Camille Grand et moi-même sommes en accord sur la plupart des points ; je me contenterai donc d'élargir la perspective.
La Russie a fait une démonstration de force globale à travers son intervention en Syrie, le maintien d'une présence militaire en Ukraine, des opérations régulières aux abords des pays de l'OTAN, une intensification de son travail d'influence et enfin une multiplication des signaux d'intimidation nucléaire. Il importe par conséquent de ne pas réduire l'analyse à la Syrie ou à l'Ukraine. La Russie a utilisé l'intervention en Syrie à la manière dont la France et le Royaume-Uni l'ont fait pour la Libye : comme une vitrine de ses systèmes d'armes ainsi dotés de la « preuve opérationnelle » (combat proven). Les hostilités ont cessé, la Russie a pris le leadership et son action consiste surtout à soutenir les structures étatiques davantage que Bachar el-Assad lui-même ; elle a la main, c'est un succès.
Sur l'Ukraine, je suis plus pessimiste que les membres du format Normandie dans leurs déclarations : la Russie et l'Ukraine ont adopté une stratégie de désengagement des négociations, un dialogue de sourds déploré par la France et le Royaume-Uni.
Le calendrier international doit être pris en compte : nous traversons une zone de turbulence dont nous ne sortirons pas avant la prise de fonctions du prochain président des États-Unis, en janvier 2017 ; d'ici là auront lieu le G7 au Japon, auquel la Russie ne participera pas, le sommet de l'OTAN à Varsovie, les jeux olympiques et enfin, au mois de septembre, le G20.
Focalisée sur ses difficultés internes engendrées par l'afflux de réfugiés, l'Europe a du mal à comprendre les ressorts de la politique russe. Celle-ci repose, à mon sens, sur une dialectique entre une grande stratégie et des guerres limitées, donnant une impression d'efficacité et de constance destinée à acquérir un ascendant psychologique. Cela appelle trois questions : l'impression est-elle trompeuse ? Ces choix s'expliquent-ils par une anticipation prématurée par la Russie du déclin américain, et une volonté de saisir ce qui peut l'être avant la nouvelle élection, compte tenu du comportement de l'administration américaine en ce moment ? Enfin, trois mois les attentats de Paris, où en est la grande coalition voulue par nos autorités ?
Soucieux de comprendre la vision russe du monde, l'Ifri suit de près la production doctrinale dans ce domaine. Le document sur la stratégie de sécurité nationale publié en décembre 2015 insiste sur la menace directe que représente l'Occident ; considère le système international comme polycentrique mais marqué par une instabilité croissante ; anticipe une intensification de la compétition pour le contrôle des ressources, marchés et voies de communication ; met l'accent sur le recours à la force militaire et l'usage des nouvelles technologies d'information et de communication à des fins géopolitiques, et dénonce enfin explicitement le renversement de régimes politiques légitimes. C'est une vision que l'on peut qualifier d'à la fois hétérophile et mixophobe, fondée sur l'idée que les civilisations peuvent cohabiter mais que le multiculturalisme est un échec ; défendant les droits des peuples de préférence aux droits des individus.
Pour Poutine, la sécurité du pays s'assimile à celle du groupe dirigeant, composé d'une dizaine de personnes. Il exprime au niveau international une exaspération profonde et partagée hors de la Russie face au comportement des Occidentaux, déclarant ainsi en septembre 2015, à la tribune de l'assemblée générale de l'ONU : « Avez-vous au moins conscience de ce que vous avez fait ? Je crains que cette question ne reste en suspens, parce que ces gens n'ont pas renoncé à leur politique basée sur une confiance exagérée en soi et la conviction de son exceptionnalité et de son impunité. » Ce discours s'inscrit dans une dénonciation constante, et abondamment relayée, de ce que les Russes considèrent comme l'hypocrisie occidentale.
Autres éléments de cette vision, le wahhabisme, en particulier celui de l'Arabie saoudite et des émirats du Golfe, considéré comme une matrice de déstabilisation, et l'idée que la seule alternative à l'autoritarisme est la domination étrangère.
