Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Réunion du 30 mars 2016 à 9h35

Résumé de la réunion

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La réunion

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La commission auditionne conjointement sur la Turquie Mme Dorothée Schmid, chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI (les évolutions internes de la Turquie) et M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS (la Turquie dans son environnement géopolitique).

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Je remercie nos invités, Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, chercheurs, spécialistes de la Turquie, dont nos rapporteurs du groupe de travail sur « la Turquie : puissance émergente, pivot géopolitique » nous ont recommandé l'audition.

La Turquie est à l'interface de dynamiques multiples. Elle joue un jeu complexe au Levant. Le pouvoir y connaît une dérive préoccupante. Sa relation à l'Union européenne est redevenue d'actualité dans le contexte de la crise des réfugiés. Cette crise, de même que la libéralisation des visas, sont des sujets sensibles pour l'opinion.

Je donnerai tout d'abord la parole à M. Didier Billion, qui s'exprimera sur la Turquie dans son environnement géopolitique. Puis Mme Dorothée Schmid évoquera les évolutions internes du pouvoir et de la société en Turquie.

Debut de section - Permalien
Didier Billion

M. Ahmet Davutoglu, actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, s'était donné pour objectif de parvenir à ce que la Turquie ait « zéro problème avec ses voisins ». Force est de constater, une dizaine d'années plus tard, qu'il n'est pas parvenu à réaliser cet objectif. Certains considèrent même que la Turquie a, désormais, « zéro voisin sans problème ».

La politique étrangère de la Turquie est prise dans un tissu de contradictions qu'il sera difficile de démêler dans les années à venir. Ces contradictions sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir.

Certes, la Turquie n'a pas atteint son objectif : « zéro problème avec ses voisins ». Toutefois, pendant des décennies, la politique extérieure de la Turquie a suivi l'adage : « Le Turc n'a d'ami que le Turc ». L'orientation fixée par M. Ahmet Davutoglu indique donc un changement de rapport entre la Turquie et son environnement. La Turquie est devenue une puissance incontournable pour tout État souhaitant avoir une politique active au Moyen-Orient et, en particulier, au Machrek.

Nous avons trop souvent tendance à analyser la politique extérieure de la Turquie à travers le seul prisme moyen-oriental. Les dirigeants turcs ont pourtant souhaité développer une « diplomatie à 360 degrés ». La Turquie a pris conscience du rôle qu'elle pouvait jouer au plan international.

Dans le dossier syrien, la Turquie a multiplié les erreurs d'appréciation. À partir de l'été 2011, les autorités politiques turques se sont focalisées sur l'objectif de la chute du régime de Bachar el Assad, en se fondant sur des pronostics hasardeux. La Turquie, qui souhaitait jouer un rôle actif dans la région, s'est révélée incapable de comprendre les dynamiques politiques profondes d'un voisin avec lequel elle partage plus de 900 km de frontière.

Cet « autisme politique » des autorités turques a induit de coupables complaisances à l'égard des groupes les plus radicaux qui se déploient sur le théâtre syrien. S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie. Depuis 2011, la Russie et la Turquie connaissent des divergences, qui sont demeurées au second plan derrière les enjeux économiques. Depuis que l'aviation turque a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, les relations entre les deux pays se sont tendues, sans aller toutefois jusqu'à la rupture. En effet, la Turquie a besoin des hydrocarbures russes, et les Russes ont besoin de les leur vendre.

La question kurde, située au croisement des dynamiques internes et externes de la Turquie, a été réactivée par la crise syrienne. Cette question ne saurait recevoir de réponse militaire sur le territoire turc. En Syrie, le PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, est soutenu par les alliés de la Turquie, notamment par les États-Unis.

Il ne faut pas considérer que la Turquie serait anti-kurde de façon anthropologique. Cette question est politique, liée au risque de constitution d'une entité kurde autonome en Syrie, tenue par le PYD. Les relations sont, en revanche, fluides entre la Turquie et les Kurdes d'Irak.

La Turquie s'est-elle éloignée des puissances occidentales ? Des points de divergence ont toujours existé et cette relation n'a jamais été parfaitement linéaire, malgré l'intégration de la Turquie dans l'OTAN. Néanmoins, dans les crises, la Turquie reste fidèle à ses alliances traditionnelles. Le 24 novembre 2015, lors de la crise avec la Russie, la Turquie a immédiatement demandé une réunion de l'OTAN, qui a abouti à un communiqué de soutien. Au-delà des divergences, les alliances fondamentales de la Turquie demeurent dans le camp occidental. Les relations internationales ne sont toutefois pas un jeu à somme nulle. La Turquie doit pouvoir avoir plusieurs atouts dans son jeu.

L'accord du 18 mars 2016 confirme une réactivation des relations entre la Turquie et l'Union européenne, au point mort depuis plusieurs années. La crise des réfugiés a démontré que la Turquie et l'UE étaient confrontées à des défis communs, qu'elles ne peuvent résoudre qu'ensemble. La gestion désordonnée du dossier des réfugiés par l'UE l'a mise dans une position de faiblesse relative, dont les autorités turques ont profité. Personne ne peut penser que l'adhésion de la Turquie à l'UE sera possible demain matin. Mais c'est une possibilité qu'on ne saurait écarter à moyen terme. Si l'idée européenne est beaucoup moins prégnante en Turquie qu'il y a une dizaine d'années, elle demeure toutefois une réalité. 55 % des Turcs restent favorables à la perspective européenne.

L'UE est également moins attractive en raison de la crise profonde qu'elle traverse. Le niveau européen est le plus pertinent, pour nous, pour agir au niveau international. Serions-nous plus efficaces si la Turquie devenait membre de l'UE ? Je le pense. Le débat national sur ce sujet a été mal posé. Tentons de le reposer de façon plus sereine. À moyen terme, la Turquie et l'UE évolueront et la question de l'adhésion se posera de façon différente. L'évolution de l'architecture européenne pourrait favoriser ce rapprochement.

En conclusion, la Turquie a gâché nombre d'atouts qui étaient les siens. Il convient néanmoins de maintenir le fil d'un dialogue exigeant avec ce pays. Le gel des négociations avec l'UE a été l'un des facteurs, quoique secondaire, qui a permis au pouvoir turc de mettre en oeuvre la stratégie liberticide préoccupante qui est la sienne aujourd'hui. Nous devons rester intransigeants, tout en entretenant la perspective d'une restructuration des relations avec ce pays, dont nous avons intérêt à faire un allié solide. Votre mission prochaine en Turquie me paraît, de ce point de vue, une bonne initiative.

Debut de section - Permalien
Dorothée Schmid

Les questions internationales, évoquées par Didier Billion, rétroagissent aujourd'hui sur la situation intérieure en Turquie.

Comment la Turquie a-t-elle évolué depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 ? En tant que chercheuse, j'ai observé la dynamique alors enclenchée, qui fut d'abord positive, puis négative. L'information sur la Turquie est aujourd'hui très difficile d'accès pour les chercheurs, en raison notamment de restrictions à la liberté de la presse. Des pressions sont exercées. J'ai personnellement subi des tentatives d'interférence dans mon travail de chercheuse.

La Turquie communique beaucoup, comme l'illustrent ses slogans de politique étrangère. Il existe un narratif turc, un récit historique aujourd'hui proposé de manière beaucoup plus ferme qu'auparavant car la Turquie est confrontée à un enjeu d'image. La propagande déployée par le pouvoir me fait penser à l'effort de communication des Russes, tout en étant moins efficace. Les interlocuteurs que vous rencontrerez en Turquie auront des positions extrêmement contrastées mais toutes crédibles, et donc difficiles à synthétiser. La dégradation de la situation politique turque remonte à 2013, au moment des manifestations pour la défense du parc de Gezi. En 2015, la séquence des deux élections a plongé la Turquie dans un chaos intérieur.

