donner une base juridique indiscutable.

Ce sont les droits sociaux, qu’il s’agit d’ouvrir aux professions du cirque et de la marionnette, après que le régime de l’intermittence a été sanctuarisé dans la loi relative au dialogue social et à l’emploi.

C’est la formation des artistes en devenir, dans nos établissements d’enseignement supérieur culturel, dans les classes préparatoires publiques aux écoles d’art, qui seront désormais reconnues par agrément, et dans les classes préparatoires à l’enseignement supérieur du spectacle vivant, qui remplacent les cycles d’enseignement professionnel initial, les CEPI.

C’est le caractère inaliénable des collections publiques, que nous vous proposons de conférer à celles des Fonds régionaux d’art contemporain.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous l’aurez donc compris : mon souci est de donner aux artistes la possibilité de créer librement dans cet environnement nouveau, en prenant les dispositions et en confortant les moyens qui s’imposent. Il est de permettre aux acteurs culturels, qui travaillent avec eux, d’exercer leur métier dans un environnement sécurisé. Il est de soutenir l’emploi dans ce secteur et de donner de meilleures garanties aux artistes professionnels. Il est de renforcer la protection du patrimoine, au bénéfice de tous.

Parce que tout doit être fait pour qu’une vie culturelle riche et diversifiée soit offerte aux Français, parce que mon objectif ultime reste la participation de tous nos concitoyens à la vie culturelle, j’assume que cet objectif imprègne ce texte dans sa globalité et que beaucoup de dispositions concourent à faciliter sa réalisation dans ce contexte nouveau.

Je pense à la réforme de l’exception au droit d’auteur pour faciliter l’accès à la lecture des personnes en situation de handicap, dont je me réjouis qu’elle fasse consensus. Je pense aussi à l’affirmation de l’éducation artistique et culturelle comme axe majeur de nos politiques culturelles.

Cependant, j’espère que, sur deux dispositions particulières, nos points de vue convergeront au cours du débat. Je veux parler de la réforme des conservatoires et de la reconnaissance des pratiques amateurs, parce qu’il s’agit du quotidien culturel des Français.

C’est grâce à un réseau très important de conservatoires, unique en Europe, que nos enfants ont accès à une formation et à une pratique artistique exigeantes. Nous l’avons d’ailleurs très souvent évoqué avec Catherine Morin-Desailly. Celle-ci sait combien, dès mon arrivée rue de Valois, je m’en suis particulièrement préoccupée.

Mon ambition est de faire de l’enseignement artistique spécialisé, de la pratique artistique collective, de la formation des amateurs dans les conservatoires, un moyen de renforcer la participation de tous les jeunes à la culture et de leur offrir une éducation artistique et culturelle de qualité.

J’ai souhaité conforter les grands principes de la loi de 2004 et confirmer la répartition des missions entre les collectivités territoriales et l’État. J’ai souhaité réengager l’État dans le financement des conservatoires, pour que les actions de ces derniers puissent aller encore plus loin, pour tous les enfants, dans tous les territoires, vers une plus grande diversité.

Toutefois, c’est aussi en amateurs que les Français pratiquent les arts et la culture : quelque douze millions d’entre eux le font de manière régulière. Comment ne pas vouloir les accompagner ? Comment ne pas vouloir lever le flou juridique auquel se heurtent chaque jour des spectacles amateurs ou professionnels ? Là encore, il s’agit de nous adapter à ces conditions nouvelles dans lesquelles les Français participent à la vie culturelle, tout en préservant et en renforçant l’emploi professionnel, qui reste notre priorité.

Je sais le Sénat très soucieux de défendre ces avancées et, en particulier, Maryvonne Blondin et Sylvie Robert très attachées, comme moi, à promouvoir une culture de la participation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ce n’est rien de moins que l’avenir de la vie culturelle de la France qui est entre vos mains aujourd’hui ; l’avenir de son patrimoine, que vous pouvez choisir de protéger mieux ; l’avenir de ses territoires, que vous pouvez choisir de mettre davantage en valeur ; l’avenir de ses artistes et de ses architectes, auxquels vous pouvez choisir d’accorder de nouvelles libertés ; l’avenir de ses professionnels de la culture, auxquels vous pouvez apporter le soutien dont ils ont besoin pour accompagner les créateurs dans leur travail ; l’avenir des Français, enfin, qui ne cessent de chercher dans la vie culturelle ces liens qui nous unissent, qui nous rassemblent, qui nous élèvent et qui font aussi de nous des citoyens.

Dans cette époque de grandes mutations, où numérique et mondialisation se conjuguent, le terrain sur lequel nous avons bâti nos politiques culturelles est en train de changer. Ce texte nous donne les moyens de nous y adapter.

Ce texte conforte la place que notre pays accorde aux artistes, il témoigne de la confiance qui leur est faite pour raconter le monde d’aujourd’hui et imaginer celui de demain. Prenons-en toute la mesure ! Permettons aux générations qui viennent de prendre part à une vie culturelle toujours aussi diverse, toujours aussi intense, toujours aussi propice à nourrir leur curiosité ! Car, en elle, ils trouveront de quoi faire face aux turbulences du monde.

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