Merci de votre invitation. Bien que les quelques années écoulées aient transformé, et détérioré, nos relations avec la Russie, nous devons en effet maintenir un dialogue constructif avec cet acteur majeur sur la scène internationale.
Il n'y a, à mon sens, pas d'option de retour à la normale, c'est-à-dire à l'état des relations précédant la crise en Ukraine. Nous ne sommes ni dans une nouvelle guerre froide, ni dans la situation d'après-guerre froide, où le paradigme dominant était celui de la coopération et du partenariat. La Russie n'est pas un ennemi, ni un partenaire : elle se pense avant tout comme un rival stratégique qui ne partage ni nos valeurs, ni nos intérêts. L'Ukraine est ainsi symptomatique d'une volonté de recomposer la donne stratégique européenne : le comportement de la Russie dans ce conflit est sans précédent depuis l'après-guerre froide et même une partie de la guerre froide ; au-delà de la réaffirmation de la puissance russe, c'est une mise en cause fondamentale de la vision de l'Europe et du monde que nous, Européens de l'Ouest, portons depuis plusieurs décennies.
En Crimée, le fait le plus emblématique, et le plus problématique, est la révision par la force d'une frontière européenne, inédite depuis 1945, et très rare au niveau international. Lors du conflit géorgien, cette étape n'avait pas été franchie, puisque les républiques d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud sont réputées séparatistes : en soutien de leur position, la Russie invoque la situation du Kosovo.
L'annexion de la Crimée est une violation directe des accords d'Helsinki qui posaient l'inviolabilité des frontières dans ces termes : « Les États participants tiennent mutuellement pour inviolables toutes leurs frontières ainsi que celles de tous les États d'Europe et s'abstiennent donc maintenant et à l'avenir de tout attentat contre ces frontières. En conséquence, ils s'abstiennent aussi de toute exigence ou de tout acte de mainmise sur tout ou partie du territoire d'un autre État participant. » C'est d'autant plus frappant que la diplomatie soviétique, puis russe y était particulièrement attachée à l'objectif du maintien des frontières issues de la deuxième guerre mondiale. Mais c'est aussi une violation de la Charte des Nations-Unies et, quand l'affaire a été portée devant le Conseil de sécurité, la Russie a opposé son veto - montrant ainsi que la force primait désormais, pour elle, sur le droit. Bien que les tensions en Ukraine se soient partiellement résorbées, cela doit nous rester en mémoire.
Le contrôle des armements et la stabilité nucléaire, consacrés par le Traité sur les forces intermédiaires nucléaires de 1987 puis le traité sur les forces conventionnelles en Europe de 1990 qui interdisait la course aux armements, visaient à rendre impossible une nouvelle guerre en Europe. Or en 2007, la Russie a suspendu sa participation au second traité ; passée inaperçue à l'époque, cette décision a ouvert la voie à un redéploiement militaire de grande ampleur dans le Caucase et sur les rives de la mer Noire, près des frontières respectives de la Géorgie et de l'Ukraine, et fait disparaître l'appareil d'inspection mis en place par l'accord.
Enfin, par le Mémorandum de Budapest, signé en 1994, la Russie s'engageait à ne pas remettre en cause la souveraineté de l'Ukraine, en échange d'un abandon par cette dernière de son arsenal nucléaire - le troisième stock mondial à l'époque. Certes, il ne s'agit pas d'un traité en bonne et due forme mais d'une garantie de sécurité politiquement négociée ; il reste que l'Ukraine a abandonné un élément important de sa puissance contre un engagement violé vingt ans plus tard.
Le second acte de la pièce est le retour de la Russie au Moyen-Orient : son intervention en Syrie est la première au-delà des anciennes frontières de l'URSS, si l'on met de côté la crise du Kosovo. Elle a combiné l'usage de la force et de la diplomatie au service de ses objectifs, qui sont distincts des nôtres mais occasionnellement convergents. Ainsi de la lutte contre la radicalisation, marquée par une forte présence de citoyens russes - caucasiens ou non - au sein de Daech, qui forment le premier contingent non arabe ; la Syrie n'est qu'à 800 kilomètres du Caucase russe...
Le deuxième objectif est le maintien de Bachar el-Assad : l'intervention russe a eu lieu au moment où l'on se demandait si la zone contrôlée par Bachar el-Assad resterait continue, de Lattaquié à Damas en passant par Tartous. Elle a rétabli le contrôle du régime sur la plus grande partie de cette Syrie dite utile.
Troisième objectif, affaiblir l'opposition dans toutes ses composantes, y compris modérées.
Quatrième objectif : rétablir l'influence russe au Moyen-Orient et son statut d'acteur central - une réussite incontestable.
