Je suis très heureux de vous retrouver.
Je viens vous présenter des pistes de réflexion pour financer notre défense tout en réglant en partie nos problèmes de surendettement.
Lorsque M. Raffarin, Premier ministre, m'a demandé de rejoindre son Gouvernement, les premières discussions ont tourné autour de la dette. Gardien des finances publiques, le ministre de l'économie et des finances doit en maîtriser l'évolution tout en respectant les traités internationaux. À ce titre, nous nous devions de nous conformer à Maastricht, acte fondateur de l'euro. À l'époque, j'ai proposé de désendetter la Nation. Quand je suis entré au Gouvernement, la France était endettée à hauteur de 66 % de son PIB. Ministre, j'avais en permanence l'oeil sur l'équilibre de nos finances publiques. Lorsque je suis parti de Bercy en 2007, la France était à 62,3 % d'endettement, après deux années d'excédents budgétaires primaires, tandis que l'Allemagne pointait à 67 %. Notre taux de chômage était inférieur à 8 % et celui de notre voisin à 9,2 %. Je vous parle d'une époque qui remonte à moins de dix ans... Tout le monde sait que j'ai critiqué la façon dont les finances publiques ont été gérées entre 2007 et 2012 car leur dérive me semblait inacceptable. Alors que nous avons tous affronté la crise, d'autres pays l'ont beaucoup mieux gérée que nous. Aujourd'hui, l'Allemagne est à 71 % d'endettement et nous à 96 %. Si nous parvenions à être en excédent, il nous faudrait 22 ans pour revenir au niveau de notre voisin. Or, la création de l'euro repose sur l'équilibre macro-économique entre la France et l'Allemagne. Cet écart est inquiétant : lorsque j'ai quitté le Gouvernement, nous en étions à 1 100 milliards d'euros de dettes et la charge d'intérêts s'élevait à 45 milliards. Neuf ans plus tard, nous en sommes à 2 100 milliards mais les intérêts s'élèvent toujours à 45 milliards, en raison de la baisse des taux, ce qui nous a anesthésiés.
Un mot sur Atos : ce groupe est le leader européen des technologies de l'information. Quand j'ai été nommé, il comptait 45 000 ingénieurs. Aujourd'hui, ils sont près de 100 000. Il s'agit de la plus grosse coopération franco-allemande après Airbus. Atos a un siège à Paris et un autre à Munich ; la progression de son chiffre d'affaires est de 17 % par an depuis cinq ans et son résultat opérationnel est passé de 4,8 % à près de 9 % aujourd'hui, sans endettement. J'ai donc une vision précise de ce qui se passe en Europe, des deux côtés du Rhin. Or, je ne peux que m'inquiéter des divergences de dettes entre la France et l'Allemagne, encore peu visibles aujourd'hui, mais qui se dévoileront dès que les taux d'intérêt augmenteront.
Durant les deux prochaines années, peut-être un peu moins, les taux d'intérêts seront encore extrêmement bas, voire négatifs, même si les États-Unis ont commencé à augmenter leurs taux en décembre. Toute action politique, tout programme de réforme doit s'atteler en priorité au problème du surendettement.
La sécurité et la défense sont encore plus importantes depuis les évènements tragiques de 2015. À l'heure actuelle, la France consacre 1,8 % de son PIB à ces dépenses qui ont diminué ces dernières années. L'OTAN nous recommande de monter à deux points de PIB : si nous en sommes relativement proches, ce n'est pas le cas de nos voisins, en dehors de la Grèce.
Le déséquilibre franco-allemand est un problème clé et toute politique visant à défendre notre souveraineté et l'euro se doit d'en tenir compte. J'ai donc présenté mes conclusions aux plus hautes autorités de l'État puis à Jean-Claude Juncker vendredi dernier. Je vais prochainement les présenter en Allemagne.
Plusieurs paramètres doivent être pris en compte : tout d'abord, nos concitoyens se préoccupent du chômage et des problèmes de sécurité et de défense. Ensuite, les taux d'intérêt sont extrêmement bas tandis que des liquidités cherchent à s'investir sur des obligations à très long terme, pour peu qu'elles soient sécurisées par les États. Le taux d'intérêt finance le risque associé à un projet. Quand on entre dans une logique de taux d'intérêts négatifs, on ne finance plus l'avenir, mais le passé. Nous devons utiliser ce moment historique pour régler notre problème de surendettement qui résulte des politiques que nous avons menées et peut-être aussi de notre laxisme. La dette porte donc en elle les investissements que nous avons décidés. Pourquoi ne pas redonner sens à cette dette ? Nos compatriotes estiment que la dette est un trou noir, qu'elle devient ingérable et nombre de politiques ne sont pas très éloignés de penser de même. C'est criminel ! La différence d'endettement franco-allemande entraînera des conséquences géopolitiques majeures, si nous ne faisons rien pour l'atténuer.
