Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui Dounia Bouzar, docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam, ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman, dans le cadre de nos auditions sur le thème « Femmes et laïcité ».
Nous poursuivons donc ce matin un travail que nous avons commencé en mars-avril 2015 en auditionnant sur l'actualité de la loi de 1905 une philosophe, un spécialiste de sciences politiques et une historienne.
Puis, le 14 janvier 2016, nous avons organisé une réunion intitulée « L'égalité entre les femmes et les hommes contre les extrémismes religieux ». Nous avons donné la parole à des femmes qui, engagées dans leurs confessions respectives, demandent qu'une place plus importante soit faite aux femmes dans leur religion.
Une telle évolution passe, nous l'avons vu, par une lecture critique de textes fondateurs, alors même que l'interprétation qui en est faite actuellement conforte un regard traditionnel et inégalitaire sur les femmes. Cette revendication concerne toutes les religions.
Nous avons tenu à vous entendre parce que vous concluez un documentaire diffusé en 2007 sur Arte, intitulé Le prophète et les femmes, par une phrase qui s'inscrit très bien dans notre recherche : « Ce sont les hommes qui ont fait parler l'islam pendant des siècles. Voyons ce que les femmes peuvent en faire ! »
Si vous le voulez bien, nous allons vous donner la parole pour une intervention introductive puis nous aurons un échange de questions-réponses.
docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM). - Je voudrais commencer mon propos en vous rappelant mon parcours, puis je vous parlerai de la radicalisation croissante des jeunes femmes et de leur engagement auprès de Daech. Je suis la seule chercheure aujourd'hui à avoir accès à l'ensemble du processus de radicalisation. Les autres chercheurs parlent aux jeunes djihadistes une fois qu'ils sont déjà sur zone, donc après que leur système cognitif a changé. Pour notre part, au CPDSI, de par notre fonction, nous avons accès à tous les petits pas, à toutes les étapes de l'engagement djihadiste, ce qui nous permet d'étudier comment s'opère le basculement dans la radicalité, pour les femmes notamment.
Je suis une « vieille » femme de terrain, avec dix-huit ans d'expérience, notamment comme éducatrice du ministère de la justice. Parallèlement, j'ai repris mes études après avoir élevé mes trois enfants. Je suis donc également une « jeune » universitaire, très attachée à conserver le lien entre la théorie et la pratique. J'ai d'ailleurs créé une méthodologie qui m'est propre, la « recherche-action » : elle consiste à toujours partir des gens du terrain pour leur faire dresser un état des lieux, leur faire préciser le changement auquel ils aspirent, et ensuite les faire travailler sur les concepts pour faire évoluer les choses.
J'ai quitté le ministère de la justice lorsque j'ai eu mon doctorat. J'étais alors chargée de laïcité auprès de la Protection judiciaire de la jeunesse, et j'estimais ne pas disposer de suffisamment de marges de manoeuvre pour exercer mon activité. Surtout, j'ai quitté la Protection judiciaire au moment où l'administration centrale avait édité une circulaire recommandant d'ôter le porc des repas collectifs des hébergements, parce qu'elle estimait qu'une telle évolution permettrait de contrer la revendication de viande hallal qui émergeait déjà à cette époque. La motivation était compréhensible, mais j'ai trouvé cette démarche contre-productive. Au contraire, je suis convaincue que maintenir le porc dans des établissements fermés est déjà une façon de gérer la laïcité au quotidien. Rien de tel qu'apprendre à un jeune qu'il peut ne pas manger de porc, mais que son voisin en a le droit, et réciproquement.
J'ai donc fondé mon propre cabinet, avec ma fille, pour travailler sur ces sujets de manière libre. Depuis huit ans, notre entreprise d'expertise prodigue ses conseils aussi bien aux institutions du public que du privé, en s'appuyant sur la méthode de « recherche-action » dont je vous ai parlé.
