Intervention de Dounia Bouzar

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 mars 2016 : 1ère réunion
L'islam en france laïcité et égalité entre hommes et femmes — Audition de Mme Dounia Bouzar docteure en anthropologie directrice générale du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam ancienne personnalité qualifiée du conseil français du culte musulman

Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM) :

docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM). - Je voudrais commencer mon propos en vous rappelant mon parcours, puis je vous parlerai de la radicalisation croissante des jeunes femmes et de leur engagement auprès de Daech. Je suis la seule chercheure aujourd'hui à avoir accès à l'ensemble du processus de radicalisation. Les autres chercheurs parlent aux jeunes djihadistes une fois qu'ils sont déjà sur zone, donc après que leur système cognitif a changé. Pour notre part, au CPDSI, de par notre fonction, nous avons accès à tous les petits pas, à toutes les étapes de l'engagement djihadiste, ce qui nous permet d'étudier comment s'opère le basculement dans la radicalité, pour les femmes notamment.

Je suis une « vieille » femme de terrain, avec dix-huit ans d'expérience, notamment comme éducatrice du ministère de la justice. Parallèlement, j'ai repris mes études après avoir élevé mes trois enfants. Je suis donc également une « jeune » universitaire, très attachée à conserver le lien entre la théorie et la pratique. J'ai d'ailleurs créé une méthodologie qui m'est propre, la « recherche-action » : elle consiste à toujours partir des gens du terrain pour leur faire dresser un état des lieux, leur faire préciser le changement auquel ils aspirent, et ensuite les faire travailler sur les concepts pour faire évoluer les choses.

J'ai quitté le ministère de la justice lorsque j'ai eu mon doctorat. J'étais alors chargée de laïcité auprès de la Protection judiciaire de la jeunesse, et j'estimais ne pas disposer de suffisamment de marges de manoeuvre pour exercer mon activité. Surtout, j'ai quitté la Protection judiciaire au moment où l'administration centrale avait édité une circulaire recommandant d'ôter le porc des repas collectifs des hébergements, parce qu'elle estimait qu'une telle évolution permettrait de contrer la revendication de viande hallal qui émergeait déjà à cette époque. La motivation était compréhensible, mais j'ai trouvé cette démarche contre-productive. Au contraire, je suis convaincue que maintenir le porc dans des établissements fermés est déjà une façon de gérer la laïcité au quotidien. Rien de tel qu'apprendre à un jeune qu'il peut ne pas manger de porc, mais que son voisin en a le droit, et réciproquement.

J'ai donc fondé mon propre cabinet, avec ma fille, pour travailler sur ces sujets de manière libre. Depuis huit ans, notre entreprise d'expertise prodigue ses conseils aussi bien aux institutions du public que du privé, en s'appuyant sur la méthode de « recherche-action » dont je vous ai parlé.

J'ai beaucoup travaillé avec des femmes. Tous mes écrits ont beaucoup concerné les femmes, notamment les musulmanes socialisées à l'école de la République, et qui ont appris à passer de la culture du clan - celle du Maghreb à l'origine - à celle du « je ». Cette démarche fondamentale leur a permis de se forger leur propre compréhension des textes religieux. J'ai ainsi beaucoup étudié comment le fait de passer de la culture du clan à celle du « je » influait sur la compréhension des textes religieux. Je rappelle qu'un anthropologue ne fait pas de théologie, mais étudie la relation des hommes avec la compréhension de ces textes. Avec les femmes, j'étais au coeur de mon sujet puisque elles se sont réapproprié l'interprétation des textes musulmans au-delà de leur clan.

Le fait d'apprendre à dire « je » était pour ces femmes la source de deux changements :

- premièrement, ce n'était plus le clan qui définissait les prescriptions de l'islam. C'était donc les femmes, en tant qu'individus, qui commençaient à penser et à s'interroger par elles-mêmes sur ce qui était sacré et ne l'était pas. Elles comprenaient alors que l'interprétation humaine est influencée par le vécu et la culture. Ainsi, le passage de la soumission au clan au « je » apporte la dimension fondamentale de la subjectivité humaine pour la compréhension d'une religion, car ce qui mène à la violence, c'est d'imaginer que l'on détient la vérité. Or, la prise de conscience que toute interprétation est toujours humaine est décisive pour assoir la compatibilité entre modernité et religion ;

- deuxièmement, ces femmes ont pris conscience de la différence entre la subjectivité humaine de la compréhension et ce qui relève de la culture, ce qui leur a permis de se détacher de la culture maghrébine. Elles passaient ainsi par le religieux pour remettre en question les traditions passéistes de la culture maghrébine.

