Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, si l’on en croit la légende, lorsqu’un événement survenait ou lorsqu’une nouvelle lui parvenait, Alexandre le Grand avait l’habitude de réciter l’alphabet en entier avant de prendre une décision. Aller d’alpha à oméga était pour lui un moyen de calmer ses émotions et de préparer une décision raisonnée.
Au-delà de l’anecdote, cette légende nous rappelle combien il est nécessaire d’inscrire nos réflexions et nos décisions dans la raison plutôt que de les marier à l’émotion. La raison des citoyens, c’est ce que l’historien d’Oxford Sudhir Hazareesingh appelle « la raison publique ». Elle doit être notre meilleure arme et notre bouclier le plus protecteur. C’est en tout cas dans cette perspective que j’ai l’honneur de vous présenter le projet de loi visant, notamment, à améliorer la procédure pénale et la lutte contre le terrorisme.
Chacun en conviendra, cette discussion intervient dans un contexte particulier.
Si les attentats de Bruxelles ont connu une résonance particulière dans notre pays, c’est d’abord parce qu’ils nous ont rappelé des images qui venaient à peine de s’estomper. C’est aussi sans doute parce qu’ils ont été commis par une même nébuleuse belgo-française. Ils démontrent peut-être également un mode opératoire dont beaucoup craignaient l’existence, celui qui avait été observé en 2008 à Bombay : la capacité de coordonner des attaques. Et ils se sont produits après d’autres actes barbares commis, notamment, en Afrique, où des citoyens français furent aussi tués !
Personne ne doute donc plus de cette dramatique réalité : le terrorisme est notre horizon quotidien, au point qu’il n’est sans doute pas excessif d’estimer que c'est désormais l’une des principales sources de menaces pour la sécurité nationale. Voilà pourquoi il faut continuer à affiner et à maintenir performant notre dispositif de lutte antiterroriste.
Je souhaite commencer mon intervention sur le présent projet de loi en revenant plus complètement sur une interrogation qui me semble légitime et à laquelle je ne suis pas certain d’avoir répondu de manière exhaustive. M. le sénateur Pierre-Yves Collombat m’a demandé en commission si une telle accumulation de lois ne mettait pas le modèle français de lutte contre le terrorisme en péril. Il me semble donc utile de replacer ce texte dans la cohérence des dispositifs adoptés au cours des différentes législatures depuis une vingtaine, voire une trentaine d’années. En effet, notre pays a longtemps fait figure de précurseur dans la structuration d’un dispositif antiterroriste.
Sans remonter trop loin, c’est à partir de 1981, avec le renforcement de la menace, que le droit entreprend de s’adapter aux nécessités de la lutte contre le terrorisme. C’était l’objet de la loi du 21 juillet 1982, qui a créé les assises spéciales, à la suite de menaces sur les jurés lancées par les complices du terroriste Carlos. Toutefois, la création de cette juridiction particulière ne s’est pas accompagnée de la création d’une incrimination terroriste propre. Sans doute des espoirs de pouvoir réduire le problème par d’autres moyens existaient-ils à l’époque.
La deuxième étape, c'est-à-dire la création d’une incrimination terroriste, a pris cinq ans de maturation. C’est avec les deux lois de septembre 1986, largement inspirées par les juges Boulouque et Marsaud, qu’un pas décisif a été franchi. Je le rappelle, ces textes ont été adoptés à la suite, déjà, d’une série d’attentats, en l’occurrence l’attentat de la galerie des Champs-Élysées et celui de la rue de Rennes, où il y avait eu sept morts. Ces textes, notamment celui du 9 septembre 1986, sont devenus la clé de voûte de notre doctrine, qui est fondée sur les principes suivants : définition de l’acte de terrorisme ; traitement judiciaire des activités terroristes ; centralisation parisienne des poursuites, des enquêtes et des jugements ; spécialisation des policiers et des magistrats, qu’ils appartiennent au parquet ou à l’instruction.
Dix ans plus tard, le 22 juillet 1996, ce sera la création de l’infraction, dont chacun loue aujourd'hui la pertinence, d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.
Tous ces textes s’organisent autour d’une unique volonté propre à notre État de droit : prévenir l’action en organisant la répression. Il me semble que plus personne ne remet aujourd’hui en cause cette logique.
C’est cette même logique que l’on retrouve dans les textes les plus récents. Je pense à la loi du 21 décembre 2012, qui a introduit la compétence universelle en matière de lutte contre le terrorisme, ou à la loi du 13 novembre 2014, qui a renforcé de très nombreuses dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, eu égard aux polices judiciaire et administrative.
Le présent projet de loi s’inscrit dans la même veine. Il constitue une réponse supplémentaire, une réponse complémentaire. À l’origine, c’est l’œuvre de trois ministères avançant d’un même mouvement : l’intérieur – je vous prie d’ailleurs d’excuser l’absence momentanée de Bernard Cazeneuve, retenu à l’Assemblée nationale pour les questions d’actualité au Gouvernement –, les finances, avec mon collègue Michel Sapin, et la justice.
Il y a une volonté commune autour de trois ambitions : renforcer les moyens des magistrats dans la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement ; renforcer les garanties au cours de la procédure pénale, particulièrement durant l’enquête et l’instruction, pour rendre notre procédure totalement conforme aux exigences constitutionnelles et européennes ; procéder à des simplifications à tous les stades de la procédure pour faciliter le travail des enquêteurs et des magistrats.
En matière de lutte contre le terrorisme, ce projet de loi nous permet de poursuivre l’échange entamé le 2 février dernier dans cet hémicycle, lors de l’examen de la proposition de loi dont Philippe Bas était le premier signataire et Michel Mercier le rapporteur, échange que nous avons continué en commission la semaine dernière. Nos discussions ont, me semble-t-il, déjà bien balisé notre progression. Je crois que nous sommes déjà d’accord sur de nombreux points, comme les perquisitions de nuit, le suivi socio-judiciaire en cas de condamnation pour terrorisme ou la captation de données informatiques.
Le texte n’a fait que croître et embellir au fur et à mesure des discussions parlementaires : la version initiale du Gouvernement comptait 34 articles, contre 102 actuellement. Et, sur ces 102 articles, il n’y en a plus que six – je parle sous le contrôle de M. le rapporteur – sur lesquels nous avons à ce stade des divergences que je qualifierais de divergences de principe, en plus de quelques désaccords sur les modalités ici ou là ! Permettez-moi de considérer que c’est tout à fait satisfaisant. On évoque souvent le verre à moitié vide ou à moitié plein. En l’occurrence, il est plein aux trois quarts !