La Turquie s'est révélée à nous de 2002 à 2013, en se transformant sous nos yeux. Elle poursuit une trajectoire démocratique paradoxale, avec une politique de libéralisation, qui a débouché sur une reprise en mains extrêmement stricte. Aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise.

Je commencerai par la « révélation ». La Turquie était avant 2002 un pays plutôt fermé, malgré un début de libéralisation, qui communiquait peu avec l'extérieur et continuait d'entretenir l'héritage politique post-kémaliste. Son régime était encore considéré par beaucoup d'analystes comme une forme de dictature militaire, avec une absence de renouvellement idéologique préoccupante. La référence à Atatürk paraissait la seule possible. La société était alors assez uniformisée : une société de classes moyennes, très homogène, comparable, dans une certaine mesure, avec les sociétés des pays communistes. Les années 2000 ont révélé la mosaïque turque, sur les plans ethnique, communautaire et politique. La Turquie connaissait par ailleurs avant 2002 une croissance économique extensive, fondée sur un « capitalisme des copains » et la fructification de petites rentes sous l'égide de l'État, sans vraie dynamique d'entraînement.

En 2002 commence la « révolution AKP ». Un nouveau paysage politique apparaît, autour du parti kémaliste et de l'AKP, ce qui permet à celui-ci d'ancrer très rapidement un programme de modernisation. Ce programme nous a alors paru d'autant plus intéressant, à nous Européens, que la Turquie entrait dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Entre 2002 et 2005, plusieurs paquets législatifs ont fait avancer la Turquie sur la voie des réformes, pour s'approcher de l'acquis communautaire. L'abolition de la peine de mort a permis de garder Abdullah Ocalan en prison, en vue d'une éventuelle reprise du processus de paix.

Cette politique de modernisation a abouti à un déblocage identitaire. Un processus de paix a été entamé en 2013 avec les Kurdes. La diplomatie a rencontré d'importants succès. La Turquie est devenue une puissance régionale, considérée comme un vrai partenaire international pendant plusieurs années. La croissance économique a été très forte, avec un triplement exceptionnel du PNB en dix ans et donc un effet de rattrapage très rapide. La Turquie a exercé une réelle attraction dans le monde arabe, en raison de son économie performante, tirée par une société de consommation en marche. Elle a aussi été perçue comme retrouvant ses valeurs traditionnelles au travers d'une modernisation de l'islam. La Turquie est alors devenue un partenaire à part entière, considéré à l'aune du fonctionnement de nos démocraties libérales occidentales.

Le régime turc a toutefois évolué de façon paradoxale, avec une démocratisation et une libéralisation à l'usage d'un seul, comme le montre Ahmet Insel dans son ouvrage sur le régime d'Erdogan. Des éléments de démocratie sociale réels se sont mis en place en Turquie, à partir de la redistribution économique, avec l'apparition d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Une classe moyenne s'est constituée. Une ingénierie sociale a été mise en place par le régime, avec une loyauté absolue à l'Etat, qui est une constante de la culture politique turque depuis la fondation de la République. Les Turcs ont confiance ou peur de l'Etat. Il n'existe pas vraiment de contestation des décisions prises au sommet. Le président Erdogan a rapidement entrepris une transformation de la société turque passant notamment par une réforme des programmes éducatifs. Le nombre d'universités a triplé en dix ans, au détriment de la qualité. Le clientélisme et la corruption ont provoqué une baisse de la qualité du recrutement d'universitaires, couplée à un contrôle étroit des universités publiques. Mes collègues universitaires ont la vie très dure depuis 2013.

La politique « d'approfondissement démocratique » a reposé sur deux éléments :

- d'une part, la normalisation du rapport avec l'armée, qui a résulté d'une série de grands procès et de l'institution d'un secrétaire général civil pour le conseil national de sécurité. On a assisté à un assainissement du débat sur la question de l'intervention des militaires dans la vie politique en Turquie ;

- d'autre part, l'ouverture à l'égard des Kurdes, qui est venue d'un travail sur l'électorat kurde, dont une bonne partie vote pour l'AKP, et du processus de paix ouvert - au moins sur le papier - en 2013. À mon sens, toutefois, aucune proposition politique sérieuse n'a été formulée à l'égard des Kurdes. Aucune évaluation de la difficulté à normaliser la vie des milliers de combattants du PKK en Turquie n'a été entreprise. Le processus est resté très cosmétique, ce qui explique le retournement rapide observé en 2015.

La démocratie paradoxale turque fonctionne comme un régime électoraliste. Les votations sont régulières, sous des formes diverses, permettant à l'AKP de réaffirmer sa légitimité en obtenant des majorités de l'ordre de 40-50 %. L'AKP exige ensuite le « respect de la démocratie », en ne laissant pas les opposants s'exprimer, occultant ainsi une partie de ce qu'est une démocratie. Le verrouillage du pouvoir est aujourd'hui total, avec un contrôle progressif des institutions par l'AKP. Le président Erdogan rêve d'une nouvelle Constitution. Ce débat est ouvert depuis 2006. Une réflexion est menée pour faire aboutir ce projet grâce à un vote du Parlement ou par référendum, ce qui suppose un consensus large. Dans l'intervalle, plusieurs réformes constitutionnelles de moindre ampleur ont eu lieu.

On assiste, par ailleurs, à une « AKP-isation » progressive de la fonction publique avec l'installation, notamment dans la police et la justice, de relais de l'AKP. La pyramide clientéliste ainsi instituée est probablement l'une des raisons de la perte d'efficacité du régime. L'unanimisme ne permet pas l'autocritique en cas de crise. L'opposition est marginalisée, ce dont elle est en partie responsable, car elle n'a pas été capable de trouver les moyens de lutter efficacement contre l'AKP, en formant des coalitions et en surmontant des divergences sur lesquelles il est facile pour le régime de jouer. La question kurde redevient un point de clivage important. Le HDP est accusé de complicité avec le PKK. Des députés risquent la levée de leur immunité. Le régime mène une politique délibérée de marginalisation de l'opposition. La campagne pour les élections législatives de novembre n'a pas été démocratique, comme le montre le rapport de l'OSCE à ce sujet, qui est très critique, soulignant l'état de violence, l'impossibilité pour l'opposition de faire campagne et l'auto-attribution systématique de tous les moyens de communication à l'AKP.

Aujourd'hui, les variables négatives deviennent incontrôlables et favorisent le verrouillage autoritaire de l'État, qui est le miroir des pressions auxquelles la Turquie est confrontée. Le président Erdogan se présente comme l'homme de la situation pour réagir à un état d'urgence permanent, nécessitant un consensus social forcé qui rassemble environ la moitié de la population turque. La Turquie est devenue un grand champ de forces intérieures en conflit. Les forces nationalistes ressurgissent. Le clivage avec les Kurdes sera très difficile à surmonter. Les élites kémalistes laïcistes n'ont jamais cessé de dénoncer ce qu'elles considèrent être un double agenda du gouvernement.

La crise syrienne pose des problèmes de sécurité immédiats. La Turquie a été victime d'une série d'attentats, dont les uns sont attribués à Daech et les autres à la mouvance du PKK. La crise syrienne a entraîné l'installation sur le territoire de la Turquie de cellules dormantes de Daech. Elle a également réveillé la question kurde, dans la perspective d'une possible autonomie des Kurdes syriens. Je n'identifierais toutefois pas le PYD au PKK. Cette situation permet un retour paradoxal au fantasme militaire, qui s'est traduit par des annonces d'intervention au sol en Syrie, avant une volte-face. Des tiraillements, difficiles à décrypter, existent toutefois entre l'armée et le gouvernement.

La présence de près de trois millions de réfugiés en Turquie est un autre facteur de fragilité. Leur situation n'est pas aussi enviable que le pouvoir le suggère.

