Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 23 mars 2016 à 14h30
Moyens consacrés au renseignement intérieur — Débat sur les conclusions d'un rapport d'information de la commission des finances

Bernard Cazeneuve, ministre :

La réalité, contrairement à ce qu’a dit le sénateur Pierre Charon, c’est que la fusion de la DST et des RG pour constituer la DCRI a affaibli notre dispositif de renseignement intérieur en méconnaissant les spécificités de ces deux services complémentaires. En dehors de la DCRI ainsi constituée, dont la vocation était exclusivement consacrée au « haut du spectre », le reste du renseignement intérieur a été réduit à un simple service d’information générale, chargé pour l’essentiel des phénomènes économiques et sociaux, notamment la surveillance du hooliganisme. Ce service d’information générale n’avait aucune attribution en matière de terrorisme, pas même le bas du spectre ou la détection des signaux faibles. L’accès aux principaux fichiers de police lui était même interdit !

Par souci de cohérence, nous avons par ailleurs renforcé le positionnement du SCRT par rapport aux anciens renseignements généraux. Les attributions du renseignement territorial ont été clairement élargies pour lui permettre de retrouver pleinement ses compétences d’appui à la prévention du terrorisme, notamment par la détection en amont des signaux faibles de radicalisation. C’est la raison pour laquelle son maillage, en métropole comme outre-mer, a été considérablement renforcé pour densifier le réseau de ses capteurs. De même, nous avons décidé de développer des relais du renseignement territorial dans les compagnies ou les brigades de gendarmerie, ainsi que dans les commissariats de police, à chaque fois que cela se révèle nécessaire. Une telle proximité est absolument indispensable et stratégique.

Pour mieux prendre en compte le caractère diffus de la menace djihadiste ainsi que les phénomènes de porosité entre délinquance et terrorisme, priorité a par ailleurs été donnée à la coopération et au partage de l’information entre les différents services. Nous avons ainsi consolidé l’articulation entre le « premier cercle » et le « deuxième cercle ». À cet égard, l’UCLAT, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, joue bien sûr un rôle décisif. Des « cellules de coordination » ont été mises en place, qui rassemblent l’ensemble des services de renseignement dans une organisation plus réactive et plus fluide que jamais, comme nous l’indiquent les intéressés eux-mêmes.

Monsieur Dominati, vous vous interrogez – la question est légitime et intéressante – sur l’articulation entre l’UCLAT et l’EMOPT. Je souhaite vous apporter toutes les précisions utiles à ce sujet.

C’est pour renforcer notre effort de coopération et mieux assurer la circulation de l’information entre l’ensemble des services que, en juin 2015, après le drame de Saint-Quentin-Fallavier, j’ai créé un état-major opérationnel de prévention du terrorisme directement rattaché à mon cabinet. Son rôle est de coordonner, d’animer et de contrôler à l’échelon central le suivi des personnes radicalisées pour s’assurer que celui-ci est bien effectif. Ce travail, à savoir un suivi individuel, ne faisait pas partie des missions confiées à l’UCLAT. Auparavant, aucun outil ne permettait de s’assurer qu’un cas censé être suivi par le RT ou la DGSI l’était effectivement.

L’EMOPT réunit désormais des représentants de tous les services impliqués dans la lutte contre le terrorisme, dans une logique de décloisonnement et de transversalité. Son rôle est donc parfaitement complémentaire de celui de l’UCLAT, qui participe d’ailleurs à cet état-major. Je précise que le directeur de l’UCLAT, Loïc Garnier, et le directeur de l’EMOPT, Olivier de Mazières, travaillent en étroite relation et de façon tout à fait fructueuse.

Sachez que c’est à la suite d’échanges d’informations entre les services au sein de l’EMOPT que certaines personnes travaillant dans les aéroports ou les infrastructures de transport ont été jugées dangereuses et que leur agrément leur a été retiré. Comme vous pouvez le constater, l’utilité opérationnelle est très forte.

Si je devais dire les choses de façon synthétique : d’un côté, nous avons l’UCLAT, qui fait de l’analyse rétroprospective sur les phénomènes de radicalisation et gère la plateforme, et, de l’autre, nous avons l’EMOPT, qui suit individuellement chaque cas représentant un risque sur le plan national, afin de s’assurer qu’il n’y a pas de trou dans la raquette. Comme la question que vous avez posée est tout à fait centrale et stratégique, je tenais à vous apporter tous ces éléments de réponse en séance.

