Intervention de David Bertolotti

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 mars 2016 à 9h35
Audition de M. David Bertolotti ambassadeur de france en jordanie

David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie :

Merci, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je suis très heureux d'être parmi vous pour parler de la Jordanie. Je suis en poste dans ce pays depuis un peu plus de cinq mois maintenant ; je ne prétends pas encore à l'absolue justesse de mes analyses, que je vous soumets !

Comme vous l'avez indiqué, Monsieur le Président, nous avons aujourd'hui une relation riche avec la Jordanie, et qui s'est encore densifiée ces dernières années. Les visites qui se succèdent en sont la preuve. Je suis moi-même en pleine préparation, avec mon équipe, de la visite du Président de la République, qui se rendra en Jordanie le 19 avril, dans le cadre d'une tournée régionale. Le Premier ministre s'y était rendu au mois d'octobre dernier, sans compter les visites de hautes autorités militaires françaises, au titre de notre déploiement opérationnel.

La Jordanie est donc un partenaire régional important. Mais c'est là le fruit d'une évolution : ce pays, toujours ami, n'a pas toujours été au centre de notre politique régionale. Trois facteurs au moins me semblent illustrer, aujourd'hui, cette importance nouvelle prise par la Jordanie dans notre politique étrangère.

D'abord, la Jordanie constitue un point d'appui essentiel pour l'opération Chammal. C'est même un point d'appui qui tend à se renforcer : nous avons déployé des moyens supplémentaires, dernièrement, en Jordanie, sur la base « H5 », notamment pour pallier le départ du groupe aéronaval du Golfe. Ce point d'appui présente le grand avantage de sa proximité du théâtre, H5 étant beaucoup plus proche des zones à frapper que notre base à Abou Dhabi.

Deuxièmement - c'est un élément parfois méconnu, et relativement récent -, notre pays représente le deuxième investisseur non arabe en Jordanie. Le stock de nos investissements en Jordanie est un peu supérieur à un milliard d'euros, ce qui nous place dans une position sans comparaison avec d'autres pays européens, plutôt au niveau des États-Unis. Ces investissements sont très largement créateurs d'emploi et d'innovation pour l'économie jordanienne, ce qui est important dans les circonstances économiques difficiles que traverse le pays. Au total, une trentaine d'entreprises françaises sont présentes ou ont une filiale en Jordanie.

Enfin, la France est devenue un partenaire financier - un prêteur - très important pour la Jordanie, avec un encours de prêts de l'Agence française de développement (AFD) aujourd'hui un peu supérieur à un milliard de dollars. Comme l'AFD le fait toujours, elle apporte aussi une expertise technique dans les projets ainsi soutenus, qui concernent les secteurs du transport public, de l'adduction d'eau, du développement des énergies renouvelables... C'est une aide importante pour la Jordanie ; nous avons dès lors nous-même intérêt à protéger ces investissements.

Ces facteurs traduisent le renouvellement de notre présence dans le pays. Parallèlement, la situation de la Jordanie a profondément évolué au cours des dernières années. La Jordanie a toujours été, malgré elle, victime des crises de son voisinage ; la situation actuelle ne fait pas exception. Le pays, avec l'afflux de réfugiés, s'avère particulièrement frappé par la crise politique syrienne et par la crise syro-irakienne liée à la présence de Daech dans la zone. Ces crises ont entraîné la fermeture des frontières de la Jordanie, qui était auparavant la plaque tournante de tout un commerce régional.

Il y a aujourd'hui un peu plus de 630 000 réfugiés syriens recensés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les autorités jordaniennes préfèrent retenir le chiffre de 1,2 million de réfugiés, considérant que certains réfugiés ne sont pas enregistrés, en particulier des Syriens qui étaient présents avant le début des évènements en Syrie et se sont alors retrouvés bloqués en Jordanie. Quel que soit le chiffre, les proportions sont, en tout état de cause, considérables pour la Jordanie, pour son économie, et pour ses services publics en particulier.

Tout cela un impact sur la croissance jordanienne. Elle est aujourd'hui de 2,5 % seulement, soit sans doute un point en dessous de qu'elle aurait été autrement, hors afflux de réfugiés, chute du commerce, fermeture des frontières et instabilité régionale - laquelle peut dissuader certains investissements et, hélas, le tourisme.

Cette situation, en outre, met la Jordanie dans une situation difficile du point de vue de la dette extérieure. Depuis 2011, la dette jordanienne n'a cessé de croître. Elle avoisinait les 70 % à 75 % du PIB en 2011 ; elle est aujourd'hui légèrement supérieure à 90 % du PIB. Les intérêts de la dette constituent aujourd'hui une charge considérable dans le budget jordanien.

Cela dit, la communauté internationale répond présente. L'aide internationale représente environ 14 % du PIB jordanien. Les partenaires traditionnels de la Jordanie, dont nous faisons partie, se sont mobilisés, à travers des dons, notamment en provenance du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, et de prêts, formule que nous pratiquons, via l'AFD ; ces prêts sont souvent très concessionnels, avec des taux très favorables, tenant compte des circonstances très particulières que traverse la Jordanie.

Au-delà de ces facteurs de fragilisation issus des crises régionales, il reste un certain nombre de facteurs de fragilité propres à la Jordanie. En effet, les déterminants du mouvement de contestation qu'a pu connaître la Jordanie entre 2011 et 2013, dans le contexte des printemps arabes - contestation qui a été, somme toute, beaucoup plus modérée que dans d'autres pays de la région - n'ont pas complètement disparu. Des insatisfactions sociales et économiques s'expriment régulièrement, à travers divers mouvements sociaux. Récemment, ainsi, les étudiants ont contesté la hausse, très forte, des frais d'inscription dans les universités. Le système éducatif traverse des difficultés, qui ne sont pas toutes liées à la charge que fait peser la scolarisation des réfugiés. Bref, les insatisfactions sont assez comparables à celles que connaissent les autres pays de la région.