Quant au dossier kurde, il a atteint un point de non-retour avec les opérations des forces de sécurité turques à l'est, qui ont provoqué des centaines de pertes civiles ainsi que des déplacements de population vers l'ouest du pays. Environ 100 000 personnes ont ainsi fui, d'après les chiffres officiels ; et environ 200 000, selon les chiffres des organisations de défense des droits de l'homme. On assiste donc à une migration massive face à une politique du pire menée par l'État, sans issue militaire possible. Le PKK est aujourd'hui beaucoup plus fort qu'il ne l'était dans les années 1990. C'est une impasse que de dire que l'on se débarrassera du PKK. Mais cela correspond aux évolutions aujourd'hui observables au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie où l'on est entré dans une ère de clivages communautaires et de nettoyage ethnique.

Enfin, le modèle de croissance turc est peu qualitatif. Il souffre de la faiblesse de la croissance européenne et de la perte de marchés commerciaux au Moyen-Orient du fait de la crise. La Turquie a des problèmes de financement. L'influence du risque politique sur la croissance turque devient une vraie préoccupation, notamment en raison des répercussions des attentats sur le secteur du tourisme.

En conclusion, le fait que la sécurité ne soit plus assurée en Turquie renforce les éléments de crise interne et alimente l'autoritarisme. Très peu de voies de réconciliation sont possibles dans la question kurde. La Turquie est-elle aujourd'hui un État aussi solide qu'on le dit ? Ma conclusion diffèrera quelque peu de celle de Didier Billion. Oui, nous avons besoin d'une alliance solide avec la Turquie. Mais jusqu'à quel point la Turquie pourra-t-elle jouer son rôle dans cette alliance ? La nature du régime joue sur la qualité de l'alliance. La Turquie ne respecte plus aujourd'hui les critères de Copenhague. La question de la légitimité de la procédure d'adhésion doit être posée, même si maintenir la procédure d'adhésion ouverte est aussi une manière de maintenir le dialogue ouvert avec les Turcs.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Merci beaucoup. Vos deux interventions ont provoqué beaucoup de demandes de parole. Je vais d'abord laisser la parole à nos deux rapporteurs, Claude Malhuret et Claude Haut.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Malhuret

Je voudrais à mon tour remercier Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, que nous avons déjà rencontrés dans le cadre de notre groupe de travail. Je me limiterai à poser des questions qui sont apparues depuis que nous nous sommes vus.

Mes interrogations concernent, premièrement, les réfugiés. Un accord a été récemment passé entre l'Union européenne et la Turquie. Comment se passe aujourd'hui l'accueil des réfugiés ? Du côté européen, on a l'impression que cet accord est une sorte de revanche de la Turquie contre l'Union européenne. Quel est le discours tenu en Turquie ? Il semble que les Turcs auront du mal à remplir d'ici quelques mois les conditions mises à la libéralisation des visas, étant donné le durcissement du régime. Par conséquent, l'accord peut-il aboutir à quelque chose ?

Deuxièmement, j'évoquerai le livre de Kadri Gürsel, journaliste au quotidien Milliyet licencié en conséquence du durcissement du régime vis-à-vis de la presse. Kadri Gürsel avance l'idée que l'AKP avait dès son arrivée au pouvoir la volonté d'instaurer un régime proche de celui des Frères musulmans en Egypte. La demande de reprise des négociations avec l'Union européenne aurait été seulement destinée à rassurer les investisseurs. Bref, il n'y aurait pas eu de virage d'Erdogan. Au vu de cette analyse, la réforme constitutionnelle a-t-elle des chances de réussir ? Il y a-t-il un risque sérieux pour la démocratie ?

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Haut

Les exposés de Mme Dorothée Schmid et de M. Didier Billion nous montrent bien la complexité de la situation en Turquie.

Ma première question concerne la situation extérieure. Historiquement, la Turquie fait figure de pivot géopolitique au Moyen-Orient entre l'Occident et la Russie. Qu'en est-il après les incidents avec la Russie ? Surtout, la montée de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, qui aspirent eux-mêmes à être des pôles incontournables, ne remet-elle pas en cause le rôle de la Turquie ?

Ma deuxième question concerne le problème intérieur lié aux Kurdes. Il ne semble pas y avoir de solution militaire en perspective. Quels facteurs sont susceptibles de favoriser un retour à la négociation politique en interne ?

Ma troisième question concerne les relations avec l'Union européenne. Y a-t-il du côté turc une réelle volonté d'adhésion à l'Union européenne, ou bien les Turcs souhaitent-ils profiter de la situation pour obtenir de l'Union européenne quelques avantages, du type de l'aide financière qui leur a été promise ?

Debut de section - PermalienPhoto de Robert del Picchia

M. Abdullah Gül, ancien président de la République de Turquie, m'a expliqué à plusieurs reprises que le moment venu, ce n'était pas l'Union qui refuserait l'entrée de la Turquie en son sein, mais la Turquie qui refuserait l'adhésion au vu des conditions qui y seront posées. Ces conditions seront considérées comme inacceptables par l'aile dure de l'AKP.

Autrement dit, la stratégie des autorités turques serait de dire au peuple turc que la Turquie adhérera à l'Union, pour finalement imposer à l'Union européenne un accord particulier. Cette analyse est-elle encore valable ?

Ma deuxième question concerne l'armée : est-elle encore l'ascenseur social qu'elle a été par le passé ?

Je voudrais évoquer enfin les entreprises françaises en Turquie. En dépit des difficultés économiques, elles continuent d'y faire des affaires. L'usine Renault à Bursa a produit par exemple 1.043.000 voitures l'année dernière.

Debut de section - PermalienPhoto de Jeanny Lorgeoux

Quels sont aujourd'hui les soutiens du régime de l'AKP ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Françoise Perol-Dumont

Concernant la situation politique en Turquie, vous avez fait référence à deux phases : une phase dynamique positive jusqu'en 2013, puis un verrouillage liberticide. La situation de la presse en est un exemple. Plusieurs dizaines de journalistes sont emprisonnés selon nos informations, mais d'autres pressions plus subreptices, notamment fiscales, seraient à l'oeuvre. Pouvez-vous le confirmez ?

Comment ressentez-vous la position de l'Europe ? Jusqu'où est- il acceptable de fermer les yeux sur la dérive ? Vous avez évoqué la nécessité de maintenir des « liens exigeants » - mais le niveau d'exigence semble être aujourd'hui assez bas. Qu'en est-il selon vous ?

Enfin, ne pourrait-on pas dire que pour le pouvoir turc, l'ennemi n'a pas le visage de Daech mais plutôt des combattants Kurdes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Si l'on fait de la prospective, on peut espérer des évolutions sur le plan intérieur. On peut aussi espérer des évolutions quant au problème syrien. En revanche, on ne voit pas d'évolution possible pour le problème kurde - sinon l'évolution vers la guerre civile. Selon vous, l'option guerrière est-elle la seule perspective envisageable ?

Debut de section - PermalienPhoto de Josette Durrieu

Je crois bien connaître la Turquie, pour avoir suivi ce pays pour le Conseil de l'Europe pendant cinq ans et m'être rendue en Turquie à de nombreuses reprises depuis 2002, et je ne suis pas d'accord avec l'analyse développée sur plusieurs points.

Est-il difficile d'obtenir de l'information en Turquie ? Non. Je suis rentrée dans toutes les prisons, j'ai vu tous les généraux, j'ai vu les journalistes. J'ai pu rencontrer le chef d'état-major des armées turc. La seule chose que je n'ai pas réussi à faire, c'est aller voir Ocalan sur son île.

Il y a une forte culture démocratique dans le pays, une culture de la laïcité, et un respect de l'Etat. Pour cette raison, je crois que les Turcs n'accepteront jamais un régime présidentiel. Le peuple n'en veut pas et Erdogan s'en est rendu compte.