J'ai beaucoup accompagné ce travail, qui n'a malheureusement pas toujours été bien compris et soutenu par la société française, ni par les associations féministes, car ces femmes passaient par la religion pour remettre en cause la tradition. L'opinion française avait l'impression que tant qu'elles ne se détacheraient pas du religieux, elles ne pourraient pas revendiquer l'autonomie de penser. Elles se sont donc trouvées bien seules...

J'ai la nostalgie de cette époque, car aujourd'hui, ce genre de femme se fait beaucoup plus rare. Je crois que vous avez entendu récemment Hanane Karimi1(*). Au contraire, ces femmes se trouvent isolées, peu nombreuses, et n'osent plus se montrer. Il me semble que c'est une époque que nous avons ratée au niveau sociétal. Il aurait fallu accompagner ces femmes plutôt que de les stigmatiser. Elles souhaitaient mener des études et jouer un rôle dans la société pour être de bonnes musulmanes plutôt que rester dans leur cuisine, elles ressortaient des hadith et des versets du Coran empoussiérés par les hommes pour revendiquer une vie plus indépendante.

J'ai quitté mon cabinet pendant un an, à la demande du ministre de l'intérieur, et j'ai fondé le CPDSI. Cette association résulte au départ d'une initiative lancée par une soixantaine de parents, notamment issus de la classe moyenne, qui m'avaient contactée après la publication de mon ouvrage Désamorcer l'islam radical2(*), dans lequel je tentais de comprendre pourquoi le discours radical faisait de plus en plus autorité, sur un public toujours plus nombreux, notamment féminin, après avoir été un phénomène isolé. Je partais de l'hypothèse que si un discours fait autorité, c'est qu'il fait sens à un moment donné.

L'idée était de créer une plateforme d'échanges avec les parents, dont beaucoup se préoccupaient du comportement de leurs filles, en rupture totale avec la société (études, école, anciens amis, activités de loisirs, culturelles et sportives) au nom de leur conversion à l'islam, et qui allaient jusqu'à renier leurs propres familles. Les parents m'appelaient à ce moment-là, sur ce constat de transformation, de désaffiliation. Il s'agissait dans bien des cas de jeunes filles éduquées, suivant par exemple des études de médecine.

Lorsque nous avons entamé notre recherche avec les parents, nous avons reçu une subvention du ministère de l'intérieur qui nous a demandé de produire un rapport pour tenter de comprendre ce phénomène. C'est à ce titre que nous avons institué les premiers indicateurs d'alerte, sur lesquels je travaillais déjà depuis deux ans. Ces indicateurs ont vocation à permettre d'opérer une distinction entre ce qui relève d'un islam compatible avec la liberté de conscience, la laïcité et les valeurs de la République, et ce qui s'apparente à un début de radicalisme.

J'ai eu l'occasion d'aborder toutes ces problématiques dans plusieurs ouvrages étudiant différents domaines. J'y montre notamment que quand il s'agit des Juifs et des Chrétiens, on sait grosso modo où placer le curseur de l'extrémisme, mais pas quand il s'agit des musulmans. Je dénonce ainsi, dans tous mes ouvrages, un double dysfonctionnement, à la fois laxiste, qui consiste à valider le comportement radical comme si c'était le produit de l'islam, en le banalisant presque, et discriminatoire car finalement on se montre plus exigeant envers des musulmans pratiquants, comme si la pratique de l'islam allait forcément dévier sur quelque chose de radical. Ce double dysfonctionnement, à la fois laxiste et discriminant, a eu pour conséquences d'autres dysfonctionnements dans toutes les institutions. Cela a suscité beaucoup de questions : à partir de quand sort-on du champ de la protection de la liberté de conscience et de la pratique du culte ? À partir de quand cela devient-il dangereux ?

J'avais présenté le produit de cette recherche deux ans auparavant à Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, mais cette question ne l'avait pas intéressé, contrairement à son successeur. J'ai donc transmis cette recherche, intitulée La métamorphose du jeune opérée par les nouveaux discours terroristes3(*), à titre gratuit, au ministère. J'y définis ces fameux indicateurs d'alerte, qui sont aujourd'hui repris par toutes les institutions et par le site stop-djihadisme4(*).

