Le débat autour de ce projet de loi constitutionnelle prend un tour excessif. On parle souvent d'une révision de circonstance - mais toutes le sont, à divers degrés : sans remonter à la révision de 1962 dans la foulée de l'attentat du Petit-Clamart, il n'est que de citer la révision issue du comité Balladur, la création du Défenseur des droits ou la modification de l'article 18 autorisant le Président à intervenir devant le Congrès, dénoncée en son temps comme inutile et dangereuse.
Montesquieu est souvent invoqué, généralement en tronquant la fameuse citation : « Comme les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, celles qu'on peut éluder affaiblissent la législation. Une loi doit avoir son effet, et il ne faut pas permettre d'y déroger par une convention particulière. » On peut l'interpréter à son gré : si l'on retient le premier segment de la première phrase, la révision constitutionnelle est inutile, mais le second la rend nécessaire ; quant à la seconde phrase, elle justifie la révision ! C'est un débat rhétorique.
Un projet inutile et dangereux ? Étrange conception de l'État de droit, qui confie à la loi ordinaire le soin de limiter les libertés. C'est bien parce que l'état d'urgence n'est pas une mesure banale qu'il doit être encadré par la loi fondamentale. La déchéance de nationalité serait inutile car symbolique ? Si le sentiment d'appartenance à la Nation ne forge pas l'idée de communauté politique, alors il faut supprimer dans la Constitution toute référence à des valeurs et des symboles, comme le drapeau, l'hymne ou la devise ! La période troublée que nous vivons est l'occasion de rappeler certains principes.
Dangereux, l'état d'urgence l'est certainement moins que l'article 16 - qui suscite peu de manifestations... Une étude de droit comparé menée par le Sénat en 2006 a montré que les dispositions constitutionnelles relatives aux états d'exception sont fréquentes : le Portugal connaît état de siège et état d'urgence ; l'Allemagne a un dispositif similaire. Selon le comité Vedel, c'est pour des raisons de circonstance que la Constitution ne mentionne que l'état de siège à son article 36. Et le projet de loi constitutionnelle de 1993 indiquait : « En tant qu'il autorise précisément des atteintes sérieuses à des droits fondamentaux, l'état d'urgence relève du domaine que la Constitution a vocation à organiser. » Je vous renvoie à mon Traité international de droit constitutionnel... Le comité Balladur n'a fait, en 2007, que reprendre ces propositions. Quant aux avis du Conseil d'État, ils sont parfois changeants.
J'ai été le seul à soutenir publiquement l'extension de la déchéance de nationalité dans le Figaro, voici quelques années. Il y a deux versions du projet de loi constitutionnelle : si la première est claire, la seconde fait disparaître la question de la binationalité et dissimule celle de l'apatridie. On peut considérer, avec Vauvenargues, que « la dissimulation est un effort de la raison, bien loin d'être un vice de la nature ». Le Gouvernement s'est engagé à ratifier les conventions de l'ONU. La première version du texte est la plus logique : on ne peut créer d'apatrides. Quant à la déchéance de nationalité, elle est certes contraire à la Déclaration universelle des droits de l'homme, mais surtout à la dignité de la personne humaine...
La version initiale du texte n'était pas discriminatoire, puisqu'elle ne sanctionnait que les binationaux. La déchéance de nationalité n'est pas une mesure collective ; appliquée individuellement, elle fait partie de la tradition républicaine. Pour la Cour européenne des droits de l'homme, c'est une peine accessoire. Le Défenseur des droits a fait valoir que la citoyenneté ne peut être à géométrie variable - mais c'est ignorer qu'un binational a deux citoyennetés ! Enfin, le Conseil constitutionnel a estimé, dans sa décision n° 2015-439 QPC, que la déchéance de nationalité ne constituait pas une atteinte aux situations légalement acquises.
Le véritable sujet est la discrimination entre les binationaux nés français et ceux qui ont acquis la nationalité. La distinction, scandaleuse, remonte à la loi de 1927. Le projet de loi du Gouvernement rétablit l'égalité entre les Français de naissance et d'acquisition, consacrée par une décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1996.
Inscrire les dispositions sur la déchéance de nationalité à l'article 34 changerait peu de chose. Je suis plus favorable à une inscription à l'article 1er, pour renforcer la dimension symbolique de la mesure. Voici une modeste suggestion de rédaction : « Les personnes nées françaises et celles ayant obtenu la qualité de Français par acquisition sont dans la même situation. Dès lors qu'elles n'ont pas d'autre nationalité, elles peuvent être déchues de leur nationalité en cas d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. »