En matière d'articulation des enjeux de sécurité, la Russie adopte un comportement mimétique de l'Occident ; ainsi la production doctrinale russe évoque un « problème occidental » comme nous le faisons du « problème russe » ; l'analyse n'est pas confinée à l'espace euro-atlantique, mais étendue aux espaces eurasiatique et à l'Asie-Pacifique. La Russie veut aussi tester la cohésion de l'OTAN en s'appuyant sur des forces politiques opposées au lien transatlantique. La Turquie appelle une attention particulière au sein de l'alliance atlantique et nécessite un dialogue avec la Russie : c'est une zone de très haute tension.
Le principal problème, en Ukraine, est la mise en oeuvre des accords de Minsk, marquée par un dialogue de sourds et des manoeuvres d'obstruction : à l'Europe de demander une attitude plus constructive. L'Ukraine demande la sécurité, c'est-à-dire une frontière garantie, avant la mise en oeuvre de tout processus électoral ; la Russie dénonce l'absence de volonté de mise en oeuvre de certaines mesures prévues par les accords de Minsk, comme le statut spécial de certaines régions russophones. La situation risque par conséquent de dégénérer.
En Syrie, la Russie voulait remettre en selle Bachar el-Assad, en mettant en scène un affrontement binaire entre le régime et les djihadistes, sans la troisième force des rebelles modérés soutenue par les Occidentaux. Les objectifs diplomatiques sont atteints avec le retour à une relation directe avec Washington, dont l'éviction de la diplomatie européenne est le corollaire.
Quatrième dimension de la politique sécuritaire russe, un investissement renforcé dans le nucléaire et un antiterrorisme conçu en termes militaires - ce durcissement n'a, au demeurant, pas protégé la Russie des attaques.
Troisième volet de mon propos, l'émergence d'une certaine confusion entre les aspects géopolitiques et géoéconomiques de nos relations avec la Russie. Dans une curieuse convergence idéologique, un anti-américanisme relevant d'une vision totalisante et excluant toute contingence se fait jour dans les médias. Les droits de l'homme font l'objet d'un discours de rejet au profit d'une désignation de l'ennemi américain, comme le font les Russes. C'est un discours plus prescriptif que descriptif vis-à-vis duquel la vigilance s'impose.
La Russie souhaite rétablir une sorte de directoire reposant sur la triangulation Pékin-Washington-Moscou. Richard Nixon s'était en son temps tourné vers Mao pour affaiblir l'URSS. La Chine était alors la pointe faible du triangle ; désormais, c'est la Russie qui tient ce rôle et essaie de se maintenir au niveau des deux autres. En 1999, la Chine représentait 7 % du PIB mondial ; elle représentera 20 % en 2020. Les États-Unis passent de 21 % à 15 % ; la Russie, de 3 % à 2,7 %. La Russie veut accompagner ce rétrécissement en maintenant une relation spécifique, qui repose surtout sur le nucléaire, avec Washington et Pékin. Le contre-choc pétrolier a entraîné une stagnation, voire une récession ; l'économie ne s'est pas modernisée ni diversifiée ; la Russie a du mal à se positionner sur le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) et le Traité trans-pacifique (TPP) ; enfin, son économie n'est pas en mesure de s'adapter à la transition énergétique engagée par l'Union européenne qui reste son principal partenaire commercial.
Je partage les préconisations de Camille Grand. Faisons preuve d'ouverture et de fermeté ; les liens de toute nature avec la Russie doivent être maintenus, sans tolérer pour autant les comportements inacceptables, en particulier sur notre territoire. Attention au « Why not », c'est-à-dire à la capacité de Poutine de saisir à son profit toute occasion présentée par la situation stratégique.
Rompons avec les discours lénifiants sur les relations franco-russes, pour prendre en compte les enjeux stratégiques globaux.
Enfin, mettons du réalisme, de la cohérence et de la constance dans notre politique étrangère. Il n'est pas de sécurité possible en Europe et au Moyen-Orient sans la Russie ; mais celle-ci n'a pas à elle seule un pouvoir de structuration suffisant pour assurer la stabilité.