Ils fonctionnent très bien, puisqu'on compte actuellement 9 000 appels, dont 4 500 via le numéro vert et 4 500 via les préfectures. Ce numéro vert, installé et tenu par l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT), a énormément fonctionné. Je reviens d'une tournée internationale dans plusieurs pays (Australie, Canada, Belgique, Suisse, États-Unis) au cours de laquelle on m'a demandé de transmettre la méthode de déradicalisation que l'on expérimente actuellement, car elle les intéresse beaucoup. Mes interlocuteurs disent qu'eux-mêmes n'ont pas su déradicaliser correctement, et encore moins signaler des jeunes avant qu'ils ne basculent dans le djihadisme. Nous sommes en effet le seul pays à avoir signalé 9 000 jeunes avant qu'ils ne tombent totalement dans la radicalisation.

Mais notre système pâtit en revanche d'un gros inconvénient : on ne touche pas de façon significative les classes les plus populaires. Cela tient à mon sens au fait que, lorsqu'un parent signale son enfant, il sait qu'il l'expose à une fiche de classement - pas une fiche S - avec une enquête préliminaire nécessaire pour vérifier sa radicalité et ses éventuels liens avec les recruteurs. Quand vous êtes un couple de professeurs éduqués, vous faites confiance aux institutions étatiques, et vous ne craignez pas l'injustice. À l'inverse, les gens des quartiers populaires, quelle que soit leur origine, se défient des pouvoirs publics et craignent une stigmatisation qui rejaillirait sur l'ensemble de la famille et qui pourrait se traduire par des injustices. Le bruit court en effet que les frères ou soeurs qui présentent les concours de la gendarmerie ou de l'éducation nationale sont systématiquement recalés s'ils appartiennent à une famille qui a composé le numéro vert.

Du coup, on ne touche que la partie émergée de l'iceberg : des quantités de familles n'osent pas appeler. C'est pourquoi je dresse un bilan positif de notre action, tout en estimant qu'elle doit encore être affinée pour toucher davantage les classes populaires. Il faut aussi renforcer la formation des travailleurs sociaux qui travaillent en banlieue, car il existe une difficulté à faire la différence entre islam et radicalisme, notamment de la part des acteurs de terrain (animateurs et éducateurs de rue, psychologues...). Faute de disposer des outils nécessaires, ceux-ci n'osent généralement pas diagnostiquer une radicalisation parce qu'ils ont souvent peur de stigmatiser certaines populations.

Dans ce contexte, le CPDSI a été le seul candidat à répondre à un appel d'offres pour une durée d'un an, destiné à transmettre des outils à toutes les équipes anti-radicalité des préfectures, de façon à constituer un véritable maillage territorial et à les rendre autonomes dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. J'ai donc quitté mon cabinet pendant un an pour accomplir cette mission.

Le dispositif a vraiment bien fonctionné, puisque le nombre de familles à nous contacter est passé de 300 en 2014 à 700 en 2015, soit 1 000 familles au total. Il s'agissait de saisines directes des familles mais, compte tenu de l'ampleur du dispositif, nous avons souhaité que les familles saisissent les préfectures. Nous avons donc arrêté les saisines directes des familles à partir des attentats de novembre, car nous avons été submergés d'appels, et nous voulions aussi que les familles comprennent qu'elles devaient désormais saisir directement les préfectures. Il faut que la saisine institutionnelle se mette en place et coordonne tous les cas de radicalité.

J'ai refusé les 600 000 euros que l'on me proposait pour prolonger cette mission d'une année (reconduction automatique de l'appel d'offres). Malgré ce budget qui paraît important, nous sommes une équipe de seulement six salariés pour couvrir toutes les préfectures de France, y compris dans les DOM-TOM. C'est un effectif bien limité pour suivre les 1 000 familles qui nous ont contactés depuis toute la France. Nous avons en particulier un très gros poste de dépenses de transport, car nous prenons en charge les déplacements des familles, et nous nous heurtons à des contraintes de sécurité très importantes, dans la mesure où nous sommes repérés par Daech qui cherche à nous atteindre.