J'ai beaucoup travaillé avec des femmes. Tous mes écrits ont beaucoup concerné les femmes, notamment les musulmanes socialisées à l'école de la République, et qui ont appris à passer de la culture du clan - celle du Maghreb à l'origine - à celle du « je ». Cette démarche fondamentale leur a permis de se forger leur propre compréhension des textes religieux. J'ai ainsi beaucoup étudié comment le fait de passer de la culture du clan à celle du « je » influait sur la compréhension des textes religieux. Je rappelle qu'un anthropologue ne fait pas de théologie, mais étudie la relation des hommes avec la compréhension de ces textes. Avec les femmes, j'étais au coeur de mon sujet puisque elles se sont réapproprié l'interprétation des textes musulmans au-delà de leur clan.
Le fait d'apprendre à dire « je » était pour ces femmes la source de deux changements :
- premièrement, ce n'était plus le clan qui définissait les prescriptions de l'islam. C'était donc les femmes, en tant qu'individus, qui commençaient à penser et à s'interroger par elles-mêmes sur ce qui était sacré et ne l'était pas. Elles comprenaient alors que l'interprétation humaine est influencée par le vécu et la culture. Ainsi, le passage de la soumission au clan au « je » apporte la dimension fondamentale de la subjectivité humaine pour la compréhension d'une religion, car ce qui mène à la violence, c'est d'imaginer que l'on détient la vérité. Or, la prise de conscience que toute interprétation est toujours humaine est décisive pour assoir la compatibilité entre modernité et religion ;
- deuxièmement, ces femmes ont pris conscience de la différence entre la subjectivité humaine de la compréhension et ce qui relève de la culture, ce qui leur a permis de se détacher de la culture maghrébine. Elles passaient ainsi par le religieux pour remettre en question les traditions passéistes de la culture maghrébine.
J'ai beaucoup accompagné ce travail, qui n'a malheureusement pas toujours été bien compris et soutenu par la société française, ni par les associations féministes, car ces femmes passaient par la religion pour remettre en cause la tradition. L'opinion française avait l'impression que tant qu'elles ne se détacheraient pas du religieux, elles ne pourraient pas revendiquer l'autonomie de penser. Elles se sont donc trouvées bien seules...
J'ai la nostalgie de cette époque, car aujourd'hui, ce genre de femme se fait beaucoup plus rare. Je crois que vous avez entendu récemment Hanane Karimi1(*). Au contraire, ces femmes se trouvent isolées, peu nombreuses, et n'osent plus se montrer. Il me semble que c'est une époque que nous avons ratée au niveau sociétal. Il aurait fallu accompagner ces femmes plutôt que de les stigmatiser. Elles souhaitaient mener des études et jouer un rôle dans la société pour être de bonnes musulmanes plutôt que rester dans leur cuisine, elles ressortaient des hadith et des versets du Coran empoussiérés par les hommes pour revendiquer une vie plus indépendante.
J'ai quitté mon cabinet pendant un an, à la demande du ministre de l'intérieur, et j'ai fondé le CPDSI. Cette association résulte au départ d'une initiative lancée par une soixantaine de parents, notamment issus de la classe moyenne, qui m'avaient contactée après la publication de mon ouvrage Désamorcer l'islam radical2(*), dans lequel je tentais de comprendre pourquoi le discours radical faisait de plus en plus autorité, sur un public toujours plus nombreux, notamment féminin, après avoir été un phénomène isolé. Je partais de l'hypothèse que si un discours fait autorité, c'est qu'il fait sens à un moment donné.
L'idée était de créer une plateforme d'échanges avec les parents, dont beaucoup se préoccupaient du comportement de leurs filles, en rupture totale avec la société (études, école, anciens amis, activités de loisirs, culturelles et sportives) au nom de leur conversion à l'islam, et qui allaient jusqu'à renier leurs propres familles. Les parents m'appelaient à ce moment-là, sur ce constat de transformation, de désaffiliation. Il s'agissait dans bien des cas de jeunes filles éduquées, suivant par exemple des études de médecine.
Lorsque nous avons entamé notre recherche avec les parents, nous avons reçu une subvention du ministère de l'intérieur qui nous a demandé de produire un rapport pour tenter de comprendre ce phénomène. C'est à ce titre que nous avons institué les premiers indicateurs d'alerte, sur lesquels je travaillais déjà depuis deux ans. Ces indicateurs ont vocation à permettre d'opérer une distinction entre ce qui relève d'un islam compatible avec la liberté de conscience, la laïcité et les valeurs de la République, et ce qui s'apparente à un début de radicalisme.