La Russie a aussi démontré de ses capacités militaires, pas seulement aériennes et sol-air, mais aussi par des tirs de missiles de croisière depuis la mer Caspienne et la Méditerranée. Au-delà du théâtre syrien, les Russes nous rappellent leurs capacités militaires spectaculaires, résultat d'une augmentation de 200 % en quinze ans du budget militaire de la Fédération. Aujourd'hui, ce budget est trois fois supérieur à celui de la France, tout en restant très inférieur à ses niveaux de l'époque soviétique. La Russie veut enfin rétablir le duopole américano-russe, au détriment des acteurs régionaux, au premier rang desquels une Europe douloureusement marginalisée.
Ces manoeuvres russes se caractérisent par leur cohérence ; elles reposent sur l'utilisation de tous les instruments de la puissance, en contraste avec une politique occidentale hésitante sur ses objectifs et ses moyens : frappes indiscriminées sur la population, soutien militaire sans faille au régime, et diplomatie très active. Ses priorités sont différentes des nôtres, puisque la Russie vise surtout l'opposition à Bachar el-Assad. La Russie a pris de véritables risques stratégiques, avec plus de 5 000 soldats déployés en Syrie et exposés à des attaques.
Son action se distingue aussi par une vision à court terme - le soutien à Bachar el-Assad - dont la soutenabilité n'est pas certaine. Le PIB de la Russie est désormais équivalent à celui de l'Italie. Quelle est, pour reprendre une expression militaire, « l'état final recherché » de cette stratégie ? Le maintien de Bachar el-Assad ne rétablira pas la stabilité dans un pays qui compte 4 millions de réfugiés, 7 millions de déplacés intérieurs au terme d'un conflit qui a fait 250 000 morts.
Quant aux Européens, ils ont été pris à contrepied. Poutine a tourné la page de l'après-guerre froide, dominée par le partenariat pan-européen et euro-atlantique, pour ouvrir une ère de compétition géopolitique se caractérisant par le refus de la Russie d'être intégrée dans l'espace européen. Nous entrons dans une logique de blocs concurrents, l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) faisant pendant à l'Otan, et l'Union économique eurasiatique à l'Union européenne. Les Occidentaux ont bien tenté un « reset » des relations bilatérales après le conflit russo-géorgien. En 2010, dans son concept stratégique adopté à Lisbonne, l'OTAN définit la Russie comme un partenaire majeur ; elle ne considère « aucun pays tiers comme son adversaire » et estime que « la zone euro-atlantique est en paix, et la menace d'une attaque conventionnelle contre le territoire de l'OTAN est faible ». Désormais, les interrogations sont nombreuses. La question d'une éventuelle application de l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord préoccupe particulièrement les pays baltes et la Pologne.
Il faut désormais penser en termes de rapport de force : une situation où des sanctions croisées sont prises, et où l'Union européenne est contrainte de faire de la géopolitique, ce qui n'est pas dans son ADN, et de traiter avec un acteur qui n'adhère pas à ses valeurs.
C'est pourquoi nous sommes dans cette situation de « paix froide », théorisée par Raymond Aron, où la guerre n'est pas probable mais où la coopération n'est pas pour autant le modèle dominant. C'est une mutation douloureuse, qui comporte plusieurs écueils : une perte de crédibilité politique et l'émergence d'une rhétorique de guerre froide faisant écho à la rhétorique nationaliste de Poutine. Ne cédons pas pour autant au romantisme de l'alliance franco-russe d'autant que la France est une cible de choix pour la reconstruction d'un dialogue entre la Russie et l'Occident ; regardons la réalité, et combinons la dissuasion, lorsqu'elle est nécessaire, et la coopération quand nos intérêts convergent. La Russie se pense comme un rival stratégique ayant des intérêts différents des nôtres et engagé avec les Occidentaux dans un jeu à somme nulle qui rend difficile de travailler ensemble.
Autre impératif, empêcher la déstabilisation de l'ordre européen, ce qui implique de nous montrer dissuasifs, ce qui renvoie à notre posture militaire, qui a été l'objet du sommet de l'OTAN qui s'est tenu en 2014 au pays de Galles et qui sera aussi à l'ordre du jour du prochain sommet de l'OTAN à Varsovie, mais également aux sanctions économiques ; stabiliser la situation en Ukraine par un mélange de pressions et de coopération ; coopérer à chaque fois que c'est possible, en s'appuyant sur l'exemple des négociations menées sans accroc avec l'Iran : en somme, compartimenter les différents aspects de la relation.
Défendons nos intérêts comme la Russie sait le faire ; c'est une relation à l'ancienne, entre des puissances qui se pensent comme rivales. Il ne suffit pas de dire que Poutine pense comme au XIXe siècle : il faut en prendre acte et agir en conséquence.