C'est pourquoi nous faisons partie des dix personnes en France sous UCLAT 2, ce qui implique une présence permanente de six policiers. Nous n'avons pas le droit d'avoir des locaux fixes, nous devons en louer des différents chaque jour pour éviter d'être repérés, ce qui est forcément très coûteux, notamment à Paris. Normalement, on n'annonce jamais publiquement ma venue.

Je vais maintenant vous livrer les conclusions que j'ai retirées de l'étude des conversations avec les 1 000 jeunes qui nous ont été signalés, dont 600 filles. 60 % des parents appellent pour signaler la radicalisation d'une fille, et non d'un garçon. Sans doute cette proportion s'explique-t-elle parce qu'elles sont plus surveillées que les garçons, et parce que les signes de leur radicalisation sont aussi plus visibles que ceux d'un garçon : le jilbab, vêtement couvrant qui enlève les contours identitaires et qui est donc très voyant, en est le signe le plus visible, mais on peut aussi citer la baisse du niveau scolaire, ou l'arrêt de toute activité sportive ou artistique. En outre, la seconde hypothèse est que l'inconscient collectif pense qu'il est plus facile de déradicaliser une fille qu'un garçon. On le constate également au niveau du traitement en préfecture. Un garçon est ainsi plus facilement placé sous dossier DGSI en surveillance, sans que l'on nous mandate, partant du principe qu'il est impossible de le déradicaliser, ce qui est faux de mon point de vue : je pense que tout dépend du niveau de radicalité et de l'ancienneté du processus de radicalisation, plutôt que du genre.

L'étude des conversations des 600 jeunes filles avec leur recruteur ou leur groupe radical permet de comprendre comment le basculement s'opère, ce dont je vais maintenant vous parler.

On peut trouver certains de ces éléments dans notre rapport 2015, consultable en ligne, mais nous ne pouvons pour autant pas tout divulguer de nos travaux, car les gens de Daech s'en servent pour s'adapter et cela peut nous desservir dans ce combat acharné que nous livrons pour récupérer les jeunes, qui peut durer des mois et des mois.

L'une des grandes différences entre Daech et Al-Qaïda est que Daech possède un territoire, qu'il veut peupler : il recrute donc des jeunes femmes pour faire des enfants et des futurs soldats, mais pas dans un objectif de combat, alors que beaucoup de Françaises djihadistes voudraient combattre, comme si l'égalité homme/femme avait quand même laissé des traces... C'est aussi la première fois qu'un groupe terroriste attire des adolescents pour les entraîner précocement, et fait des vidéos de propagande expliquant aux jeunes qu'ils ne manqueront de rien dans le giron de Daech, et notamment pas des barres chocolatées telles que les Kit Kat® qu'ils montrent à l'envi sur ces vidéos.

On assiste également à une individualisation de l'embrigadement. Du temps d'Al-Qaïda, il avait une grande cause unique qui justifiait l'engagement : l'imposition de la charia dans le monde.

Aujourd'hui, on constate un affinement des techniques d'embrigadement pour toucher des jeunes filles différentes, notamment celles qui n'ont pas vécu l'immigration. Ce phénomène est favorisé par Internet et les réseaux sociaux, qui facilitent la communication et permettent d'arriver masqué au moment de ce que j'appelle la phase d'hameçonnage.

Toutefois, contrairement à ce que l'on pourrait penser et à ce qu'elles racontent, les jeunes filles ne vont pas directement consulter les sites djihadistes. Leur embrigadement est beaucoup plus insidieux. Les recruteurs se présentent masqués, comme des amis, des séducteurs, des étudiants, des professeurs. Ils établissent un lien avec la jeune fille pour la faire parler d'elle et étudier son profil psychologique, ce qui est nouveau aussi. Les jeunes filles se confient facilement et, parmi les cas rencontrés, on constate qu'elles se trouvent souvent dans une situation de fragilité, à différents degrés. Cela peut être une simple rupture amoureuse, une baisse du niveau scolaire, ou bien des fragilités plus importantes passant par une dépression, de l'anorexie, une démarche de scarification ou le fait d'avoir été victime d'abus sexuels.

Dans tous les cas, le recrutement est permis par la rencontre entre un malaise passager et un discours adapté à ce malaise, car le recruteur va proposer un projet correspondant au besoin inconscient de la jeune fille.

J'ai distingué trois vecteurs principaux de recrutement pour les filles.