J'ai pris pour point de départ la création de l'euro, puisque c'est à ce moment que certains pays ont décidé de partager leur souveraineté monétaire. Or, qui dit monnaie commune dit défense commune. Voyez l'histoire : les pères de l'Europe ne s'y étaient pas trompés. En 1949, Pleven a mandaté Schuman et Monnet pour mettre en place la communauté européenne de défense (CED), afin d'en finir avec les tragédies qui avaient endeuillé l'Europe à deux reprises au XXème siècle. Avec le soutien des Américains et des Anglais, les six membres fondateurs de l'Europe ont élaboré cette CED et l'ensemble des Parlements européens ont accepté l'unification des armées... sauf la France. Mendès-France, président du conseil, a en effet proposé en 1954 de passer au vote, mais il n'a pas pris part au scrutin, ce qui a provoqué le déchirement des radicaux et des socialistes, tandis que les gaullistes et les communistes votaient contre. A peu de voix près, la CED ne fut pas adoptée. Rappelons l'histoire à ceux qui nous disent qu'il aurait fallu commencer par fonder une Europe politique plutôt qu'une Europe économique. Aujourd'hui, les choses sont bien évidemment différentes mais les questions de sécurité et de défense préoccupent toujours nos compatriotes.
La dette de la France s'élève à 2 100 milliards d'euros et celle de l'ensemble de la zone euro à 9 000 milliards. J'ai pris les chiffres d'Eurostat comme référence pour qu'ils soient incontestables. La France est le pays qui a le plus dépensé pour sa politique de défense et de sécurité, soit 720 milliards depuis la création de l'euro. Viennent ensuite l'Allemagne, avec 560 milliards - mais son PIB fait une fois et demie le nôtre -, l'Italie, avec 424 milliards, l'Espagne avec 200 milliards, les Pays-Bas avec 138 milliards... Cette étude démontre que sur nos 2 200 milliards de dettes, un tiers revient à nos dépenses en matière de sécurité et de défense. Cette dette est donc aussi le résultat de politiques positives : grâce à nos efforts, nous avons vécu une période de paix tout à fait exceptionnelle. Une partie de ces dépenses pourraient être mutualisées. Je pense aux garde-côtes, mais aussi aux services de renseignement.
Ainsi, Atos fabrique les plus gros ordinateurs du monde et fournit la quasi-totalité des services de renseignement et de sécurité en Europe. Ce groupe modélise l'arme nucléaire et d'ailleurs aussi les ondes gravitationnelles à Cardiff. Les ordinateurs quantiques feront leur apparition d'ici dix à quinze ans. La mutualisation de ces services serait une avancée incontestable : elle permettrait de faire mieux avec moins. Bien évidemment, il est hors de question de mutualiser nos dépenses en matière de défense nucléaire. En revanche, lorsque Mme Merkel rencontre M. Poutine, accompagnée de M. Hollande, la dissuasion française donne aux débats une densité certaine. Le dialogue serait sans doute bien différent sans parapluie nucléaire et les Allemands en conviennent. La France a ainsi été le premier contributeur en matière de paix et de sécurité en Europe.
J'en arrive à ma proposition.
La Banque centrale européenne (BCE) cherche des obligations à long, voire à très long terme, mais sécurisées par les États et qui soient estampillées « AAA ». La France était AAA avant la crise car l'euro était en quelque sorte mutualisé. Hélas, la crise a mis à mal cet équilibre, qu'il serait possible de retrouver en créant un fonds, à l'instar de ce que nous avons fait pour le mécanisme européen de stabilité (MES). En mettant en place un fonds européen de sécurité et de défense, nous pourrions financer la totalité des dettes en matière de défense de la zone euro, soit 2 330 milliards depuis la création de l'euro jusqu'à nos jours. Ce fonds, garantit par les États et abondé par une ressource fiscale, se refinancerait sur les marchés à un taux beaucoup plus bas que celui supporté par nos dettes nationales, afin de bénéficier de l'impact des taux négatifs, contrepartie de la sécurité à très long terme.
La modification de la régulation bancaire et des institutions d'assurance impose à ces établissements d'avoir dans leurs bilans des montants importants d'obligations à très long terme, sécurisées AAA. Or, le marché n'en propose plus beaucoup, puisque désormais l'euro allemand est plus recherché que l'euro français ou espagnol. Pour abonder le fonds, il faudrait une ressource certaine, soit deux points de TVA, impôt proportionnel à l'activité économique des pays. Ce fonds reprendrait donc les dettes de défense de chacun des États membres, se refinancerait sur le marché à travers des obligations à taux extrêmement bas sur une durée de 50 ans, pour peu que les États apportent leur garantie et prévoient des ressources fiscales certaines. Il ne s'agit pas d'effacer les dettes mais de les rembourser à moindre coût. L'endettement maastrichtien des État s'en trouverait dès lors réduit : la France passerait ainsi de 96 % à 61 % tandis que l'Allemagne passerait de 71 % à 56 %. Nous serions à nouveau dans une relation d'équilibre avec notre voisin. Un avenir commun serait à nouveau envisageable. Nous aurions ainsi remis les pendules de l'Europe à l'heure alors qu'aujourd'hui, la situation devient intenable : l'Allemagne, à 71 % d'endettement en 2015 passera à 69 % en 2016 et à 66 % en 2017. La France, de son côté, sera toujours à 97 % en 2017. Trente points d'écart ! Ces divergences vont devenir intenables.
Pour accepter la création de ce fonds, encore faut-il que les Allemands y voient un bénéfice. En plus de régler les problèmes du passé, ce fonds permettrait d'augmenter les dépenses de défense pour contrer les défis auxquels nous sommes désormais confrontés. Ces dernières années, l'Europe a diminué ses dépenses de 9 % alors que la Chine les augmentait de 160 %, l'Inde de 38 %, l'Arabie Saoudite de 90 %, la Russie de près de 100 %. Les États-Unis sont restés à un niveau égal, mais s'étant désengagés de l'Irak, ils ont pu réinjecter 100 milliards de dollars par an dans leurs armées, soit une augmentation de 10 %.
Si le couple franco-allemand s'entend, l'effet d'entraînement sera évident. Tous les pays de la zone euro doivent donc augmenter leurs dépenses de défense pour parvenir à au moins 2 % du PIB. Ce fonds comprendrait donc un deuxième volet : il rembourserait jusqu'à la moitié des dépenses de défense de chaque pays, pour peu que cette moitié soit mutualisable.
Seraient ainsi visés les garde-côtes, les douaniers européens, les dépenses de cyber-sécurité, certaines dépenses de renseignement numérique ou satellitaire, les plateformes d'Opex, d'hélicoptères, d'avions ou de bateaux de transport.
Seraient exclues les dépenses de souveraineté, laquelle ne se partage pas, par définition. Parmi celles-ci, figurent certaines Opex dont nous souhaitons décider seuls, certaines dépenses de renseignement, ainsi que d'autres dépenses spécifiques. Au total, ce fonds s'élèverait à quelque 120 milliards d'euros, soit l'équivalent de deux points de TVA, pour financer le passé, grâce aux taux d'intérêt bas, par des obligations à 50 ans, mais aussi la moitié des dépenses de défense, chaque État membre, y compris jusqu'à 2 % du PIB.
Qui perd ? Qui gagne ? Soit l'exemple de la France : ses dépenses de financement de la dette s'élèvent à 45 milliards, dont un tiers sera pris en charge par le nouveau mécanisme. Elle n'aura donc plus que 30 milliards à payer. Bien sûr, elle devra payer deux points de TVA supplémentaires, soit 22 milliards d'euros. Par ailleurs 38 à 39 milliards sur 112 lui seront remboursés. Donc reste un solde positif pour la France de 8 à 10 milliards d'euros. Ainsi nous tirons parti de taux d'intérêts extrêmement bas, nous extournons un tiers de la dette dans ce fonds et nous bénéficions du remboursement de la moitié du mécanisme, jusqu'à deux points. Si l'Allemagne reste à 1,1 % du PIB de dépenses, elle perdra. Si elle remonte vers le niveau français, de 1,8 % à 2 % du PIB, elle gagnera 2 à 3 milliards d'euros. Si tous les pays jouent le jeu et augmentent leur part du PIB consacrée aux dépenses de défense de 1,8 % à 2 %, tous gagnent, y compris l'Allemagne.
On ne pourra donc plus dire « l'Allemagne paiera », mais remontons les dépenses jusqu'au niveau permettant de participer au concert des Nations en matière de sécurité et de défense, et tout le monde gagnera, d'un point de vue macro-économique. Restera à mettre en oeuvre la gouvernance de ce fonds...