J'ai eu l'occasion d'aborder toutes ces problématiques dans plusieurs ouvrages étudiant différents domaines. J'y montre notamment que quand il s'agit des Juifs et des Chrétiens, on sait grosso modo où placer le curseur de l'extrémisme, mais pas quand il s'agit des musulmans. Je dénonce ainsi, dans tous mes ouvrages, un double dysfonctionnement, à la fois laxiste, qui consiste à valider le comportement radical comme si c'était le produit de l'islam, en le banalisant presque, et discriminatoire car finalement on se montre plus exigeant envers des musulmans pratiquants, comme si la pratique de l'islam allait forcément dévier sur quelque chose de radical. Ce double dysfonctionnement, à la fois laxiste et discriminant, a eu pour conséquences d'autres dysfonctionnements dans toutes les institutions. Cela a suscité beaucoup de questions : à partir de quand sort-on du champ de la protection de la liberté de conscience et de la pratique du culte ? À partir de quand cela devient-il dangereux ?
J'avais présenté le produit de cette recherche deux ans auparavant à Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, mais cette question ne l'avait pas intéressé, contrairement à son successeur. J'ai donc transmis cette recherche, intitulée La métamorphose du jeune opérée par les nouveaux discours terroristes3(*), à titre gratuit, au ministère. J'y définis ces fameux indicateurs d'alerte, qui sont aujourd'hui repris par toutes les institutions et par le site stop-djihadisme4(*).
Ils fonctionnent très bien, puisqu'on compte actuellement 9 000 appels, dont 4 500 via le numéro vert et 4 500 via les préfectures. Ce numéro vert, installé et tenu par l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT), a énormément fonctionné. Je reviens d'une tournée internationale dans plusieurs pays (Australie, Canada, Belgique, Suisse, États-Unis) au cours de laquelle on m'a demandé de transmettre la méthode de déradicalisation que l'on expérimente actuellement, car elle les intéresse beaucoup. Mes interlocuteurs disent qu'eux-mêmes n'ont pas su déradicaliser correctement, et encore moins signaler des jeunes avant qu'ils ne basculent dans le djihadisme. Nous sommes en effet le seul pays à avoir signalé 9 000 jeunes avant qu'ils ne tombent totalement dans la radicalisation.
Mais notre système pâtit en revanche d'un gros inconvénient : on ne touche pas de façon significative les classes les plus populaires. Cela tient à mon sens au fait que, lorsqu'un parent signale son enfant, il sait qu'il l'expose à une fiche de classement - pas une fiche S - avec une enquête préliminaire nécessaire pour vérifier sa radicalité et ses éventuels liens avec les recruteurs. Quand vous êtes un couple de professeurs éduqués, vous faites confiance aux institutions étatiques, et vous ne craignez pas l'injustice. À l'inverse, les gens des quartiers populaires, quelle que soit leur origine, se défient des pouvoirs publics et craignent une stigmatisation qui rejaillirait sur l'ensemble de la famille et qui pourrait se traduire par des injustices. Le bruit court en effet que les frères ou soeurs qui présentent les concours de la gendarmerie ou de l'éducation nationale sont systématiquement recalés s'ils appartiennent à une famille qui a composé le numéro vert.
Du coup, on ne touche que la partie émergée de l'iceberg : des quantités de familles n'osent pas appeler. C'est pourquoi je dresse un bilan positif de notre action, tout en estimant qu'elle doit encore être affinée pour toucher davantage les classes populaires. Il faut aussi renforcer la formation des travailleurs sociaux qui travaillent en banlieue, car il existe une difficulté à faire la différence entre islam et radicalisme, notamment de la part des acteurs de terrain (animateurs et éducateurs de rue, psychologues...). Faute de disposer des outils nécessaires, ceux-ci n'osent généralement pas diagnostiquer une radicalisation parce qu'ils ont souvent peur de stigmatiser certaines populations.
Dans ce contexte, le CPDSI a été le seul candidat à répondre à un appel d'offres pour une durée d'un an, destiné à transmettre des outils à toutes les équipes anti-radicalité des préfectures, de façon à constituer un véritable maillage territorial et à les rendre autonomes dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. J'ai donc quitté mon cabinet pendant un an pour accomplir cette mission.
