Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 30 mars 2016 à 9h30
Renforcer la liberté l'indépendance et le pluralisme des médias — Indépendance des rédactions - examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

La liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, pour respecter le titre de la proposition de loi, seraient-ils si menacés en France qu'il serait urgent de légiférer, en procédure accélérée qui plus est, pour les préserver ? Nous avons tous à coeur de préserver ce bien essentiel qu'est la liberté de l'information. Corollaire de la liberté d'expression, elle appartient au socle de toute démocratie ; nous pouvons le mesurer chaque jour, que ce soit sur notre sol où certains voudraient la voir abattue, ou non loin d'ici, où des pouvoirs autoritaires la remettent en cause. Et le métier de journaliste, dans ce cadre, doit faire l'objet de la protection indispensable à la garantie de son indépendance.

Ceci posé, reconnaissons que l'accès à l'information n'a jamais été aussi aisé dans notre pays, la pluralité des supports d'information aussi foisonnante ni la diversité des médias aussi importante. Du quotidien local à la chaîne d'information étrangère, les sources d'informations se sont multipliées et sont facilement accessibles.

Le développement d'une presse gratuite depuis une quinzaine d'années, la révolution numérique et l'apparition des réseaux sociaux, nouveaux pourvoyeurs d'information, ont changé jusqu'aux usages de nos concitoyens. Outre la remise en cause du modèle économique des médias traditionnels, c'est à un véritable défi démocratique auquel nous sommes confrontés : la multiplicité des informations diffusées sur Internet pose encore plus que par le passé les questions de la fiabilité des sources et du caractère professionnel des personnes qui diffusent ces informations. M. Patrick Eveno, président de l'Observatoire de la déontologie de l'information (ODI), notait dans son rapport annuel pour 2016 que « l'effacement des frontières entre information, communication et publicité doit conduire les rédactions à renforcer leurs défenses déontologiques ».

Notre pays a mis du temps à prendre la mesure de ces bouleversements et ce délai a été fatal à de nombreux titres de presse écrite qui ont trop tardé à réformer leurs modes de fonctionnement. Il ne faut pas nier non plus l'absence de dispositions fiscales et de régulation européenne et le désavantage concurrentiel que vivent nos médias par rapport aux nouveaux acteurs incontournables d'Internet que sont les moteurs de recherche et les plateformes. Rétrospectivement, on peut se poser la question des critères d'attribution des fréquences car l'émergence d'Internet et le développement de la télévision numérique terrestre (TNT) auraient pu être l'occasion de favoriser l'émergence de groupes de médias présents sur plusieurs supports. Mais les attributions des fréquences, notamment, ont privilégié soit des groupes ne disposant pas des moyens suffisants pour se développer dans la durée, soit de nouveaux entrants sans véritable légitimité dans le secteur et non dénués de visées spéculatives comme l'illustre le cas « Numéro 23 ».

Devant l'affaiblissement structurel des acteurs historiques et le besoin grandissant de capitaux pour assurer une modernisation devenue indispensable, le recours à de puissants investisseurs extérieurs au monde des médias s'est imposé. C'est dans ce contexte que sont intervenus le rachat du journal Les Échos par LVMH en 2007, la prise de contrôle du journal Le Monde en 2010 par Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, la montée au capital de Vivendi de l'industriel Vincent Bolloré en 2014 puis le rachat, en juillet 2015, de 49 % de NextRadioTV par Altice. Ces prises de participations dans des médias majeurs se sont accompagnées d'autres rachats visant à constituer des groupes de taille critique qui ont, en quelques années, considérablement redessiné l'univers des médias en France. Libération et L'Express ont rejoint Altice, Le Nouvel Observateur a été repris par Le Monde. Le mouvement s'étend aussi à la sphère du numérique avec le rachat de Dailymotion par Vivendi. Et ces nouveaux groupes ont commencé à engager de sérieuses restructurations, passant par des rapprochements entre les régies publicitaires, les rédactions, les sièges sociaux... L'émergence de ces nouveaux groupes de médias gérés comme de véritables sociétés industrielles a eu des incidences sur l'exercice de leur métier par les journalistes qui ont été amenés à revoir leurs méthodes de travail afin d'intervenir sur l'ensemble des supports et ont souvent dû accepter de s'inscrire dans une logique de groupe, plus ou moins dépendants des recettes publicitaires. Dès lors, se pose légitimement la question de l'influence des annonceurs sur la ligne éditoriale de ces médias. Les cas d'interférences sont connus et, à juste titre, dénoncés même s'ils demeurent rares. Ainsi, en 2009, le site Rue 89 se faisait l'écho de la suppression dans le numéro du 29 janvier du journal Direct matin d'un article qui expliquait « en détails comment la RATP exploite les données du Pass Navigo à des fins commerciales » et rappelait l'existence d'un partenariat pour sa diffusion entre l'éditeur de la publication et la RATP. En 2011, Mediapart dénonçait un autre cas de censure concernant la publication Géo Histoire, qui avait supprimé plusieurs pages consacrées à la collaboration des entreprises françaises dans un dossier consacré à l'Occupation, la rédaction dénonçant « la peur de déplaire à des annonceurs ». Plus récemment, c'est la nouvelle direction de Canal+ qui a été montrée du doigt à l'occasion d'interventions sur la programmation de son magazine Spécial Investigation, un reportage portant sur le Crédit Mutuel ayant fait l'objet d'une déprogrammation et des sujets d'enquête ayant été refusés par la direction éditoriale. Ces incidents ont pris une dimension particulière du fait de certaines déclarations de responsables du groupe Canal+ qui ont pu laisser penser qu'il ne s'agissait pas d'erreurs d'appréciation à caractère exceptionnel mais d'une nouvelle ligne de conduite afin de ne pas contrarier les annonceurs et les partenaires du groupe. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) s'est légitimement saisi de l'affaire en septembre 2015 et a décidé d'entendre Vincent Bolloré, le président des conseils de surveillance de Vivendi et de Canal+. À l'issue de cette rencontre, au cours de laquelle M. Bolloré a pris des engagements afin de renforcer les garanties relatives à l'indépendance éditoriale, un groupe de travail conjoint avec le CSA a été créé afin de mettre en oeuvre ces engagements et notamment de reconstituer le comité d'éthique de iTélé et de créer un comité d'éthique à Canal+.

