Intervention de Francis Delon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 février 2016 à 9h05
Suivi de l'état d'urgence — Audition de M. Francis delOn président de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement

Francis Delon, Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) :

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, pour donner suite à l'entretien que j'ai eu avec vous au moment de ma nomination, nous étions convenus que la commission présenterait, à l'issue de ses six premiers mois d'existence, un premier bilan de ses activités et de la mise en oeuvre des lois relatives au renseignement et à la surveillance internationale. Comme vous me l'avez proposé, Monsieur le Président, je vais donc anticiper quelque peu ce rendez-vous en vous délivrant ce bilan, au bout de quatre mois, après vous avoir exposé les conséquences de la déclaration de l'état d'urgence sur l'activité de la commission.

Je rappelle d'abord que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), instituée par la loi du 24 juillet 2015, présente une certaine novation par rapport à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) qui l'a précédée. Cette commission comprend neuf membres, dont quatre parlementaires représentants de la majorité et de l'opposition. Ce matin, vous avez à cette table l'un de ses membres, M. Franck Terrier, issu de la Cour de cassation. J'ajouterai que trois membres de la CNCTR, dont Franck Terrier, exercent leurs fonctions à plein temps, ce qui constitue un renfort tout à fait important pour la commission et qui représente également une innovation par rapport à la CNCIS dans laquelle seul le Président siégeait en permanence. Cette collégialité renforce l'indépendance de la commission, favorise le débat et améliore l'effectivité de son contrôle.

En termes de ressources humaines, la CNCTR s'appuie sur son secrétariat : nous avons repris les personnels de la CNCIS. Nous avons ainsi pu être opérationnels dès le 3 octobre 2015, date à laquelle la commission a été installée, pour traiter les demandes qui nous ont été adressées. La croissance des effectifs, inscrite dans la loi de finances pour 2016, permettra à la CNCTR de disposer d'une vingtaine de personnes fin 2016, alors que la CNCIS ne comptait que sept personnes début 2015, avec un budget de fonctionnement de l'ordre de 400.000 euros qui reste ainsi très modeste, néanmoins en très nette augmentation par rapport à celui dont disposait la CNCIS, et qui devrait permettre à notre commission d'exercer le contrôle a posteriori qui lui a été confié par la loi.

J'en viens maintenant à l'état d'urgence. Dès que celui-ci a été proclamé et que les premières perquisitions administratives ont été décidées, la CNCTR s'est interrogée sur les éventuelles incidences de l'application du régime juridique issu de la loi du 3 avril 1955. Ces conséquences sont en fait des plus réduites. Nous en avons identifié une et nous nous sommes interrogés sur un point particulier.

Nous avons d'abord relevé que les finalités, énoncées par la loi du 24 juillet 2015, pour lesquelles le recours à une technique de renseignement peut être autorisé, ont été complétées, à la marge, par loi du 20 novembre 2015 qui a prorogé l'état d'urgence et modernisé les dispositions de la loi du 3 avril 1955. L'article 4 de cette loi a en effet inséré dans la loi du 3 avril 1955 un article 6-1 qui dispose que « sont dissous par décret en conseil des ministres les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». Ce même article ajoute que, pour la prévention des actions qui tendent au maintien ou à la reconstitution des associations ou groupements dissous en application de cette disposition, les services de renseignement peuvent recourir aux techniques de renseignement dans les conditions prévues au livre VIII du code de la sécurité intérieure.

Ce livre VIII a été créé par la loi relative au renseignement de 2015 et a notamment pour objet de préciser les conditions dans lesquelles les services de renseignement peuvent être autorisés à recourir à des techniques de renseignement limitativement énumérées. La loi du 20 novembre 2015 sur l'état d'urgence a donc permis qu'il soit fait usage de ces techniques pour la finalité nouvelle de prévention de la reconstitution de groupements dissous en application de l'état d'urgence. C'est donc un point juridique particulièrement limité.