Le dispositif a vraiment bien fonctionné, puisque le nombre de familles à nous contacter est passé de 300 en 2014 à 700 en 2015, soit 1 000 familles au total. Il s'agissait de saisines directes des familles mais, compte tenu de l'ampleur du dispositif, nous avons souhaité que les familles saisissent les préfectures. Nous avons donc arrêté les saisines directes des familles à partir des attentats de novembre, car nous avons été submergés d'appels, et nous voulions aussi que les familles comprennent qu'elles devaient désormais saisir directement les préfectures. Il faut que la saisine institutionnelle se mette en place et coordonne tous les cas de radicalité.
J'ai refusé les 600 000 euros que l'on me proposait pour prolonger cette mission d'une année (reconduction automatique de l'appel d'offres). Malgré ce budget qui paraît important, nous sommes une équipe de seulement six salariés pour couvrir toutes les préfectures de France, y compris dans les DOM-TOM. C'est un effectif bien limité pour suivre les 1 000 familles qui nous ont contactés depuis toute la France. Nous avons en particulier un très gros poste de dépenses de transport, car nous prenons en charge les déplacements des familles, et nous nous heurtons à des contraintes de sécurité très importantes, dans la mesure où nous sommes repérés par Daech qui cherche à nous atteindre.
C'est pourquoi nous faisons partie des dix personnes en France sous UCLAT 2, ce qui implique une présence permanente de six policiers. Nous n'avons pas le droit d'avoir des locaux fixes, nous devons en louer des différents chaque jour pour éviter d'être repérés, ce qui est forcément très coûteux, notamment à Paris. Normalement, on n'annonce jamais publiquement ma venue.
Je vais maintenant vous livrer les conclusions que j'ai retirées de l'étude des conversations avec les 1 000 jeunes qui nous ont été signalés, dont 600 filles. 60 % des parents appellent pour signaler la radicalisation d'une fille, et non d'un garçon. Sans doute cette proportion s'explique-t-elle parce qu'elles sont plus surveillées que les garçons, et parce que les signes de leur radicalisation sont aussi plus visibles que ceux d'un garçon : le jilbab, vêtement couvrant qui enlève les contours identitaires et qui est donc très voyant, en est le signe le plus visible, mais on peut aussi citer la baisse du niveau scolaire, ou l'arrêt de toute activité sportive ou artistique. En outre, la seconde hypothèse est que l'inconscient collectif pense qu'il est plus facile de déradicaliser une fille qu'un garçon. On le constate également au niveau du traitement en préfecture. Un garçon est ainsi plus facilement placé sous dossier DGSI en surveillance, sans que l'on nous mandate, partant du principe qu'il est impossible de le déradicaliser, ce qui est faux de mon point de vue : je pense que tout dépend du niveau de radicalité et de l'ancienneté du processus de radicalisation, plutôt que du genre.
L'étude des conversations des 600 jeunes filles avec leur recruteur ou leur groupe radical permet de comprendre comment le basculement s'opère, ce dont je vais maintenant vous parler.
On peut trouver certains de ces éléments dans notre rapport 2015, consultable en ligne, mais nous ne pouvons pour autant pas tout divulguer de nos travaux, car les gens de Daech s'en servent pour s'adapter et cela peut nous desservir dans ce combat acharné que nous livrons pour récupérer les jeunes, qui peut durer des mois et des mois.
L'une des grandes différences entre Daech et Al-Qaïda est que Daech possède un territoire, qu'il veut peupler : il recrute donc des jeunes femmes pour faire des enfants et des futurs soldats, mais pas dans un objectif de combat, alors que beaucoup de Françaises djihadistes voudraient combattre, comme si l'égalité homme/femme avait quand même laissé des traces... C'est aussi la première fois qu'un groupe terroriste attire des adolescents pour les entraîner précocement, et fait des vidéos de propagande expliquant aux jeunes qu'ils ne manqueront de rien dans le giron de Daech, et notamment pas des barres chocolatées telles que les Kit Kat® qu'ils montrent à l'envi sur ces vidéos.
