Je sais vos compétences ! Mais à l'Assemblée nationale, il a été dit que la constitutionnalisation de l'état d'urgence permettrait de garantir les libertés publiques. Or l'état d'urgence est un état d'exception, c'est-à-dire une dérogation temporaire à certaines dispositions constitutionnelles, en l'occurrence des droits et libertés. Il se traduit par une extension des pouvoirs de police au détriment des libertés : ce n'est pas un équilibre, mais bien un déséquilibre ! Il résulte des circonstances, de menaces suffisamment graves contre l'État et la Nation pour contraindre le pouvoir à prendre ces mesures dérogatoires. Prétendre justifier la constitutionnalisation de l'état d'urgence par un renforcement de l'État de droit, c'est absurde.
L'argumentation déployée par le Premier ministre devant la commission des lois de l'Assemblée nationale est fragile. D'abord, il s'est appuyé sur les conclusions du comité Vedel de constitutionnaliser l'état d'urgence, suivies par le comité Balladur. Or le Conseil d'État n'a pas estimé opportun de suivre ces recommandations en 2008. Il a fait valoir que les pouvoirs exceptionnels du Président et l'état de siège étaient, eux, prévus par la Constitution ; mais on peut tout autant en conclure que c'est suffisant ! Il a souligné que le Conseil constitutionnel avait validé à plusieurs reprises la loi de 1955 instaurant l'état d'urgence, en 1985 pour la Nouvelle-Calédonie, en décembre 2015 et à nouveau en 2016 : mais si la loi suffit, alors pourquoi constitutionnaliser ?
Enfin, le Premier ministre affirme qu'inscrire l'état d'urgence dans la Constitution, c'est l'encadrer. Or, comme les juristes qui s'y sont essayés l'ont constaté, il est très difficile de limiter un pouvoir d'exception. De plus, pour déterminer les conditions d'ouverture de l'état d'urgence, on a simplement repris les termes de la loi de 1955 : « péril imminent » et « calamité publique ». Cette dernière notion avait été inventée, en 1955, par l'état-major de la Défense, pour distinguer artificiellement l'état d'urgence de l'état de siège. Laissons-la de côté, elle n'apporte rien. La condition la plus importante est bien le péril imminent, avec un vrai risque de rendre l'état d'urgence permanent. Peu après le 11 septembre, le grand juriste Bruce Ackerman a proposé deux conditions à l'instauration d'un état d'urgence : un danger clair et présent, et une attaque sur le sol national, fait objectif qui légitime une réaction. Mais l'idée de péril imminent, de menace, est une condition très lâche qui ouvre la voie aux manipulations politiques : les services de défense et de renseignement pourront toujours l'invoquer, en s'appuyant, qui plus est, sur des informations secrètes. Avec une telle notion, on risque de mettre en place un état d'urgence permanent.
Il y a une contradiction entre l'état d'urgence, mesure temporaire qui doit répondre à une menace temporaire, et le nouveau terrorisme qui, pour reprendre l'analyse de Bernard Manin, est une menace épisodique mais par nature permanente.
En 1955, les socialistes et les communistes étaient très hostiles à la loi d'état d'urgence, qualifiée de « loi scélérate ». Or le 20 novembre, on a repris ce texte, en l'aggravant, et sans discussion ! De plus, la modification constitutionnelle proposée est illisible, comme Cécile Guérin-Bargues et moi-même l'avons montré dans la revue Jus Politicum. La première garantie pour le citoyen est que le droit soit compréhensible.
Il est vrai que l'article 16, qui concentre tous les pouvoirs entre les mains d'un seul homme, est pire pour les libertés, mais encore est-il soumis à deux conditions cumulatives : une menace sur l'intégrité du territoire ou l'exécution des engagements internationaux et une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ces conditions ne sont pas nécessaires pour déclarer l'état d'urgence, ce qui le rend encore plus dangereux.
Quant à la déchéance de nationalité, elle existe déjà dans le droit positif. Son opportunité peut se discuter, mais la constitutionnaliser est inepte et même honteux. La déchéance de nationalité est une sanction, or la Constitution n'est ni le code civil, ni le code pénal et ne saurait devenir le réceptacle de n'importe quelle mesure autoritaire. Quant à l'exposé des motifs, qui justifie une telle mesure par le risque de censure d'une loi ordinaire par le Conseil constitutionnel, il n'est tout simplement pas sérieux.
Deux remarques pour conclure. D'abord, la seule vocation réelle de ce projet de loi constitutionnelle est de rassurer les Français. Le député Philippe Houillon a dit, à juste titre, que la Constitution n'était pas un outil de communication politique.
Ensuite, cette réforme fait perdre du temps, en particulier aux parlementaires. D'autres sujets sont urgents et, comme je suis universitaire, j'en profite pour signaler que le Conseil d'État vient de réaffirmer le principe de non-sélection à l'entrée en master : voilà les problèmes dont il faudrait s'occuper !