Nous nous sommes par ailleurs interrogés sur la procédure applicable aux données stockées sur un système informatique, à l'occasion d'une perquisition administrative. Ce recueil des données informatiques, qui est désormais autorisé par la loi de 1955 modifiée, devait-il intervenir selon la procédure applicable aux techniques de renseignement ou relevait-il exclusivement du régime ad hoc de l'état d'urgence ? Nous avons estimé que la spécificité de l'usage des techniques de renseignement tenait au caractère secret de leur mise en oeuvre. Or, une perquisition administrative, obligatoirement conduite en présence d'un officier de police judiciaire, ne peut se dérouler qu'en présence de l'occupant ou, à défaut, de son représentant ou de deux témoins. Elle ne répond donc pas à cette condition. La commission en a déduit que l'accès aux données stockées dans un système informatique, réalisé lors d'une perquisition administrative, ne correspondait pas à une activité de renseignement et ne relevait donc pas de son contrôle.

Le régime de l'état d'urgence n'a eu au total qu'un impact juridique réduit pour la CNCTR. Mais l'importance de la menace terroriste, qui a justifié le recours à l'état d'urgence, a eu, quant à lui, une incidence notable sur le volume des demandes traitées par la commission.

J'en viens à quelques éléments de bilan pour votre commission. Avant la loi du 24 juillet, je vous rappelle que seules les demandes d'interception de sécurité et de géolocalisation en temps réel suivaient un processus d'autorisation par le Premier ministre après un avis préalable rendu par la CNCIS. Aujourd'hui, - c'est là une grande novation de la loi de 2015 -, toutes les demandes de mise en oeuvre d'une technique de recueil de renseignements évoquées par la loi et mises en oeuvre sur le territoire national sont traitées selon une procédure qui renforce le contrôle interne et externe. Ces demandes sont donc autorisées par le Premier ministre après avis de la commission.

Depuis sa mise en place le 3 octobre 2015, la commission a rendu près de 4 400 avis, compte non tenu des demandes d'accès aux données de connexion sur lesquelles je vais revenir dans un instant. Cela représente un accroissement supérieur à 50 % du volume de demandes traitées par la CNCIS sur la même durée. La croissance du nombre de demandes devrait encore s'intensifier en raison de plusieurs facteurs. D'une part, la loi relative au renseignement a autorisé les services spécialisés de renseignement du premier cercle (DGSI, DGSE, DPSD, DRM, DNRED et Tracfin) à recourir à l'ensemble des techniques de renseignement, mais elle a également prévu qu'un certain nombre d'autres services, dits du « second cercle », et dont la liste est fixée par un décret du 11 décembre 2015, pourrait recourir à certaines de ces techniques pour des finalités définies. La mise en oeuvre effective de ces techniques par les services du second cercle suppose une certaine phase d'appropriation et implique un effort de formation des agents. Le nombre de demandes émanant de ces services est aujourd'hui assez faible, mais les indications que nous obtenons des chefs de ces services nous indiquent qu'il va probablement croître progressivement.

D'autre part, depuis le 1er février 2016, date d'entrée en vigueur du décret relatif aux techniques de recueil de renseignement, la CNCTR examine désormais les demandes d'accès administratifs aux données de connexion. Ces données sont, comme en dispose la loi, les « informations ou documents traités ou conservés » par les « réseaux » ou les « services de communications électroniques » des opérateurs de communications électroniques, des hébergeurs et des fournisseurs de services sur internet. Elles ont trait au contenant technique des communications et ne peuvent être exploitées aux fins d'accéder au contenu de ces communications, - la loi le précise -, sans que ne soit préalablement obtenue une autorisation à cet effet.

Ces autorisations d'accès aux données de connexion étaient auparavant délivrées par une personnalité qualifiée placée auprès du Premier ministre. La loi relative au renseignement a prévu que ce recueil serait désormais soumis à la même procédure que les autres techniques de renseignement, c'est-à-dire à la décision du Premier ministre. Sur la base de l'activité observée par la personnalité qualifiée et des premiers jours de traitement de ces demandes par notre commission, il apparaît que celle-ci devrait traiter un volume d'environ 40 000 demandes par an à ce titre ; ce qui est évidemment très important.

Enfin, l'édiction du décret sur les données de connexion, que je viens de vous mentionner, permet également l'entrée en application de l'article L. 851-2 du code de sécurité intérieure, qui autorise le recueil des données de connexion en temps réel pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme et uniquement à l'égard de personnes préalablement identifiées comme présentant une menace. La commission devra vérifier que chacune des personnes qui font l'objet de ce recueil de données en temps réel représente effectivement et individuellement une menace en matière de terrorisme, justifiant en cela le recours à cette technique. À ce jour, la commission ne dispose pas d'éléments suffisamment précis pour évaluer le nombre de demandes qui seront présentées à son contrôle dans ce cadre juridique, mais elle anticipe d'ores et déjà ces demandes. Ce point devra être pris en compte dans l'activité qui sera la sienne.

