Intervention de Patrick Weil

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 2 mars 2016 à 8h30
Protection de la nation — Audition de M. Patrick Weil directeur de recherche au cnrs rattaché au centre d'histoire sociale du xxème siècle de l'université paris 1

Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS :

Depuis 25 ans, j'ai travaillé sur l'histoire de la nationalité française depuis la Révolution française, puis sur la comparaison des politiques relatives à la déchéance de nationalité. Mon dernier ouvrage porte sur la déchéance aux États-Unis, qui a concerné 150 000 personnes au cours du XXème siècle. Je termine un long article sur la déchéance au Royaume-Uni.

En travaillant sur les archives françaises, allemandes et britanniques pour mon livre Qu'est-ce qu'un Français ?, j'ai retrouvé une loi prussienne de 1842, inspirée du droit français. Dans son traité de droit romain, le grand juriste prussien Friedrich Carl von Savigny estime que le seul domaine où l'on doit rechercher la convergence est celui du droit de la nationalité. Loin d'être une affaire intérieure, elle a immédiatement des conséquences extérieures. Quel impact notre révision constitutionnelle aurait-elle sur les droits étrangers ? Comment les pays étrangers y réagiraient-ils ? Autant les politiques d'immigration varient, autant notre droit de la nationalité est constant et inscrit dans la vraie Constitution de la France qu'est le code civil.

Nous avons deux dispositifs en matière de déchéance de nationalité.

Le premier date de la première guerre mondiale : en 1915, la France, seule puissance européenne avec le Royaume-Uni à ne pas se préoccuper de la double nationalité, voit certains de ses binationaux en guerre contre elle, principalement des anciens de la Légion étrangère - Allemands, Autrichiens, voire Turcs - naturalisés français, et qui, lors de l'appel aux armes, ont rejoint leur pays d'origine. La loi allemande Delbrück permettant aux binationaux de conserver leur nationalité allemande d'origine, la loi française du 7 avril 1915 a aboli un dixième des 758 naturalisations intervenues depuis 1913. En outre, elle autorise la déchéance de nationalité d'une personne ayant refusé de s'engager ou servant sous un drapeau étranger. Le Conseil d'État vise alors les demandes du Gouvernement et Camille Sée y est tellement rigoureux pour éviter l'apatridie que le Gouvernement demande au Parlement de transférer la compétence à la Cour de cassation, par la loi du 18 juin 1917, laquelle facilite aussi la déchéance d'une personne ayant conservé un lien particulier avec son pays d'origine - une propriété par exemple. Au 24 octobre 1924, lors de l'extinction de loi, 549 déchéances de nationalité ont été prononcées.

Par la suite, la grande loi de 1927 témoigne de la volonté des dirigeants politiques de naturaliser en masse pour combler les pertes démographiques françaises. Trois ans de séjour - contre dix précédemment - sont exigés pour être naturalisé. Ce passage d'un diagnostic à un pronostic sur l'assimilation nécessite une précaution supplémentaire : durant une période probatoire de dix ans suivant la naturalisation, la personne peut être déchue de sa nationalité française en cas de crime très grave. Entre 1927 et 1940, on compte 261 000 naturalisations d'adultes pour 16 déchéances en application de la loi de 1927, sur un total de 900 000 acquisitions de la nationalité française. Avec la menace de la guerre, Édouard Daladier revient, par un décret-loi de 1938, à un dispositif préparant aux hostilités, disposant qu'un Français se comportant de fait comme le national d'un pays étranger dont il possède la nationalité peut être déchu de sa nationalité française. Après la guerre, 523 Français vont en subir les conséquences : des collaborateurs nazis, des fascistes italiens, plus tard des communistes.

Lorsque le Président de la République a annoncé à Versailles, en novembre dernier, vouloir rendre possible la déchéance de nationalité pour un individu né Français, j'ai pensé qu'il reprenait le décret-loi de Daladier et que le Parlement l'adopterait à l'unanimité. À ma surprise, il vous engage sur un autre chemin. Selon l'exposé des motifs du projet de révision constitutionnelle, la perte de nationalité prévue par le décret-loi de 1938, réformant l'article 96 du code de la nationalité devenu article 23-7 du code civil, ne constituerait pas une sanction. Le professeur Niboyet, dans son Traité de droit international privé, inclut parmi les sanctions l'article 23-7 : la perte aurait dû, selon lui, être appelée déchéance. L'administration elle-même, dans ses tableaux, considère l'article 23-7 comme une sanction, de même que deux arrêts d'assemblée du Conseil d'État, à la suite des conclusions des commissaires du Gouvernement Marceau Long en 1958 et Fournier en 1966. D'où vient que l'exposé des motifs considère qu'il ne s'agit pas d'une sanction ?

Deuxième argument invoqué : une loi ordinaire pourrait être contraire à la garantie des droits prévue à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le Conseil d'État aurait-t-il agi dans la précipitation ? Jamais ! Je sais que le Sénat, lui, prend le temps d'aller au fond des choses.

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