Le premier cas, celui que j'appelle le « mythe de mère Theresa », est celui qui passe par Facebook ou d'autres réseaux sociaux. La jeune fille affiche sur Facebook son intention de faire un métier altruiste (infirmière, médecin, assistante sociale, voire la haute administration), pour contribuer à remédier à l'injustice de la société.

Pour ces jeunes filles-là, le recruteur ne parle pas de l'islam. La technique de hameçonnage passe par le fait de montrer des vidéos plus ou moins truquées d'enfants gazés par Bachar el-Assad, ainsi que divers sévices et tortures subis par les enfants dans différents endroits du monde entier. L'accroche commence comme cela. L'idée est de placer la jeune femme dans un environnement anxiogène, avec des émotions négatives, en lui disant qu'elle ne risque pas d'améliorer le monde en devenant assistante sociale, dès lors que la communauté internationale ne bouge pas quand il s'agit de musulmans. On bascule vite alors dans la théorie complotiste : le recruteur explique à la jeune femme que des sociétés secrètes basées en Israël, telles que les Iluminati, ont acheté le monde entier, pris le pouvoir et endorment les gens de la société avec qui elle veut travailler. Il la convainc ensuite qu'elle a été élue par Dieu pour faire preuve de discernement, ce qui explique le décalage qu'elle ressent entre elle et les autres filles de son âge, superficielles.

L'étape suivante consiste à la persuader que seul l'islam véridique - pas celui pratiqué par les musulmans, endormis aussi - est capable de combattre les forces obscures des Illuminati qui nous envahissent de tous côtés. Les recruteurs parviennent ainsi à retourner les valeurs altruistes de ces jeunes femmes et à les enfermer dans un processus d'isolement et de dissolution dans le groupe. On constate alors, de la part de ces jeunes filles, des postures de rejet de leur entourage, de fuite et, enfin, le basculement dans la radicalité. Elles sont à ce moment-là convaincues que seule une confrontation finale pourra régénérer la société. C'est là que l'on bascule dans un projet d'extermination de tous ceux qui ne sont pas « élus ».

La deuxième accroche suit le même processus, mais de façon encore plus perverse. Elle vise les jeunes filles qui ont besoin de protection. Celles-ci ont souvent été victimes de violences physiques ou psychiques, d'abus sexuels, ou d'une simple agression dans la cour de récréation, mais qui aura laissé un traumatisme refoulé parce que d'autres événements familiaux graves l'auront occultée (par exemple, la énième crise cardiaque du père qui a mobilisé toute la famille). Dans ce cas, les recruteurs parviennent à convaincre les jeunes filles que les vêtements couvrants (jilbab5(*), niqab6(*), sitar7(*)) sont une protection contre le monde extérieur. Il s'agit en réalité de détruire les contours identitaires des jeunes femmes, afin que leur identité singulière soit dissoute par le groupe.

Au cours de mes entretiens, j'ai pu constater la difficulté de ces jeunes femmes à ôter ces vêtements couvrants qu'elles perçoivent réellement comme une armure, une carapace contre le monde extérieur, voire comme un « doudou ». Pour le remplacer par un simple foulard (hijab), cela nous prend plusieurs mois, avec des conséquences physiques pour elles. Si l'on pousse l'analyse psychologique un peu plus loin, on se rend compte que, au-delà de cette impression de protection, ce vêtement couvrant leur offre un sentiment de fusion à l'intérieur du groupe des femmes radicalisées. Elles ont l'impression d'être les mêmes, interchangeables tant elles se ressemblent. Elles voient dans l'autre un autre « moi ». Elles se sentent alors invincibles tant elles sont fusionnelles, elles disent n'avoir plus peur de rien.

Il ne faut pas négliger la puissance de ce sentiment, car c'est la nostalgie de cette fusion au sein du groupe qui peut les faire replonger, par exemple après un an et demi de séances de déradicalisation. J'en retire la conclusion que l'embrigadement relationnel, qui repose sur un sentiment d'exaltation du groupe, est presque plus fort que l'embrigadement idéologique. Bien sûr, les deux sont liés. Le risque de replonger peut être favorisé par le sentiment de solitude qu'elles peuvent alors ressentir.