J'en viens à quelques éléments très rapides pour clore mon propos liminaire. La commission doit rendre son avis dans un délai de 24 heures. Nous nous sommes d'ailleurs organisés pour rendre nos avis dans des délais inférieurs à 24 heures, surtout si une urgence particulière nous est signalée ; le cas s'est d'ailleurs présenté à plusieurs reprises en matière de terrorisme. Ce délai peut également être étendu à 72 heures, si la commission doit se réunir en formation collégiale. Elle est amenée souvent à le faire, puisqu'elle se réunit au moins trois fois par semaine. Même dans ce cas, nous nous efforçons de faire en sorte que les délais soient inférieurs à 72 heures. C'est un système dans lequel, au moment où le ministre saisit la commission et celle-ci rend son avis au Premier ministre, il s'écoule un temps très inférieur à ces contraintes horaires. Nous nous efforçons ainsi de ne pas ralentir l'activité opérationnelle des services, en prenant des délais inutilement longs. Naturellement, si l'affaire est compliquée, nous prenons le temps de l'examiner, mais si celle-ci est simple, elle est traitée avec diligence.

Si j'ai parlé d'organisation collégiale, c'est que la loi a prévu, par exemple, que la commission se réunisse en séance plénière pour statuer sur la mise en oeuvre d'une technique de recueil de renseignement impliquant l'introduction dans un lieu d'habitation. La loi impose également que la commission rende son avis en formation plénière lorsqu'elle est saisie d'une demande de mise en oeuvre d'une technique de renseignement à l'encontre d'une personne, de nationalité française ou étrangère, exerçant une « profession protégée », à savoir pour les parlementaires, les magistrats, les avocats et enfin les journalistes.

Nous avons également à nous intéresser de plus près au contrôle a posteriori, comme je l'ai évoqué précédemment. C'est la raison pour laquelle nos effectifs connaissent une montée en puissance afin d'effectuer un contrôle a posteriori plus développé qu'il ne l'était précédemment à la CNCIS et jusqu'à présent à la CNCTR. J'ajouterai que ce contrôle s'exerce déjà d'une façon très satisfaisante en ce qui concerne les interceptions de sécurité, les données de connexion et les géolocalisations, puisque la commission dispose via le Groupement interministériel de contrôle (GIC) d'un accès complet à tout ce qui est recueilli par ces techniques. Elle s'assure donc que celles-ci sont mises en oeuvre conformément à l'autorisation donnée.

C'est plus compliqué pour tout ce qui relève des nouvelles techniques qui sont mises en oeuvre de manière décentralisée sur le territoire, à l'instar de la pose d'une balise ou des techniques de surveillance vidéo. Pour que nous puissions exercer effectivement notre contrôle, il faut qu'il y ait une centralisation des données. Nous plaidons auprès du Gouvernement pour que cette centralisation soit opérée le plus rapidement possible et qu'elle repose sur le GIC. Cette démarche nous permettra d'obtenir un accès déterminé et simple à ces données au sein d'un lieu unique.

J'ajoute que la loi du 30 novembre 2015 nous a confié un contrôle a posteriori sur la surveillance internationale. Nous avons commencé à le mettre en oeuvre peu de temps après l'entrée en vigueur de la loi. Je n'en dirai pas plus ce matin, car ce n'est pas le sujet que je suis invité à traiter devant vous.

Dernier point enfin, je souhaitais rappeler le contrôle juridictionnel qui est l'une des innovations de la loi du 24 juillet et de celle du 30 novembre 2015. Ainsi, la commission elle-même, en cas de différend avec le Premier ministre, peut saisir le Conseil d'État. Cette situation ne s'est pas présentée puisque dans tous les cas où la commission a rendu un avis défavorable, le Premier ministre a suivi notre avis ; il n'y a donc pas eu de différend en de telles circonstances. Mais un particulier, qui s'estime faire l'objet d'une mesure de surveillance et qui soupçonne que cette dernière n'est pas mise en oeuvre légalement, peut demander une vérification à la commission et saisir le Conseil d'État. À l'heure où je vous parle, nous avons reçu une quinzaine de réclamations provenant de particuliers, mais aucune n'est allée jusqu'au contentieux depuis l'entrée en fonctions de la commission.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion