Intervention de Philippe Paul

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 mars 2016 à 10h00
Renforcer la lutte contre le crime organisé le terrorisme et leur financement et améliorer l'efficacité et les garanties de la procédure pénale — Examen du rapport pour avis

Photo de Philippe PaulPhilippe Paul, rapporteur pour avis :

Notre commission s'est saisie pour avis des articles 19 et 32 du projet de loi relatif au renforcement de la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et à l'amélioration de l'efficacité et des garanties de la procédure pénale.

L'impératif qui m'a guidé était de vérifier qu'il n'y ait pas de décrochage entre les soldats engagés sur notre territoire et les forces de sécurité intérieure quand ils remplissent les mêmes missions. L'article 19 instaure un nouveau cas d'usage légal des armes pour les fonctionnaires de police et les militaires de la gendarmerie nationale, mais aussi les militaires des forces armées déployés sur le territoire national.

Cette évolution juridique apparaît dans un nouveau contexte caractérisé par un continuum plus fort que jamais entre menace extérieure et menace intérieure et une participation légitime des soldats à la protection des citoyens contre les massacres de masse, dès lors que les terroristes sont eux-mêmes de plus en plus militarisés. La traduction concrète de cette nouvelle situation est l'opération Sentinelle, décidée par le Président de la République après les attentats de janvier 2015, pour laquelle environ 10 000 hommes ont été déployés sur le territoire national. Cette opération exige une évolution du contrat de protection du territoire national des armées et la mise en oeuvre d'une nouvelle posture de protection opérationnelle en coordination avec les forces de sécurité intérieure, selon les conclusions du rapport sur les conditions d'emploi des armées sur le territoire national.

Plusieurs événements graves ont montré la forte exposition des militaires sur le territoire national. À Nice, en février 2015, trois militaires ont été agressés par un homme armé d'un couteau. Ils ont réagi avec sang-froid pour neutraliser l'assaillant sans l'éliminer. Le 1er janvier dernier, quatre militaires ont été attaqués devant la mosquée de Valence par un homme qui a essayé de les renverser avec son véhicule. Les militaires ont tiré et blessé l'homme. Une information judiciaire a été ouverte à l'encontre de l'agresseur. Un tiers, blessé au mollet par une balle perdue, a porté plainte contre X, donc contre les militaires. Ces événements, et d'autres de moindre gravité mais quotidiens, ont conduit les militaires à s'interroger sur le cadre juridique dans lequel ils s'inscrivent lorsqu'ils sont amenés à faire usage de la force.

Les soldats doivent pouvoir adapter leurs réactions lorsqu'ils passent du cadre juridique plus permissif des opérations extérieures (Opex) à celui, plus contraignant, du territoire national. L'excuse pénale autorisant les militaires en Opex à faire un usage de la force au-delà de la légitime défense ne s'applique pas sur le territoire national. Des interrogations subsistent également sur le cas de terroristes en fuite après avoir commis un attentat. Les textes actuels relatifs à la légitime défense ou à l'état de nécessité n'assureraient pas que leur neutralisation, en particulier par les tireurs d'élite, soit couverte par la légitime défense.

L'usage de la force sur le territoire national est encadré par la notion de légitime défense et par celle d'état de nécessité, définies par le code pénal. Comme la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le rappellent, la légitime défense ne s'apprécie pas selon la qualité de celui qui l'exerce, qu'il soit agent public, militaire ou simple citoyen, mais selon la situation de danger rencontrée. La riposte doit concerner une atteinte injuste, c'est-à-dire non fondée en droit, être simultanée à l'agression, commandée par la nécessité de la défense, et proportionnée. Aucune résistance à un acte de l'autorité légale ne peut relever de la légitime défense.

L'état de nécessité s'applique dans les cas où la préservation d'un droit ou d'un bien suppose la commission d'une infraction. En pratique, il est très proche de la légitime défense.

La troisième cause objective d'irresponsabilité pénale est l'ordre de la loi ou du règlement. L'article L. 2338-3 du code de la défense, qui ne concerne que les gendarmes, les autorise à faire usage de leurs armes dans plusieurs cas au-delà de la légitime défense, en particulier pour arrêter des personnes invitées à le faire et qui tentent de s'échapper. Toutefois, la Cour de Cassation, depuis un arrêt du 18 février 2003, interprète cet article selon les exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui impose une condition « d'absolue nécessité en l'état des circonstances de l'espèce ». En pratique, le régime juridique des gendarmes n'est pas sensiblement différent du droit commun.

Le conseiller d'État Matthias Guyomar, missionné en juin 2012 par le ministre de l'intérieur sur la légitime défense, a conclu que « les critères de la légitime défense priment finalement la question du respect des cas légaux d'ouverture du feu puisque, quoi qu'il en soit du respect du cadre légal, l'atteinte à la vie doit toujours, sous le contrôle des juges, être strictement proportionnée à la menace qui la justifie ». Il faut être extrêmement prudent sur ce que l'on inscrit dans la loi. Un texte qui donnerait l'impression aux agents publics et aux soldats qu'ils pourraient faire un large usage de la force les mettrait en réalité en risque juridique, car le suivre à la lettre les exposerait à une condamnation des juridictions françaises et européennes. Toutefois, les cas de mise en cause de ces agents ou militaires sont peu nombreux et les condamnations assez rares, puisque la majorité des procédures s'achève par un classement sans suite ou un non-lieu. En outre, la jurisprudence montre une certaine souplesse dans l'appréciation des magistrats, qui ne se refusent pas à évaluer l'impression de danger légitimement ressentie plus que le danger lui-même.

Le militaire qui a ouvert le feu en 2008 à la gare d'Austerlitz contre un homme qui avançait vers lui, une main dans la poche, après avoir frappé un autre militaire, a bénéficié de la légitime défense, alors même que l'assaillant était en réalité désarmé. En revanche, il est probable que ni la légitime défense, ni l'état de nécessité, ni l'ordre de la loi pour les gendarmes ne seraient retenus en cas de neutralisation de terroristes, en particulier par des tireurs d'élite.

L'article 19 du projet de loi y répond. Le texte initialement proposé par le Gouvernement a été profondément revu par le Conseil d'État, parce que, d'une part, la législation française est toujours sous le regard de la CEDH et du triptyque « actualité de la menace, proportionnalité de la réaction, absolue nécessité de la réaction », et d'autre part, il est extrêmement difficile de trouver des critères précis justifiant une autorisation de tirer au-delà de la légitime défense et de l'état de nécessité, dès lors qu'il ne s'agit plus, dans l'instant de la menace, de se défendre ou de défendre quelqu'un contre un risque mortel. Inversement, des dispositions trop précises seraient très difficiles à appliquer dans le feu de l'action.

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