Vous avez dit à juste titre que l'opposition était faible. Mais il s'opère une diversification politique au détriment des nationalistes. Le paysage politique se compose dans l'ordre d'importance de l'AKP, du CHP des anciens kémalistes, du HDP des Kurdes et, seulement en quatrième position, des nationalistes, qui reculent.

La Turquie reste une puissance majeure. Il faudra considérer qu'elle peut avoir un rôle géopolitique, y compris pour l'Europe.

Vous n'avez pas parlé de la confrérie Gülen. C'est tout de même le premier adversaire de l'AKP, adversaire qui a formé des générations de policiers et de juristes. L'imam Fethullah Gülen vit aux Etats-Unis mais exerce une influence majeure.

En définitive, la société turque me semble être une société en ébullition. Le premier problème de la Turquie, c'est Erdogan. La deuxième question qui se pose, c'est la question kurde. Je crois que les autorités turques ont un temps réellement voulu résoudre le problème kurde. Ils ont réussi sur 80 % des points, mais ont achoppé sur celui de la définition du citoyen : pour le pouvoir, le citoyen est le Turc, pour les Kurdes, c'est le citoyen de Turquie. Le troisième problème, c'est la Russie. La situation est tendue. Certains observateurs observent une stratégie de reconquête de Constantinople par l'Eglise orthodoxe russe. Dans ces conditions, comment mener des négociations ? Concernant les réfugiés, il faut reconnaître que les Turcs ont fait un effort maximum. Les camps de réfugiés sont devenus une vitrine pour Erdogan.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Concernant la Turquie, on pourrait résumer vos propos par les notions de potentiel, de paradoxe et de gâchis : cela me fait penser à l'Iran ! Dans les deux cas, nous sommes déçus jour après jour par la politique menée. Après Davos, après la flottille de Gaza, après une politique dure à l'égard d'Israël, comment expliquer ce virage soudain vers « Israël est notre ami » : s'agit-il d'une tentative pour constituer un axe Turquie-Israël-monarchies du Golfe contre l'Iran ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bariza Khiari

L'étude des mouvements religieux de cette région du monde est importante car ceux-ci ont un fort impact politique. Fethullah Gülen est à la tête d'un mouvement nommé « Hizmet », ce qui veut dire « service », d'inspiration soufie. Pour moi c'est un peu la version islamique du calvinisme car il a des ramifications très importantes dans le monde économique. Ce mouvement a joué un rôle dans la crise politique que connaît la Turquie depuis 2014. Fethullah Gülen, qui soutenait Erdogan, s'est finalement avéré un adversaire redoutable depuis la mise au jour de la corruption autour d'Erdogan et de sa dérive autoritariste. Est-ce que les militants de Hizmet sont toujours inquiétés ? On les accusés d'être un Etat dans l'Etat au sein de la police, de la justice, de l'éducation et de la presse...

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

L'Allemagne entretient avec la Turquie des relations anciennes. Quel est le rôle de l'Allemagne dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie ?

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Néri

Je suis étonné que l'on n'ait pas évoqué le malaise de la jeunesse : des manifestations se sont déroulées en mai-juin 2013 avec une très forte mise en cause du régime. Lorsqu'on parlait à cette époque avec des Turcs et avec des diplomates, ils affirmaient que le régime était en train de vaciller. Depuis, on n'entend plus parler de ces manifestations : sont-elles empêchées par la répression ou simplement oblitérées par la crise syrienne ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Marie Bockel

Vous avez évoqué la volonté « cosmétique » de réconciliation avec le PKK et Ocalan. Les faits vous ont donné raison, pourtant en 2013 des députés kurdes y croyaient beaucoup ; je pensais que la réconciliation aurait lieu après les élections, en quoi je me suis trompé. Que faut-il en penser ? Par ailleurs, on a longtemps dit que la société civile était forte et constituait un frein aux dérives en Turquie : était-ce seulement une vision stambouliote ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Demessine

Est-ce que le Gouvernement turc est un Gouvernement laïque ? À travers l'intervention de Mme Schmid, on peut noter des similitudes avec le Gouvernement d'Ennahdha en Tunisie, notamment en ce qui concerne l' « akapéisation » des fonctionnaires, pour moi contraire à la démocratie. Par ailleurs, la question kurde, pourtant essentielle, a été peu traitée par la communauté internationale, sauf depuis la guerre d'Irak. Elle a ensuite évolué avec l'autonomie du Kurdistan, puis avec le rôle joué par la PYD syrien. Il convient de regarder avec davantage d'attention le projet politique du territoire du Rojava, en particulier le rôle que les femmes y jouent, au-delà même de leur rôle dans la résistance armée, dans cet océan géographique où règne la discrimination. Dernier point, on parle très peu des prisonniers politiques. J'ai toujours été frappée du très grand nombre d'élus et notamment de députés prisonniers politiques, ce qui n'a jamais suscité une grande émotion.

Debut de section - Permalien
Dorothée Schmid

Malgré une certaine mise en scène, les réfugiés présents dans les camps ne représentent que 10 % de l'ensemble, leur situation n'est donc pas représentative de la situation des réfugiés en Turquie. Les droits des réfugiés en matière d'intégration à la société turque sont extrêmement limités, le gouvernement turc n'ayant eu jusqu'à présent aucune politique à leur égard, se contentant de laisser faire. Néanmoins, il est en train de réaliser la difficulté que va représenter la gestion de ces trois millions de réfugiés syriens. La tentation existe de les renvoyer en Syrie ou de contenir leurs arrivées depuis ce pays, comme l'ont illustré la fermeture de la frontière lors des opérations militaires russes autour d'Alep dans le nord de la Syrie et l'envoi par la Turquie d'organisations visant à construire des camps de réfugiés sur le territoire syrien. La question des réfugiés implique aussi des négociations compliquées avec l'Union européenne, chacune des parties ayant beaucoup à perdre dans cette affaire. Mais au-delà de la Turquie, il importe de prendre en compte les déséquilibres politiques que la présence de ces réfugiés syriens ne manquera pas de susciter dans des pays tels que la Jordanie, le Liban mais aussi l'Irak.

Concernant la presse, des pressions économiques ont effectivement été exercées, mais dans le même temps, les grands groupes de presse doivent aussi tenir leurs comptes à jour. Il faut également évoquer la politique de rachat des grands journaux par des communautés proches de l'AKP. Par ailleurs, il y a la vindicte personnelle du président contre la presse et les éditorialistes, que traduisent les quelque 2000 procès en cours pour insultes contre Erdogan, les menaces de mort ou les mises à pied de journalistes, les directeurs de grands journaux estimant qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Enfin, le siège du journal Hürriyet à Istanbul a été attaqué à deux reprises par des militants de l'AKP, dirigé par un député de ce mouvement, la réaction tardive du régime à ces attaques étant particulièrement préoccupante.

La disparition de Gülen est considérée comme acquise en Turquie, les opérations de « nettoyage » menées depuis 2013, dont la dernière a été la mise sous séquestre de Zaman, ayant été très efficaces.

Concernant l'économie, les entreprises françaises sont très préoccupées de l'évolution de la gouvernance en Turquie, du niveau de corruption et de clientélisme, ainsi que de la complexité du discours économique. L'annonce récente d'une augmentation incontrôlée du salaire minimum risque notamment de mettre à mal la situation des grandes industries qui se sont installées en Turquie.

Enfin, sur la question kurde, qui a une importante répercussion régionale, on assiste à une même logique d'autonomisation dans les trois pays où les Kurdes sont présents : ce mouvement est quasiment parvenu à son terme en Irak où un nouveau referendum est envisagé au profit du Kurdistan ; si les kurdes irakiens n'ont pas forcément intérêt à l'indépendance, celle-ci pourrait leur échoir par défaut, comme résultat des conditions régionales. En Syrie, il s'agit, après la sécurisation du territoire kurde par des opérations de « nettoyage ethnique » et un renforcement de la mainmise du PYD, d'obtenir par la négociation une redistribution des cartes et une fédéralisation du pays, le Kurdistan syrien, soutenu par les Russes, devenant un conflit gelé ; bénéficiant de l'appui de la Russie tout en restant en bons termes avec les Etats-Unis, le PYD a ainsi obtenu de nombreuses victoires politiques ; enfin en Turquie, où les kurdes étaient légitimistes, la question est de savoir si le clivage lié aux opérations de sécurité à l'est va conduire à détacher définitivement de l'Etat turc toute une partie de la communauté kurde.

Debut de section - Permalien
Didier Billion

La laïcité à la turque est respectable mais elle n'est nullement comparable avec la laïcité à la française. Dès Mustapha Kémal, c'est un système de coercition sur la religion et d'instrumentalisation de celle-ci. Quant à la société civile, bien qu'il soit difficile de définir ce terme, on observe bien depuis la fin des années 90 une multiplication des ONG, des associations, ce qui est une réalité nouvelle face à la toute-puissance de l'Etat. Cette formation d'une société civile est difficile et non linéaire. Pour prendre un exemple, l'association du patronat mondialisé, la TÜSIAD - il existe plusieurs fractions patronales- a pied dans le débat politique et arrive à faire valoir ses positions parfois opposées à celles du Gouvernement. Il existe ainsi en Turquie, de manière originale pour la région, un patronat qui n'est pas rentier. Par ailleurs, les ramifications du mouvement Gülen restent très importantes. Ceux qui apparaissent comme des Gülénistes sont dans la ligne de mire du pouvoir, à tous les niveaux, y compris dans la presse. Gülen n'a pas dit son dernier mot même s'il est sur la défensive. Erdogan parle de ce mouvement comme d'un Etat parallèle et, depuis quelques semaines, comme étant égal au PKK, alors que les mouvements n'ont aucun rapport et que Gülen a vivement critiqué le PKK. La Russie et l'Iran s'imposent dans la région depuis déjà quelques décennies. Lors de l'accord du 14 juillet 2015 avec l'Iran, les autorités turques se sont félicitées de la réinsertion potentielle de l'Iran dans le jeu régional et international. D'ailleurs, malgré toutes les divergences qui existent entre ces deux États, notamment à propos du dossier syrien, les relations ne sont pas rompues. Davutoglu était il y a deux semaines en Iran et il y a des échanges économiques et d'hydrocarbures. Toutefois, l'Iran va nécessairement s'affirmer dans les années à venir sur les terrains économique et politique dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, devenant ainsi le grand concurrent de la Turquie. Ce sera un jeu difficile et compliqué.

Est-ce qu'il y a un axe entre la Turquie, les États du Golfe et Israël contre l'Iran ? Je ne raisonne pas ainsi, préférant ne pas entrer dans la grille d'analyse « sunnites contre chiites » qui n'est pas pertinente, bien que ce soit une hypothèse. En revanche, la crise violente qui durait depuis quelques années entre la Turquie et Israël est sur le point d'être dépassée, non pas pour encercler l'Iran mais en raison des découvertes et de l'exploitation de gisements d'hydrocarbures en Méditerranée orientale : au vu des difficultés politiques qu'elle a avec la Russie et qu'elle va probablement avoir avec l'Iran, la Turquie doit maintenir son approvisionnement pour entretenir ses progrès économiques. C'est pourquoi Erdogan a récemment déclaré qu'Israël restait un partenaire important.

Sur le terrorisme aux deux visages kurdes/Daech, il est insupportable qu'après l'attentat de juillet dernier à Suruç, le président Erdogan ait instrumentalisé cet attentat pour relancer la guerre contre le PKK en disant qu'il était le seul capable de s'opposer aux attaques dont la Turquie est victime. Fin politique, il a ainsi joué la stratégie de la tension avec maestria car il a remporté l'élection en novembre. En tout état de cause, il convient de parler « des terrorismes » et non pas « du terrorisme » car Daech et le PKK ne partagent ni histoire, ni dynamique politique, ni mode opératoire, ni agenda communs. Depuis juillet dernier, l'essentiel des efforts turcs se concentre sur le PKK et non sur Daech. Par ailleurs, je n'ai pas dit que le PYD était égal au PKK, mais que le PYD était la projection du PKK, ses cadres militaires étant issus du PKK.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Nous reviendrons sur ces sujets de fond à l'occasion du rapport de nos collègues.

Je vous remercie.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Nous sommes heureux d'accueillir M. David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie. Je rappelle à tous que cette audition fait l'objet d'une retransmission sur le site Internet du Sénat, et d'un enregistrement vidéo qui sera consultable à la demande sur ce site. C'est un appréciable élément de transparence démocratique, et je remercie Monsieur l'Ambassadeur d'avoir accepté de s'exprimer dans ces conditions.

La Jordanie est un pays important pour le nôtre, compte tenu notamment de l'opération Chammal, pour laquelle la France utilise la base « Prince Hassan ». Nos liens, y compris dans les situations de crise, sont importants. Vous nous parlerez, Monsieur l'Ambassadeur, de cette relation bilatérale, alors que les visites officielles se sont récemment multipliées.

Vous nous parlerez aussi de la situation intérieure jordanienne, en particulier sous l'aspect de l'opinion et du débat publics en ce qui concerne la question du djihadisme et les autres dossiers régionaux.

Debut de section - Permalien
David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie

Merci, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je suis très heureux d'être parmi vous pour parler de la Jordanie. Je suis en poste dans ce pays depuis un peu plus de cinq mois maintenant ; je ne prétends pas encore à l'absolue justesse de mes analyses, que je vous soumets !

Comme vous l'avez indiqué, Monsieur le Président, nous avons aujourd'hui une relation riche avec la Jordanie, et qui s'est encore densifiée ces dernières années. Les visites qui se succèdent en sont la preuve. Je suis moi-même en pleine préparation, avec mon équipe, de la visite du Président de la République, qui se rendra en Jordanie le 19 avril, dans le cadre d'une tournée régionale. Le Premier ministre s'y était rendu au mois d'octobre dernier, sans compter les visites de hautes autorités militaires françaises, au titre de notre déploiement opérationnel.

La Jordanie est donc un partenaire régional important. Mais c'est là le fruit d'une évolution : ce pays, toujours ami, n'a pas toujours été au centre de notre politique régionale. Trois facteurs au moins me semblent illustrer, aujourd'hui, cette importance nouvelle prise par la Jordanie dans notre politique étrangère.

D'abord, la Jordanie constitue un point d'appui essentiel pour l'opération Chammal. C'est même un point d'appui qui tend à se renforcer : nous avons déployé des moyens supplémentaires, dernièrement, en Jordanie, sur la base « H5 », notamment pour pallier le départ du groupe aéronaval du Golfe. Ce point d'appui présente le grand avantage de sa proximité du théâtre, H5 étant beaucoup plus proche des zones à frapper que notre base à Abou Dhabi.

Deuxièmement - c'est un élément parfois méconnu, et relativement récent -, notre pays représente le deuxième investisseur non arabe en Jordanie. Le stock de nos investissements en Jordanie est un peu supérieur à un milliard d'euros, ce qui nous place dans une position sans comparaison avec d'autres pays européens, plutôt au niveau des États-Unis. Ces investissements sont très largement créateurs d'emploi et d'innovation pour l'économie jordanienne, ce qui est important dans les circonstances économiques difficiles que traverse le pays. Au total, une trentaine d'entreprises françaises sont présentes ou ont une filiale en Jordanie.