J'appelle cela le « mythe de la belle et du prince barbu ». En effet, immédiatement, en plus du vêtement couvrant, le recruteur fait miroiter à la jeune fille un homme protecteur, un héros barbu qui va sacrifier sa vie pour remplacer l'impuissance de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Enfin, le modèle de la non-mixité stricte la mettant à l'abri de toute violence lui est présenté comme la troisième forme de protection qui lui est offerte.

Il est surprenant de voir comment ces jeunes filles peuvent adhérer à une telle vision du monde. Or, elles se font toutes systématiquement berner, car, une fois qu'elles arrivent sur zone, elles se retrouvent parquées dans un « maqar » (maison fermée) avec des femmes de tous les pays, où elles n'ont ni à boire, ni à manger. Pour en sortir, elles sont contraintes d'épouser le premier venu, qui peut avoir quarante ans de plus qu'elles. C'est une véritable traite des femmes.

Si des couples ont réussi à s'échapper, aucune femme ne revient vivante, seule, des camps de Daech, car elles ne peuvent pas se déplacer sans être accompagnées. Il n'existe à ce jour, à ma connaissance, qu'une seule rescapée ayant réussi à s'échapper par ses propres moyens, par miracle. C'est la jeune Hanane, dont je parle dans mon ouvrage La vie après Daesh8(*), qui a été incarcérée cinq mois car elle a refusé le mariage. Elle attend son jugement depuis un an. Elle est devenue repentie9(*) pour expliquer le vrai visage de Daech aux filles radicalisées.

Une deuxième fille, la fameuse Sophie, a pu s'évader, mais avec un soutien extérieur. Son mari a payé 35 000 euros et elle a bénéficié d'une aide de l'armée syrienne et de plusieurs acteurs de terrain qui sont parvenus à l'exfiltrer.

Le troisième cas type de hameçonnage repose sur ce que j'appelle « Daechland », la recherche d'un monde utopique, sans voleur, ni violeur, avec une vraie justice sociale. Ils appellent cela la hijra. Dans ce cas, les recruteurs montrent des vidéos d'un monde idéal avec des manèges, des ballons et des enfants, univers copié sur Al-Nosra. Ils ont en effet compris que les recruteurs d'Al-Nosra attireraient davantage de candidats en affichant un monde utopique de fraternité plutôt qu'en exhibant des têtes coupées - même si c'est Daech, étant plus riche, plus visible et plus organisé qui récupère in fine les jeunes.

Ces trois mythes fonctionnent très bien. La jeune Hanane partait pour une communauté de substitution. Étudiante en droit économique, elle a subi plusieurs échecs dans sa vie. Le psychologue-expert qui a évoqué son cas au tribunal parle de « trou béant d'amour ». Les rabatteurs de Daech l'ont attirée en la réconfortant, en la valorisant. Mais elle s'est déradicalisée toute seule en arrivant sur zone, quand elle a subi les menaces de mort si elle ne se mariait pas, l'incarcération, sans même un Coran (il y a des Corans dans nos prisons françaises !), et la présence des rats pour seuls compagnons pendant cinq à six mois.

Ce qui est terrifiant, quelle que soit la technique de hameçonnage employée, c'est que la déshumanisation des femmes s'avère tout aussi forte que celle des hommes au bout du processus de radicalisation. La jeune radicalisée est convaincue, dans sa vision du monde paranoïaque, que tous les gens autour d'elle sont endormis ou complices de ces forces obscures. Elle rentre ainsi dans une double déshumanisation : celle d'elle-même et de ses victimes.

J'ai rencontré beaucoup de jeunes femmes qui demandaient à leur mari d'aller s'inscrire sur la liste des martyrs, les menaçant de divorcer s'ils n'allaient pas se faire exploser. Autrement dit, ces filles n'aiment plus leur mari car elles ne les perçoivent plus comme des êtres humains. Je pense en particulier à un jeune couple athée ; ils se sont radicalisés ensemble. Ce cas m'a marquée, car la jeune fille était très déshumanisée. On a échoué à la récupérer. Elle a aimé un homme pendant deux ans. Ils ont rejoint ensemble Daech. Lui était handicapé. Alors qu'elle était revenue en France mais que son mari était resté sur zone, j'ai essayé de la convaincre de persuader son époux de rentrer pour être incarcéré en France, car il se mourait là-bas d'une infection généralisée. Mais elle m'a répondu que, grâce à Dieu, elle l'avait convaincu de s'inscrire sur la liste des martyrs.

