Malheureusement, cette crainte ne restera pas une simple fiction si nous avalisons en l’état toutes les nouvelles concessions accordées au Royaume-Uni par le projet de décision de M. Donald Tusk.
Monsieur le secrétaire d’État, la prudence de la France sur ce texte est fort louable et appréciée, car, comme chacun sait, le diable se cache dans les détails. En l’espèce, je dirais même que le diable se cache en de nombreux points, qui sont loin de n’être que des détails !
S’agissant de la gouvernance économique, le texte prévoit un mécanisme permettant à un certain nombre d’États non-membres de la zone euro de « discuter » des décisions prises par les États concernés. On nous dit qu’il ne s’agit pas d’un droit de veto, mais cette disposition en a tous les contours. Les discussions aboutiront nécessairement à la recherche d’un difficile compromis qui affaiblira lesdites décisions et, l’intégration étant l’horizon vers lequel nous tendons, les tensions risquent d’aller crescendo avec le Royaume-Uni.
Monsieur le secrétaire d’État, la France a dernièrement exprimé des réserves sur les concessions accordées en matière de réglementation financière et de supervision européenne des acteurs financiers. Pourriez-vous nous éclairer sur ces deux points, et nous dire s’ils demeurent des pierres d’achoppement ?
Concernant l’épineuse question de la souveraineté, ce projet avalise un revirement dangereux affectant le principe fondateur d’une « union sans cesse plus étroite ».
En inscrivant dans le marbre – ou tout au moins dans le bois dans lequel est gravée la proposition Tusk – que, « eu égard à sa situation particulière en vertu des traités, le Royaume-Uni n’est pas tenu d’adhérer à une intégration politique plus poussée » dans l’Union, on admet désormais que l’Europe à la carte n’est plus l’exception, mais le principe. C’est là une attaque sans précédent, inacceptable, du cœur même du processus d’intégration européenne !
Le temps nous manque pour examiner point par point ce projet, mais je souhaite développer un dernier point, et non des moindres : celui des prestations sociales.
Par le biais du « mécanisme d’alerte et de sauvegarde » qui serait concédé, nous validerions une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, au risque de nous placer en porte à faux vis-à-vis de la Cour de justice de l’Union européenne. Si d’autres États membres décidaient, demain, d’utiliser cet outil, alors serait signée, à terme, la mort de la liberté de circulation des personnes en Europe !
En outre, la logique défendue par M. Cameron est fausse et hypocrite.
Si les travailleurs intracommunautaires migrent au Royaume-Uni, c’est parce qu’ils sont attirés non pas par les prestations sociales, mais, bien plutôt, par la perspective d’y trouver un emploi mieux rémunéré que dans leur pays de provenance.
Une étude publiée en 2014 par le très renommé University College de Londres montre que ces travailleurs européens non britanniques étaient bien plus diplômés que la moyenne de la population britannique, qu’ils percevaient moins d’allocations sociales et contribuaient de manière significative aux recettes fiscales du pays.
Une autre enquête, publiée l’an dernier par le quotidien britannique The Guardïan, révèle non seulement que les Britanniques sont beaucoup plus nombreux à obtenir des allocations dans d’autres États membres que les citoyens européens non nationaux n’en perçoivent au Royaume-Uni, mais aussi que ces allocations sont beaucoup plus généreuses qu’au pays de Shakespeare.
Sur cette question, comme sur l’ensemble des négociations, M. David Cameron joue une partie de poker menteur, car il se contente d’appuyer ses propos tantôt sur des études produites par le très eurosceptique think tank Open Europe, tantôt sur des chiffres qui sont systématiquement contestés par lesexperts.
Si les comptes sociaux du Royaume-Uni s’avéraient effectivement et à ce point menacés par les fameuses prestations sociales perçues par les ressortissants intracommunautaires non britanniques, comme l’affirme M. Cameron, alors ce dernier ferait bien de s’interroger sur le dumping social auquel se livre son pays, lequel explique pour une large part son attractivité économique auprès des travailleurs non nationaux.
Au regard du chantage qu’effectue aujourd’hui M. Cameron, devons-nous vraiment l’aider à sortir du piège et du calcul électoral dans lesquels il s’est lui-même précipité en promettant, lors de la dernière campagne électorale, de procéder à un référendum sur le maintien de son pays dans l’Union ?
En 1973, l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne a constitué le point de départ d’une relation tumultueuse entre ce pays et la construction européenne, marquée par de multiples clauses de retrait plutôt que par un quelconque rôle moteur.
Puisque ce texte est dangereux pour le projet européen, demandons-nous ce qu’il adviendrait si le Royaume-Uni choisissait de sortir de l’Union européenne. Dans cette hypothèse, je ne donne pas plus de cinq ans au Royaume-Uni pour être confronté à une situation d’implosion institutionnelle, économique et sociale.
Tout d’abord, nous assisterions à une implosion du pays. N’oublions pas que l’Écosse est profondément attachée à l’Union européenne et que le parti national écossais fait campagne contre le Brexit. Dès lors, il ne subsiste aucun doute sur l’issue d’un nouveau référendum de dévolution, si le Royaume-Uni devait quitter l’Union.
Ensuite, nous observerions une perte d’attractivité de la City, avec l’émergence de concurrents au sein de l’Union européenne. Hier, les dirigeants de HSBC, première banque européenne, ont déclaré envisager la délocalisation de 20 % de leurs activités de marchés et de banque d’affaires vers Paris, si le Brexit se réalisait. Le durcissement actuel de la réglementation et de la taxation sur les banques au Royaume-Uni pourrait également en pousser d’autres à lui emboîter le pas.
L’attractivité économique du pays subirait un sérieux contrecoup. Selon les études, le PIB britannique reculerait de 2 % à 14 %. Actuellement, 45 % des exportations britanniques sont réalisées dans l’Union européenne.
Il revient donc à M. Cameron et au peuple britannique de prendre leurs responsabilités. Les nôtres, celles de l’Union européenne, sont de ne pas livrer en pâture le socle de principes qui fondent encore aujourd’hui le projet européen.
Il est temps que l’Union européenne fasse œuvre d’autorité politique, et pas seulement de facilitation économique, si elle ne veut pas se réveiller demain, soixante ans après la signature du traité de Rome, dans le coma irréversible d’une Europe entièrement déconstruite.