Enfin, la France est devenue un partenaire financier - un prêteur - très important pour la Jordanie, avec un encours de prêts de l'Agence française de développement (AFD) aujourd'hui un peu supérieur à un milliard de dollars. Comme l'AFD le fait toujours, elle apporte aussi une expertise technique dans les projets ainsi soutenus, qui concernent les secteurs du transport public, de l'adduction d'eau, du développement des énergies renouvelables... C'est une aide importante pour la Jordanie ; nous avons dès lors nous-même intérêt à protéger ces investissements.

Ces facteurs traduisent le renouvellement de notre présence dans le pays. Parallèlement, la situation de la Jordanie a profondément évolué au cours des dernières années. La Jordanie a toujours été, malgré elle, victime des crises de son voisinage ; la situation actuelle ne fait pas exception. Le pays, avec l'afflux de réfugiés, s'avère particulièrement frappé par la crise politique syrienne et par la crise syro-irakienne liée à la présence de Daech dans la zone. Ces crises ont entraîné la fermeture des frontières de la Jordanie, qui était auparavant la plaque tournante de tout un commerce régional.

Il y a aujourd'hui un peu plus de 630 000 réfugiés syriens recensés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les autorités jordaniennes préfèrent retenir le chiffre de 1,2 million de réfugiés, considérant que certains réfugiés ne sont pas enregistrés, en particulier des Syriens qui étaient présents avant le début des évènements en Syrie et se sont alors retrouvés bloqués en Jordanie. Quel que soit le chiffre, les proportions sont, en tout état de cause, considérables pour la Jordanie, pour son économie, et pour ses services publics en particulier.

Tout cela un impact sur la croissance jordanienne. Elle est aujourd'hui de 2,5 % seulement, soit sans doute un point en dessous de qu'elle aurait été autrement, hors afflux de réfugiés, chute du commerce, fermeture des frontières et instabilité régionale - laquelle peut dissuader certains investissements et, hélas, le tourisme.

Cette situation, en outre, met la Jordanie dans une situation difficile du point de vue de la dette extérieure. Depuis 2011, la dette jordanienne n'a cessé de croître. Elle avoisinait les 70 % à 75 % du PIB en 2011 ; elle est aujourd'hui légèrement supérieure à 90 % du PIB. Les intérêts de la dette constituent aujourd'hui une charge considérable dans le budget jordanien.

Cela dit, la communauté internationale répond présente. L'aide internationale représente environ 14 % du PIB jordanien. Les partenaires traditionnels de la Jordanie, dont nous faisons partie, se sont mobilisés, à travers des dons, notamment en provenance du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, et de prêts, formule que nous pratiquons, via l'AFD ; ces prêts sont souvent très concessionnels, avec des taux très favorables, tenant compte des circonstances très particulières que traverse la Jordanie.

Au-delà de ces facteurs de fragilisation issus des crises régionales, il reste un certain nombre de facteurs de fragilité propres à la Jordanie. En effet, les déterminants du mouvement de contestation qu'a pu connaître la Jordanie entre 2011 et 2013, dans le contexte des printemps arabes - contestation qui a été, somme toute, beaucoup plus modérée que dans d'autres pays de la région - n'ont pas complètement disparu. Des insatisfactions sociales et économiques s'expriment régulièrement, à travers divers mouvements sociaux. Récemment, ainsi, les étudiants ont contesté la hausse, très forte, des frais d'inscription dans les universités. Le système éducatif traverse des difficultés, qui ne sont pas toutes liées à la charge que fait peser la scolarisation des réfugiés. Bref, les insatisfactions sont assez comparables à celles que connaissent les autres pays de la région.

Les autorités jordaniennes, en particulier le Souverain, s'efforcent de répondre à ces attentes. Des réformes politiques assez ambitieuses ont été engagées. Il reste encore à en voir l'effet concret, dans la mesure où beaucoup d'entre elles sont en cours de mise en oeuvre. En particulier, une importante réforme électorale vise à structurer la vie politique jordanienne, en assurant une meilleure représentativité du Parlement, mais les effets de cette loi ne se verront qu'aux prochaines élections - au plus tard en février de l'année prochaine, peut-être dès la fin de cette année. Une autre grande réforme en cours est celle de la décentralisation. La Jordanie est aujourd'hui un pays assez fortement centralisé ; le Roi a souhaité donner davantage de pouvoir aux entités locales, y compris en créant de nouvelles entités : les « conseils de gouvernorat », un peu l'équivalent des départements français. La forme exacte que prendra cette décentralisation est encore à l'étude.

Enfin - je crois qu'il ne faut pas le cacher -, il y a en Jordanie, dans certaines couches de la population, une perméabilité à l'idéologie de l'islam radical ou à l'idéologie djihadiste. La Jordanie - comme la France, d'une certaine manière, sans vouloir comparer ce qui n'est pas comparable - fournit un important contingent de combattants étrangers à Daech. Sans qu'il soit possible de quantifier l'écho que trouve l'islam radical dans la société jordanienne, les sympathies, ici et là, sont indéniables. Les autorités en sont très conscientes, et c'est l'un des axes forts de la politique du Roi Abdallah que de lutter, par tous les moyens possibles, mais surtout les moyens idéologiques et le « contre-discours », contre la propagande djihadiste. Il s'agit en particulier d'améliorer la formation des imams, d'avoir un regard plus attentif aux discours tenus dans les mosquées, et de mettre en place des actions et des programmes de lutte contre la radicalisation.

Dans ce contexte, notre action en Jordanie - celle que je m'efforce de conduire, à la tête des services de l'ambassade - suit trois axes.

Premier axe, porté par la nécessité de l'urgence : il s'agit d'aider la Jordanie à faire face à la crise syrienne. C'est d'abord l'enjeu de notre coopération militaire, qui ne passe pas seulement par la base aérienne projetée, mais prend aussi la forme d'une coopération de défense, forte, sur des « niches » particulières, notamment les forces spéciales ou les forces aériennes. Elle vise à renforcer la sécurité de la Jordanie, en lui permettant de faire face à toute menace qui surviendrait sur son territoire. Aider la Jordanie, c'est aussi passer, progressivement, de l'urgence humanitaire - qui a prévalu dans les premières années de la crise syrienne, avec l'afflux des réfugiés - à un soutien beaucoup plus structurel d'aide au développement. Il vise à soutenir les infrastructures et les services publics jordaniens, particulièrement mis à l'épreuve par la présence des réfugiés. L'AFD et nos entreprises sont très présentes dans ce secteur d'excellence qu'est pour nous celui de l'eau, pour mettre à niveaux les réseaux, amener l'eau du sud vers le nord du pays, améliorer la distribution, etc. Le domaine des transports publics est particulièrement soutenu à Amman. Le domaine des énergies « vertes » l'est aussi, pour permettre à la Jordanie d'abaisser ses coûts de production d'électricité - la Jordanie produit aujourd'hui son électricité à partir d'hydrocarbures importés, à un coût élevé pour elle.

Deuxième axe : il s'agit de favoriser les réformes politiques et économiques, à travers les programmes du Fonds monétaire international (FMI) notamment, mais aussi des actions de coopération bilatérale. Dans le domaine des finances publiques, nous offrons un soutien important au ministère des finances jordanien. Nous avons aussi une coopération ancienne, et très vivante, dans le domaine de la justice ; l'École nationale de la magistrature (ENM) mène de nombreuses actions de formation en Jordanie, et il y a de nombreux échanges entre magistrats. Nous sommes également présents, de façon plus récente, dans le domaine des médias, en particulier à travers l'action de Canal France International (CFI) ; c'est là un thème très important pour notre coopération culturelle, notamment depuis 2011.