Je me suis heurtée à une femme qui n'aimait plus son mari en tant qu'être humain, mais qui aimait l'idée qu'il se sacrifie pour la cause. Elle n'avait plus aucun sentiment humain. Elle avait atteint ce stade de la radicalisation qui perçoit la relation humaine comme un parasite de la mission divine. C'est la définition du fanatisme : l'idéologie englobe les affects et l'entité de la personne qui n'existe plus. Seule la cause existe.

Car Daech ne fait pas que tuer. Il bouleverse aussi nos repères émotionnels et civilisationnels, puisqu'il coupe ses victimes en morceaux pour leur ôter tout aspect humain et empêcher tout sentiment de culpabilité à leur égard. Cette technique était déjà employée par les nazis, qui brûlaient leurs victimes. Et il ne faut pas penser que le fait d'être une femme protège de cette déshumanisation : j'ai entendu parler par des parents de plusieurs étudiantes, de familles athées qui, au bout de quelques semaines sur zone, brandissaient des têtes coupées et apprenaient à leurs bébés à peine âgés d'un an à jouer au foot avec ces têtes coupées, en arborant des sourires comme si elles étaient au septième ciel.

C'est vraiment terrifiant, parce qu'au début du processus de radicalisation, ces jeunes femmes souhaitaient être infirmières et disaient ne pas supporter de voir mourir des enfants par la faute de Bachar el-Assad. Or, quelques mois après seulement, elles brandissaient des têtes, comme s'il s'agissait de ballons. Comment passe-t-on de la volonté de sauver des enfants gazés par Bachar el-Assad à l'idée que tous ceux qui ne vont pas sauver ces enfants ne sont que de simples choses et qu'il faut les exterminer à notre tour, dans une vision paranoïaque du monde ? C'est cette bascule que j'étudie.

Daech n'est pas une secte, je n'ai jamais dit cela, n'en déplaise aux journalistes, mais bien un mouvement totalitaire avec un projet d'extermination externe et de purification interne. Je rappelle que sur leur monnaie, ils représentent le monde entier. Leur idée est bien de conquérir le monde et de le purifier en exterminant tous ceux qui ne font pas allégeance à Daech, musulmans compris.

En revanche, je maintiens que les rabatteurs francophones utilisent des techniques liées aux mouvements sectaires en matière d'embrigadement relationnel et idéologique, car ils isolent le jeune, dissolvent sa singularité dans le groupe et remplacent raison par répétition et mimétisme.

Mais, s'agissant des femmes, la principale difficulté à laquelle on se trouve aujourd'hui confronté concerne l'engagement de nombreuses jeunes filles dans les mouvements salafistes piétistes. Ceux-ci dénoncent Daech - et en sont aussi une cible - car ils n'acceptent pas la violence et interdisent de tuer les autres.

La question salafiste pose un vrai problème dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. En effet, sur les 300 jeunes récupérés par la police à la frontière pour partir faire le djihad et que j'ai suivis de près dans le cadre de la méthode de déradicalisation, 50 % ont été sensibles au discours salafiste avant d'être recrutés par Daech. Force est de constater que le mouvement salafiste utilise l'embrigadement relationnel de la même façon que Daech : le discours complotiste et sur la non-mixité, l'isolement du jeune, la désocialisation, la dissolution de son identité au sein du groupe, notamment à travers les vêtements couvrants pour ce qui concerne les femmes, la rupture avec le monde réel... Pourtant, si les méthodes sont comparables, l'embrigadement idéologique est différent.

La principale différence entre Daech et les salafistes tient à ce que le premier imagine le Prophète comme un homme conquérant et sanguinaire, imposant la loi de Dieu comme la seule loi possible pour le monde entier, quand les salafistes le voient comme un homme pieu, sage, non violent, même s'ils pensent aussi que seule la loi de Dieu doit régir le monde. Résultat : chacun pense être fidèle au Prophète et s'identifie à la représentation qu'il en a. D'où la différence entre la violence et la non-violence. Mais les autres processus précédemment décrits sont les mêmes.

Du côté salafiste, le fait d'habituer le jeune au suivisme du groupe favorise d'ailleurs le travail de Daech qui peut ainsi récupérer plus facilement des jeunes qui ne pensent plus, qui sont déjà en position d'automates, et dont l'individualité est absorbée au sein du groupe. Ensuite les rabatteurs retournent ces jeunes contre les salafistes en leur expliquant qu'il faut créer un pays par les armes, et que le hijra passe par le djihad.