Notre dispositif global repose donc sur une architecture claire et cohérente. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas convaincu par la volonté qui est la vôtre de « regrouper les services concourant au renseignement de proximité afin de permettre […] le passage de quatre à deux services de renseignement intérieur ».

Je comprends que, à la DGSI et au SCRT, vous associiez la DRPP et le SDAO, la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie. Cependant, je vous le dis en toute sincérité : je ne crois pas à la pertinence d’une telle démarche. La raison en est simple : votre proposition, par une forme de rétropédalage, reviendrait à procéder de nouveau à des fusions non justifiées, dont on a pourtant constaté par le passé les déperditions qu’elles étaient susceptibles d’entraîner. Je ne souhaite pas, après avoir tiré le bilan de la fusion entre les RG et la DST, reproduire une opération identique, à savoir fusionner des services qui fonctionnent pour aboutir à la fin à une perte en ligne considérable au moment où j’ai besoin d’avoir non seulement des capacités d’analyse, mais aussi des capteurs au plus près du terrain.

Mesdames, messieurs les sénateurs, avec la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, nous avons élaboré, pour l’activité de nos services, un cadre légal, moderne et cohérent adapté aux nouvelles menaces, aux mutations technologiques les plus récentes et à l’évolution du droit national et international. Vous avez largement, à quelques exceptions près, approuvé ce texte, qui fixe, pour la première fois dans l’histoire de la République, des règles d’emploi claires des techniques de renseignement, afin de protéger les agents qui y ont recours tout en garantissant le respect des libertés individuelles. La loi renforce ainsi les indispensables dispositifs d’évaluation de l’action des services. Je signale d’ailleurs à votre attention que l’ensemble des décrets d’application a été publié dans des délais très rapides, entre le 28 septembre 2015 et le 29 janvier 2016, nous permettant de commencer à mettre en œuvre des innovations aussi décisives que le Fichier des antécédents judiciaires terroristes ou, dans une logique de décloisonnement et de partage de l’information, d’élargir l’accès administratif au traitement des antécédents judiciaires ou aux données de connexion pour les services qui en avaient besoin et ne pouvaient jusqu’à présent y accéder.

Enfin, la question du renforcement des effectifs ne peut être seulement posée en termes quantitatifs. À mes yeux – je sais que vous êtes tout à fait en accord avec le Gouvernement sur ce point, monsieur Dominati –, il est indispensable que nos services diversifient le recrutement et la formation de leurs agents, comme vous le recommandez dans votre rapport. C’est là une exigence d’autant plus importante que les menaces que nous affrontons, vous l’avez souligné à juste titre, sont en constante évolution.

Nous devons donc ouvrir davantage nos services aux apports de la recherche universitaire. Il s’agit d’un point très important de votre rapport, et je souscris totalement à cette approche. C’est même une nécessité relevant de l’urgence. Nous devons faire un travail d’ouverture en direction des sciences humaines et sociales si nous voulons renforcer nos capacités d’analyse et, par là même, d’anticipation. Je pense par exemple aux mutations qu’a connues le phénomène djihadiste au cours de ces dix dernières années et que des chercheurs tels que Gilles Kepel ont su parfaitement décrire. C’est la raison pour laquelle il me semble important de recruter davantage de personnels formés aux sciences sociales, maîtrisant les langues extraeuropéennes et les technologies les plus avancées. Une plus grande fluidité doit caractériser le passage d’un univers à l’autre. Nous nous y employons, et j’ai moi-même délivré des consignes allant en ce sens aux responsables du renseignement intérieur.

Nous faisons ainsi en sorte d’assouplir les conditions de recrutement des contractuels, tandis que nous nous efforçons d’élaborer une stratégie adaptée pour attirer au sein des services les profils spécialisés dont ils ont besoin. Dès lors qu’il leur est impossible d’y entrer par concours, dans la mesure où leur compétence serait par trop spécialisée pour être exercée par un corps existant de fonctionnaires, l’intégration de contractuels dans les services ne présente aucune véritable difficulté. Au cours de l’année 2015, nous avons ainsi procédé à de nombreux recrutements extérieurs. Le SCRT a notamment recruté plusieurs spécialistes de haut niveau – universitaires, linguistes, informaticiens et psychologues –, lesquels, par leurs analyses croisées, lui ont d’ores et déjà permis d’affiner sa compréhension du phénomène de la radicalisation violente sur les territoires.