Troisième axe enfin : il s'agit d'essayer d'ancrer notre influence. Notre présence, je l'ai dit, a changé, ces dernières années ; la France est devenue un acteur plus important en Jordanie. Je crois qu'il faut poursuivre dans cette voie, et consolider notre présence financière et économique, en utilisant tous les outils disponibles - prêts, dons, notamment au titre du Fonds d'étude et d'aide au secteur privé (FASEP), outils de conversion de dette, etc. J'espère aussi relancer la dimension commerciale de notre partenariat, car la France est un grand investisseur en Jordanie mais fait encore assez peu de commerce avec ce pays ; or il y a des opportunités, dans un certain nombre de secteurs. Avec la chambre de commerce bilatérale, qui représente Business France, je m'efforce de susciter un nouveau courant d'affaires, dans les deux sens. Enfin, il s'agit de bien positionner nos outils de coopération éducative et culturelle. Nous avons en Jordanie un Institut français, et un très beau lycée français, à Amman, dans lequel il nous faut attirer davantage de Jordaniens.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Passons aux questions, en commençant par la présidente du groupe d'amitié France-Jordanie, Mme Kammermann.

Debut de section - PermalienPhoto de Christiane Kammermann

Je suis, Monsieur l'Ambassadeur, ravie de vous revoir, avec plusieurs membres du groupe d'amitié ici présents ; nous vous avons rencontré à Amman dès votre prise de fonctions, et nous avons entendu sur place, avec vous, un grand nombre d'interlocuteurs intéressants. La France a toujours eu d'excellentes relations avec la Jordanie et, avec le Roi, nous nous flattons d'avoir des relations d'amitié profondes. Le tourisme des Français en Jordanie a beaucoup chuté. Mais où en est notre école ? Avez-vous observé le départ de familles françaises de Jordanie ? L'augmentation des frais d'inscription dans les établissements d'enseignement est un problème qui se retrouve d'ailleurs dans beaucoup de pays voisins de la région.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

La Jordanie nous laisse un peu perplexes... Voilà un pays au coeur d'une zone particulièrement déstabilisée, avec des voisins en très grande difficulté, la Syrie notamment ; un pays qui tient tête à des voisins particulièrement difficiles à convaincre - je pense à l'Iran ; et vous avez évoqué l'afflux des réfugiés. Dans le même temps, voilà un pays qui ne connaît pas beaucoup de terrorisme ; la lutte contre le djihadisme, comme vous l'avez évoqué, y est affirmée, et la Jordanie participe à la coalition internationale. Quelle est la « recette » du régime ? Est-ce un exemple pour le reste de la région ? Ou est-ce le dernier pays de celle-ci au bord du gouffre ?

Debut de section - PermalienPhoto de Joël Guerriau

La Jordanie, avec l'Arabie saoudite voisine, entretient des relations politiques, économiques et militaires étroites. Amman fait partie de la coalition menée par l'Arabie saoudite contre les rebelles chiites au Yémen, et accuse d'ailleurs l'Iran de soutenir ces rebelles. En juillet 2015, la Jordanie a arrêté un combattant de la force Al-Qods iranienne, qui avait stocké des explosifs dans une maison. Les relations entre l'Iran et la Jordanie sont donc tendues. Quel est votre point de vue sur l'évolution de ces relations, dans la perspective de la lutte contre le terrorisme ?

S'agissant de la politique intérieure de la Jordanie, tout d'abord, un moratoire de huit ans avait été établi sur l'application de la peine de mort. Pour lutter contre le terrorisme, la peine de mort a été rétablie en 2014. Est-elle appliquée, qu'en est-il de ce sujet ? Comment évolue la question de la liberté de la presse en Jordanie ? Il me semble que de nombreux journalistes ont été accusés d'être des acteurs du terrorisme, sans que cela soit vrai. Enfin, je voudrais que vous nous parliez des mesures discriminatoires qui seraient prises contre les conjoints étrangers des citoyens jordaniens.

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

Vous avez évoqué la question des réfugiés. La Jordanie est, avec le Liban, peut-être bientôt rejoints par la Turquie, le pays qui accueille proportionnellement le plus de réfugiés. Un certain nombre de réfugiés sont dans des camps, mais la grande majorité est disséminée dans le pays, exerçant une certaine pression sur les ressources naturelles et le réseau éducatif de ce pays. J'aimerais savoir si vous pensez que l'aide internationale est à la hauteur du défi et quels sont les grands projets que soutient l'AFD. Par ailleurs, beaucoup de jeunes Jordaniens partent en Syrie : pouvez-vous nous dire quelle place ils occupent dans les organisations djihadistes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Personne n'a oublié ce pilote jordanien brûlé vif par Daech, ni ce fils de ministre jordanien devenu un soldat djihadiste. Nous avons aujourd'hui 2 000 combattants jordaniens qui ont rejoint les rangs de l'armée islamique. En parallèle, nous avons reçu la semaine dernière, à l'invitation de l'Assemblée nationale, une délégation de parlementaires jordaniens qui venaient étudier les mécanismes de lutte contre la fraude fiscale. Ceci conforte l'idée que la Jordanie connaît, en même temps, le chaos et la progression de ses normes législatives... J'ai une seule question à vous poser : où en sont aujourd'hui les relations entre la Jordanie et Israël ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

S'agissant des relations avec Israël, il ne faut pas oublier que la Jordanie a été terre d'accueil des réfugiés palestiniens, depuis les années 70, ce qui a conduit aux événements de « Septembre noir ». La Jordanie accueille désormais de nombreux réfugiés syriens et fournit un contingent important de combattants étrangers à Daech. Cela ne fragilise-t-il pas le pouvoir jordanien ? Sachant que le roi Abdallah n'a peut-être pas, sur le plan international, la même aura que son père Hussein, je ne sais pas ce qu'il en est sur le plan intérieur.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Legendre

Dans quelle situation se trouvent majoritairement les Syriens en Jordanie? Sont-ils plutôt dans des camps ou mêlés à la population? Leur intégration commence-t-elle à être envisagée ? Observe-t-on des retours en Syrie ? Conformément aux engagements pris lors de la Conférence des donateurs pour la Syrie, à Londres, le 4 février 2016, la Jordanie devait ouvrir son marché du travail aux réfugiés syriens et améliorer leurs conditions de vie en contrepartie de l'aide financière et des investissements des pays occidentaux dans l'économie jordanienne. Des mesures en ce sens ont-elles d'ores et déjà été prises?

Debut de section - PermalienPhoto de Josette Durrieu

Vous avez présenté les réformes politiques menées en Jordanie. Il faut souligner que la Jordanie a engagé ces réformes, ambitieuses mais aussi courageuses, alors qu'elle doit affronter des problèmes internes et externes. D'ailleurs, le roi a précisé que le fait de rencontrer des difficultés ne devait pas empêcher les réformes d'être menées. Des élections municipales, régionales et législatives seraient prévues au deuxième semestre de l'année 2016 ou au début de 2017. Est-ce que cela pourrait déstabiliser politiquement ce pays ? Pouvez-vous nous préciser où en est l'état actuel des forces politiques ? Comment évoluent, sur ces questions, les chefs de tribus, les Frères musulmans modérés : comment se structurent ces blocs politiques qui ne sont pas des partis ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Une question très courte, posée par Hubert Védrine récemment à un colloque au Sénat : la Jordanie tient, mais pour combien de temps ?