Les autorités jordaniennes, en particulier le Souverain, s'efforcent de répondre à ces attentes. Des réformes politiques assez ambitieuses ont été engagées. Il reste encore à en voir l'effet concret, dans la mesure où beaucoup d'entre elles sont en cours de mise en oeuvre. En particulier, une importante réforme électorale vise à structurer la vie politique jordanienne, en assurant une meilleure représentativité du Parlement, mais les effets de cette loi ne se verront qu'aux prochaines élections - au plus tard en février de l'année prochaine, peut-être dès la fin de cette année. Une autre grande réforme en cours est celle de la décentralisation. La Jordanie est aujourd'hui un pays assez fortement centralisé ; le Roi a souhaité donner davantage de pouvoir aux entités locales, y compris en créant de nouvelles entités : les « conseils de gouvernorat », un peu l'équivalent des départements français. La forme exacte que prendra cette décentralisation est encore à l'étude.

Enfin - je crois qu'il ne faut pas le cacher -, il y a en Jordanie, dans certaines couches de la population, une perméabilité à l'idéologie de l'islam radical ou à l'idéologie djihadiste. La Jordanie - comme la France, d'une certaine manière, sans vouloir comparer ce qui n'est pas comparable - fournit un important contingent de combattants étrangers à Daech. Sans qu'il soit possible de quantifier l'écho que trouve l'islam radical dans la société jordanienne, les sympathies, ici et là, sont indéniables. Les autorités en sont très conscientes, et c'est l'un des axes forts de la politique du Roi Abdallah que de lutter, par tous les moyens possibles, mais surtout les moyens idéologiques et le « contre-discours », contre la propagande djihadiste. Il s'agit en particulier d'améliorer la formation des imams, d'avoir un regard plus attentif aux discours tenus dans les mosquées, et de mettre en place des actions et des programmes de lutte contre la radicalisation.

Dans ce contexte, notre action en Jordanie - celle que je m'efforce de conduire, à la tête des services de l'ambassade - suit trois axes.

Premier axe, porté par la nécessité de l'urgence : il s'agit d'aider la Jordanie à faire face à la crise syrienne. C'est d'abord l'enjeu de notre coopération militaire, qui ne passe pas seulement par la base aérienne projetée, mais prend aussi la forme d'une coopération de défense, forte, sur des « niches » particulières, notamment les forces spéciales ou les forces aériennes. Elle vise à renforcer la sécurité de la Jordanie, en lui permettant de faire face à toute menace qui surviendrait sur son territoire. Aider la Jordanie, c'est aussi passer, progressivement, de l'urgence humanitaire - qui a prévalu dans les premières années de la crise syrienne, avec l'afflux des réfugiés - à un soutien beaucoup plus structurel d'aide au développement. Il vise à soutenir les infrastructures et les services publics jordaniens, particulièrement mis à l'épreuve par la présence des réfugiés. L'AFD et nos entreprises sont très présentes dans ce secteur d'excellence qu'est pour nous celui de l'eau, pour mettre à niveaux les réseaux, amener l'eau du sud vers le nord du pays, améliorer la distribution, etc. Le domaine des transports publics est particulièrement soutenu à Amman. Le domaine des énergies « vertes » l'est aussi, pour permettre à la Jordanie d'abaisser ses coûts de production d'électricité - la Jordanie produit aujourd'hui son électricité à partir d'hydrocarbures importés, à un coût élevé pour elle.

Deuxième axe : il s'agit de favoriser les réformes politiques et économiques, à travers les programmes du Fonds monétaire international (FMI) notamment, mais aussi des actions de coopération bilatérale. Dans le domaine des finances publiques, nous offrons un soutien important au ministère des finances jordanien. Nous avons aussi une coopération ancienne, et très vivante, dans le domaine de la justice ; l'École nationale de la magistrature (ENM) mène de nombreuses actions de formation en Jordanie, et il y a de nombreux échanges entre magistrats. Nous sommes également présents, de façon plus récente, dans le domaine des médias, en particulier à travers l'action de Canal France International (CFI) ; c'est là un thème très important pour notre coopération culturelle, notamment depuis 2011.

Troisième axe enfin : il s'agit d'essayer d'ancrer notre influence. Notre présence, je l'ai dit, a changé, ces dernières années ; la France est devenue un acteur plus important en Jordanie. Je crois qu'il faut poursuivre dans cette voie, et consolider notre présence financière et économique, en utilisant tous les outils disponibles - prêts, dons, notamment au titre du Fonds d'étude et d'aide au secteur privé (FASEP), outils de conversion de dette, etc. J'espère aussi relancer la dimension commerciale de notre partenariat, car la France est un grand investisseur en Jordanie mais fait encore assez peu de commerce avec ce pays ; or il y a des opportunités, dans un certain nombre de secteurs. Avec la chambre de commerce bilatérale, qui représente Business France, je m'efforce de susciter un nouveau courant d'affaires, dans les deux sens. Enfin, il s'agit de bien positionner nos outils de coopération éducative et culturelle. Nous avons en Jordanie un Institut français, et un très beau lycée français, à Amman, dans lequel il nous faut attirer davantage de Jordaniens.

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