J'en profite ici pour faire un aparté sur la problématique préoccupante des salafistes piétistes qui refusent de mettre leurs enfants à l'école publique, pour les inscrire dans des écoles salafistes, parfois situées à l'étranger : cela risque de nous éclater à la figure et la gestion en sera forcément très complexe le moment venu.

C'est un vrai problème, car ces groupes salafistes sont très nombreux mais les politiques, de droite comme de gauche, n'y ont pas prêté la moindre attention car ces groupes ne sont pas subversifs au niveau politique. On se fichait de ce qu'ils faisaient chez eux. Ils pouvaient prendre plusieurs femmes, ne pas voter, dire que la musique éloigne de Dieu... Ils ont ainsi eu la possibilité de s'installer et de réinterpréter l'islam sur la base des principes de non-mixité et de communautarisme, ils ont banalisé le jilbab à la place du foulard.

Il y a eu un débat au moment de la loi sur le niqab. Si j'étais en faveur d'une loi pour interdire ce dernier, j'avais insisté pour ne pas la fonder sur le principe de laïcité, parce que cela revenait à valider le niqab comme un attribut religieux. Or, c'est un vêtement sectaire, totalitaire, et en le présentant comme un produit de l'islam, on valide l'interprétation des salafistes.

Quand les parents d'une adolescente m'appellent en disant « ma fille de douze ans est contre Daech, mais elle a arrêté l'école, parce qu'elle pense qu'on y enseigne le diable. Elle ne veut plus écouter de musique car elle pense que c'est le diable qui entre dans ses oreilles, elle ne veut plus regarder d'image, elle a arraché nos rideaux parce qu'elle voyait le diable dans leur motif, elle voit le diable partout, même dans les tableaux de Klimt car il y a des triangles, elle considère que nous ne sommes plus ses parents, on ne la reconnaît plus », cela pose un vrai problème pour nous tous.

En effet, ces jeunes salafistes sont coupés de tout, mais non violents. Ils ne rentrent pas dans les 9 000 appels, même si la police est très inquiète. Juridiquement, on ne peut rien faire contre eux tant qu'ils ne présentent pas un danger pour la société. Mais on garde un oeil sur eux malgré tout, car on sait qu'ils risquent de basculer dans la radicalité - pour une bonne partie d'entre eux si l'on en croit nos chiffres. Et s'ils ne basculent jamais dans la violence, que deviendront-ils ? Ils n'ont plus aucune valeur commune avec personne. Leur façon de vivre consiste à s'enfermer dans une bulle. Lorsqu'ils ont des enfants, ils refusent de les confier aux grands-parents, quelle que soit la confession de ces derniers, de peur qu'ils ne « contaminent » l'enfant. Au mieux, je parviens à négocier une heure entre les grands-parents et les enfants, en présence des parents. De même, les enfants des salafistes n'ont pas le droit d'aller au bac à sable, car leurs parents estiment qu'ils s'exposeraient alors à l'impureté au contact des autres enfants non-véridiques...

Je ne parle pas de ce père musulman qui coupe la tête des poupées, des papillons qui ornent le mobile de ses enfants et de leurs « doudous », ce qui m'a valu des tensions avec le juge des enfants, ce dernier estimant que si cet homme est un musulman très pratiquant, la République garantit la liberté de conscience...

Pour toutes ces raisons, j'ai entamé une recherche sur le parcours de vie des enfants salafisés, avec l'aide de leurs parents, afin d'identifier des facteurs de risque et de protection et de pouvoir avancer sur cette question. Nous n'avons à l'heure actuelle aucune entrée juridique sur cette question.

Cette population salafiste est énorme. Elle ne pose pas de bombe, du moins pour le moment, mais il faut faire bien attention à ce qu'elle ne bascule pas dans la radicalité.

1 commentaire :

Le 23/12/2020 à 14:18, aristide a dit :

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"Surtout, j'ai quitté la Protection judiciaire au moment où l'administration centrale avait édité une circulaire recommandant d'ôter le porc des repas collectifs des hébergements, parce qu'elle estimait qu'une telle évolution permettrait de contrer la revendication de viande hallal qui émergeait déjà à cette époque. "

C'est interdit de manger du cochon maintenant dans l'administration ?

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