Debut de section - Permalien
David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie

En Jordanie, 80 % des réfugiés se trouvent en dehors des camps, dans les villes et les villages où ils vivent tant bien que mal, en louant des logements sommaires, notamment grâce à l'aide internationale. Les enfants réfugiés syriens ont accès au système scolaire public, dans la mesure de la capacité d'absorption de celui-ci, ainsi qu'aux modes alternatifs de scolarisation soutenus par les organisations internationales, en particulier l'UNICEF. L'accès au système de santé leur a aussi été ouvert, d'abord gratuitement, et désormais moyennant le paiement de certains soins et de médicaments pour lequel ils bénéficient de l'aide internationale. Ils n'avaient en revanche jusqu'à récemment pas le droit de travailler, même s'ils trouvent en pratique souvent à être employés dans le secteur informel. L'un des enjeux de la Conférence de Londres était donc de faire évoluer la Jordanie sur ce point et de donner plus d'opportunités économiques aux réfugiés syriens mais aussi à la population jordanienne. Elle a permis l'adoption d'un « Jordan compact », qui constitue une forme d'accord donnant-donnant, l'Union européenne acceptant d'assouplir les règles applicables aux produits importés de Jordanie en échange de l'attribution de 200 000 permis de travail aux réfugiés syriens. Des négociations visant à attribuer un statut commercial privilégié à la Jordanie sont en cours, qui devraient permettre d'aboutir à un accord lors du conseil d'association UE-Jordanie qui se tiendra au mois de juin. Il est donc trop tôt pour apprécier la délivrance des permis de travail mais nous sommes plutôt optimistes.

Des engagements financiers, sous forme de dons, de prêts, ont également été pris à Londres, la répartition des 900 millions de prêts concessionnels accordés par la France devant encore être précisée.

La question de l'intégration des réfugiés est un sujet sensible en Jordanie, car elle renvoie à une réalité historique, plusieurs vagues de Palestiniens ayant été de facto intégrées. Il faut d'abord souhaiter que les réfugiés puissent retourner dans leur pays quand les conditions matérielles et politiques le permettront. Du point de vue du droit humanitaire international, ils n'ont d'ailleurs pas vocation à rester. Certes, il est probable que certains, notamment ceux qui ont tout perdu, resteront, à mesure que le temps passe. C'est une question que les autorités et la population jordaniennes regardent avec beaucoup d'attention.

Je ne dirai pas que la présence des réfugiés fragilise le pouvoir : elle fragilise plutôt le pays, d'autant qu'il ne s'agit pas de réfugiés riches, comme l'étaient les Palestiniens, et les Jordaniens rentrant des pays du Golfe en 1991 ou les Irakiens en 2003, mais de populations pauvres, originaires des régions rurales autour de Damas et du sud de la Syrie. Leur présence massive exerce une pression sur les services publics. C'est surtout sur ce point qu'il faut aider la Jordanie. Il convient de souligner, en revanche, le comportement exemplaire des réfugiés, dont la présence ne se traduit pas par une hausse de la criminalité ou du risque sécuritaire.

S'agissant de la politique extérieure de la Jordanie, il convient de rappeler que la Jordanie occupe une position centrale au Moyen-Orient. Elle mène une politique extérieure d'équilibre entre des voisins compliqués et avec des partenaires imposants en dehors de la région. Elle entretient des liens solides, dans le domaine sécuritaire et dans celui de l'aide au développement, avec les États-Unis. La Jordanie a un partenariat très proche avec des pays européens, le Royaume-Uni pour des raisons historiques mais aussi aujourd'hui la France. La Jordanie développe également des relations avec l'Union européenne en tant que telle, comme évoqué sur le sujet de la négociation des règles d'origine des produits manufacturés.

La Jordanie entretient également un partenariat très étroit avec les pays du Golfe, notamment son voisin saoudien. Les pays du Golfe sont des bailleurs importants. Je rappelle qu'après 2011, les États du conseil de coopération des États arabes du Golfe ont engagé 5 milliards de dollars d'aide au profit de la Jordanie. Cette aide devant trouver son terme cette année, se pose la question de la reconduction de ce dispositif.

La Jordanie est également impliquée dans un certain nombre d'opérations extérieures. Elle participe notamment à la coalition au Yémen, tant dans un esprit de solidarité envers les monarchies du Golfe que dans une compréhension de la nécessaire dimension mondiale de la lutte contre le djihadisme. Il s'agit d'une lutte idéologique et non de la sécurité des frontières proches.

On a vu dans les mois plus récents comment la Jordanie a également essayé de développer sa relation avec la Russie, pour peser politiquement sur le processus en cours en Syrie.

La relation de la Jordanie avec Israël résulte d'un choix stratégique du souverain précédent, poursuivi aujourd'hui. Ce choix est contesté par une partie de la population, hostile à la « normalisation » de la relation avec Israël. Cette contestation trouve d'ailleurs une expression dans une partie du mouvement parlementaire. Il est certain que la Jordanie n'a pas aujourd'hui développé tout le potentiel que recèle sa relation avec Israël. Sur le plan commercial, notamment, Israël pourrait constituer une porte de sortie pour les exportations jordaniennes qui ne trouvent plus de débouchés en Syrie. Les a priori politiques de certains Jordaniens freinent cette évolution et viennent de la perception que, au-delà du traité de paix bilatéral, le conflit entre Israël et les Palestiniens n'a pas trouvé de solution. La Jordanie est sans doute l'un des pays les plus sensibles à ce qui se passe dans les territoires palestiniens, comme en témoignent les récents développements relatifs au respect des règles d'accès à l'esplanade des mosquées.

Enfin, les relations avec l'Iran ont été rétablies, au niveau des ambassadeurs, peu avant la conclusion des accords de Vienne. La Jordanie veille à maintenir un dialogue avec tous ses voisins. Pour autant avec les grands, une certaine prudence se manifeste. La Jordanie semble observer l'évolution du rôle de l'Iran sur la scène internationale.

En matière de politique intérieure, les réformes en cours sont ambitieuses et courageuses, notamment en matière de décentralisation. Les prochaines élections seront intéressantes et elles se dérouleront quasiment de façon simultanée à de nouveaux échelons d'administration. Il est encore un peu tôt pour savoir si les Jordaniens s'intéresseront à ces nouvelles élections car ils ne perçoivent pas nécessairement les pouvoirs de ces nouvelles instances. La campagne électorale n'a pas véritablement commencé et les forces politiques ne se sont pas encore structurées sur ces enjeux, même s'il y a eu débat au Parlement et dans la société civile sur le quota de femmes sur les listes de candidats, sans évolution marquante au demeurant. Enfin la loi sur les municipalités reste à préciser, notamment quant aux ressources financières dont elles disposeront.

La France rappelle régulièrement son attachement au maintien du moratoire sur l'exécution des sentences de peine de mort, qui a été suspendu pour les crimes de terrorisme à la suite de l'assassinat par Daech d'un pilote de l'armée de l'air jordanienne. Dans certains cas, les juges n'ont pas le choix : la loi ne prévoit pas d'alternative à la peine capitale ; mais le jugement prononcé peut ne pas être exécuté. Le moratoire était en place depuis longtemps ; nous exprimons aux autorités jordaniennes la volonté qu'il soit maintenu.

Nous menons également beaucoup d'actions de soutien à la liberté de la presse, à travers des actions de formation ouvertes aux médias jordaniens et, au-delà, à ceux de la région. La Jordanie, comparée à d'autres pays de la région est un pays où la presse est active. Il y a actuellement un débat sur l'interprétation de la loi sur la cybercriminalité, que certains journalistes estiment abusive.

Nous n'avons pas constaté de départs importants de familles françaises installées en Jordanie depuis le début de la crise syrienne. En revanche, nous ne constatons pas non plus d'évolution positive du nombre d'expatriés. Nous sommes dans une phase de consolidation des investissements des entreprises françaises, plus que de lancement de nouveaux investissements. Dès lors, la fréquentation du lycée français reste en-deçà des capacités d'accueil. La tradition pour les Jordaniens est plutôt de se tourner vers le système anglo-saxon, mais nous travaillons au développement de l'attractivité de cet établissement pour des élèves jordaniens, en lien avec la perspective de réalisation d'études supérieures en France.

La commission nomme rapporteur :

Joël Guerriau sur le projet de loi n° 511 (2014-2015) autorisant la ratification de la convention de Minamata sur le mercure.

La réunion est levée à 12 h 10