Ne faut-il pas laisser la régulation exercée par le CSA fonctionner ? Est-il justifié de recourir à une proposition de loi ? Auditionné le 23 mars, M. Olivier Schrameck, son président, a rappelé que le CSA n'avait jamais demandé de modifications législatives. En février 2016, deux propositions de loi ont néanmoins été successivement déposées sur le bureau des assemblées : à l'Assemblée nationale, les premiers signataires sont Bruno Le Roux et Patrick Bloche, au Sénat, David Assouline et Didier Guillaume. Je donne acte à notre collègue David Assouline de l'antériorité de sa réflexion puisqu'il est l'auteur d'une première proposition de loi sur l'indépendance des rédactions déposée en 2011.

Généralisation du droit d'opposition du journaliste sur la base de son intime conviction professionnelle, comités d'éthique et chartes de déontologie : ces mesures n'étaient probablement pas urgentes, d'autant qu'elles ont été élaborées dans une précipitation qui n'a permis ni étude d'impact, ni concertation, ni vérification de leur caractère opérationnel, comme chacune de nos auditions l'a mis en lumière. Pour autant, je ne conteste pas les principes qu'il s'agit de réaffirmer et je ne m'opposerai pas à l'adoption de ces nouvelles dispositions. Mais j'ai été très attentive dans mon examen, et au cours des nombreuses auditions que nous avons organisées dans un temps imparti pourtant très court, à préserver le bon fonctionnement des entreprises éditrices, dont le travail est collectif, comme chacun de nos interlocuteurs nous l'a rappelé, et à éviter toute immixtion injustifiée du législateur. Le mieux est parfois l'ennemi du bien et à trop vouloir encadrer, l'effet pourrait être contreproductif. Nos interlocuteurs ont souligné que le texte était inapplicable en l'état. Il faut donc l'améliorer.

Ce véhicule législatif a aussi été l'occasion, pour l'Assemblée nationale, d'adjoindre à la question de l'indépendance de l'information des sujets connexes, touchant à la profession de journaliste ou aux entreprises de presse. Ainsi, de la création d'un régime spécifique de protection du secret des sources, dont je me félicite. Notre collègue Hugues Portelli, rapporteur de la commission des lois, nous livrera dans un instant son analyse à ce sujet. Les députés ont aussi prévu un réajustement, à peine un an après son adoption à l'initiative du Sénat, du dispositif fiscal dit « amendement Charb ». Ils ont réintroduit une obligation de publicité des cessions de fonds de commerce dans les journaux d'annonces légales, supprimée par voie d'amendement dans la loi Macron, et étendu le régime de protection des lanceurs d'alerte dans le domaine de l'environnement et de la santé publique. Enfin, ils ont modifié les conditions de cession des chaînes de la TNT, alors même que plusieurs dispositions ont déjà été adoptées à l'initiative de notre commission dans le cadre de la loi relative au deuxième dividende numérique.

Même si certains dispositfs me paraissent utiles - et notamment ceux qui concernent la protection des sources - l'ensemble de ces dispositions est-il à la hauteur des enjeux qui intéressent les médias aujourd'hui ? Permettra-t-il de garantir ce qui est revendiqué par la présente proposition de loi, à savoir leur indépendance et le pluralisme des médias ? Permettez-moi d'en douter. Car l'enjeu est aujourd'hui la survie de nos entreprises de presse et audiovisuelles face aux géants de l'Internet, Facebook et Google en particulier. Dans la répartition du chiffre d'affaires du marché de la publicité, les médias français représentent 20 %, contre 80 % pour les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Le processus de concentration est inexorable et nous devons constituer nos propres plateformes numériques face à ces géants qui menacent le pluralisme et l'expression de l'information française.

Je n'ai pas souhaité alourdir ce texte avec de nouvelles propositions, estimant que les conditions d'examen de ces deux propositions de loi - procédure accélérée, doublement du nombre d'articles lors du passage à l'Assemblée nationale, remise sur le métier de dispositifs votés il y a quelques mois seulement, examen au Sénat quatre semaines tout juste après le vote de l'Assemblée - ne permettaient pas un travail de fond suffisamment sérieux. Les amendements que je vais vous présenter visent à définir un socle de principes applicables aux groupes audiovisuels et aux entreprises de presse. Ils préservent la liberté éditoriale, l'indépendance des journalistes vis-à-vis du CSA et le rôle de régulateur de ce dernier dans le secteur de l'audiovisuel. Le texte ainsi adopté pourrait constituer une base pour un accord entre les deux assemblées. C'est dans cet esprit constructif que j'ai tâché de travailler.

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