De son côté, la DGSI n’hésite pas non plus à faire appel à des contractuels extérieurs pour intégrer les compétences ultraspécialisées dont elle a besoin. Depuis 2013, les trois plans successifs de recrutement en son sein ont tous permis d’intégrer des contractuels. Compte tenu des renforts programmés, leur taux au sein des services de la DGSI devrait être, à la fin de l’année 2018, de 14, 5 %, contre 10, 5 % à l’heure actuelle, dans la mesure où, je le répète, nous n’avons fixé aucun plafonnement pour ces types d’emploi.

Parallèlement, il est tout aussi indispensable que nous continuions de diversifier la formation initiale et continue de nos agents. À cet égard, l’Académie du renseignement joue bien sûr un rôle crucial par les enseignements qu’elle dispense à des stagiaires de toute génération, issus des différentes composantes de la communauté française du renseignement. J’ai moi-même participé, voilà près de deux semaines, à l’ouverture de la 12e session de formation initiale de l’Académie du renseignement, où j’ai pu insister sur l’importance de la mission que celle-ci remplit pour permettre à nos agents non seulement d’acquérir une véritable connaissance de notre politique publique du renseignement, mais aussi de maîtriser les enjeux liés à l’évolution des menaces. Ainsi, un séminaire ad hoc a été consacré, en septembre dernier, à la lutte contre la radicalisation violente, tandis que certaines formations sur ces questions s’ouvrent désormais aux personnels du SCRT, de la DRPP et de la DAP, la Direction de l’administration pénitentiaire.

D’autres institutions de formation des agents ou des futurs agents œuvrent dans le même sens. Je pense notamment à l’École nationale supérieure de la police, qui tient pleinement compte de l’importance du renseignement dans la formation initiale. De nombreux progrès ont été accomplis en la matière.

D’une manière générale, des liens étroits ont été noués avec l’université. Depuis 1992 est ainsi proposé aux élèves commissaires un master 2 sur la sécurité, en partenariat avec l’université Lyon-III. Des conventions ont également été passées avec plusieurs écoles doctorales, ainsi qu’avec le CNRS.

Vous avez également insisté sur la nécessité de développer la réflexion prospective de notre action. C’est un sujet stratégique. J’ai d’ailleurs confié deux missions sur la fonction de prospective au sein du ministère de l’intérieur : l’une au préfet Pierre de Bousquet de Florian, ancien directeur de la DST, et l’autre au préfet Marc Burg visant à renforcer la coordination des travaux stratégiques et à rapprocher les mondes de la sécurité et de la recherche. Je tiens beaucoup à cette dimension prospective de notre action. Elle est selon moi indispensable pour assurer sur le long terme la sécurité des Français.

Pour conclure, je veux de nouveau rendre hommage à tous ceux qui, dans un contexte extrêmement difficile, assurent la sécurité des Français, parfois en exposant leur vie, comme c’est le cas des policiers, des gendarmes et des militaires, qui sont en première ligne dans la lutte antiterroriste.

Je veux également rendre un hommage appuyé à nos services de renseignement. En effet, lorsqu’un attentat survient, dans l’émotion et la tristesse qui s’emparent de la Nation, la réaction première des observateurs et commentateurs politiques, plus soucieux de division que d’unité, est parfois de chercher les failles des services de renseignement – je sais que telle n’est pas votre approche, mesdames, messieurs les sénateurs – plutôt que de les remercier pour l’engagement sans faille qui est le leur.

Quels que soient les efforts que nous ferons, tous gouvernements confondus, pour conforter les moyens de nos services de renseignement, nous ne parviendrons jamais au risque zéro. Mais n’oublions pas que zéro précaution produira toujours 100 % de risques ! C’est la raison pour laquelle, au moment où ils donnent le meilleur d’eux-mêmes et où ils sont confrontés à des défis majeurs pour lesquels ils s’engagent pleinement, je veux rendre l’hommage qu’ils méritent à ces femmes et ces hommes, qui, au sein des services de renseignement, s’engagent pour assurer la protection des Français.

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