On assiste également à une individualisation de l'embrigadement. Du temps d'Al-Qaïda, il avait une grande cause unique qui justifiait l'engagement : l'imposition de la charia dans le monde.
Aujourd'hui, on constate un affinement des techniques d'embrigadement pour toucher des jeunes filles différentes, notamment celles qui n'ont pas vécu l'immigration. Ce phénomène est favorisé par Internet et les réseaux sociaux, qui facilitent la communication et permettent d'arriver masqué au moment de ce que j'appelle la phase d'hameçonnage.
Toutefois, contrairement à ce que l'on pourrait penser et à ce qu'elles racontent, les jeunes filles ne vont pas directement consulter les sites djihadistes. Leur embrigadement est beaucoup plus insidieux. Les recruteurs se présentent masqués, comme des amis, des séducteurs, des étudiants, des professeurs. Ils établissent un lien avec la jeune fille pour la faire parler d'elle et étudier son profil psychologique, ce qui est nouveau aussi. Les jeunes filles se confient facilement et, parmi les cas rencontrés, on constate qu'elles se trouvent souvent dans une situation de fragilité, à différents degrés. Cela peut être une simple rupture amoureuse, une baisse du niveau scolaire, ou bien des fragilités plus importantes passant par une dépression, de l'anorexie, une démarche de scarification ou le fait d'avoir été victime d'abus sexuels.
Dans tous les cas, le recrutement est permis par la rencontre entre un malaise passager et un discours adapté à ce malaise, car le recruteur va proposer un projet correspondant au besoin inconscient de la jeune fille.
J'ai distingué trois vecteurs principaux de recrutement pour les filles.
Le premier cas, celui que j'appelle le « mythe de mère Theresa », est celui qui passe par Facebook ou d'autres réseaux sociaux. La jeune fille affiche sur Facebook son intention de faire un métier altruiste (infirmière, médecin, assistante sociale, voire la haute administration), pour contribuer à remédier à l'injustice de la société.
Pour ces jeunes filles-là, le recruteur ne parle pas de l'islam. La technique de hameçonnage passe par le fait de montrer des vidéos plus ou moins truquées d'enfants gazés par Bachar el-Assad, ainsi que divers sévices et tortures subis par les enfants dans différents endroits du monde entier. L'accroche commence comme cela. L'idée est de placer la jeune femme dans un environnement anxiogène, avec des émotions négatives, en lui disant qu'elle ne risque pas d'améliorer le monde en devenant assistante sociale, dès lors que la communauté internationale ne bouge pas quand il s'agit de musulmans. On bascule vite alors dans la théorie complotiste : le recruteur explique à la jeune femme que des sociétés secrètes basées en Israël, telles que les Iluminati, ont acheté le monde entier, pris le pouvoir et endorment les gens de la société avec qui elle veut travailler. Il la convainc ensuite qu'elle a été élue par Dieu pour faire preuve de discernement, ce qui explique le décalage qu'elle ressent entre elle et les autres filles de son âge, superficielles.
L'étape suivante consiste à la persuader que seul l'islam véridique - pas celui pratiqué par les musulmans, endormis aussi - est capable de combattre les forces obscures des Illuminati qui nous envahissent de tous côtés. Les recruteurs parviennent ainsi à retourner les valeurs altruistes de ces jeunes femmes et à les enfermer dans un processus d'isolement et de dissolution dans le groupe. On constate alors, de la part de ces jeunes filles, des postures de rejet de leur entourage, de fuite et, enfin, le basculement dans la radicalité. Elles sont à ce moment-là convaincues que seule une confrontation finale pourra régénérer la société. C'est là que l'on bascule dans un projet d'extermination de tous ceux qui ne sont pas « élus ».
La deuxième accroche suit le même processus, mais de façon encore plus perverse. Elle vise les jeunes filles qui ont besoin de protection. Celles-ci ont souvent été victimes de violences physiques ou psychiques, d'abus sexuels, ou d'une simple agression dans la cour de récréation, mais qui aura laissé un traumatisme refoulé parce que d'autres événements familiaux graves l'auront occultée (par exemple, la énième crise cardiaque du père qui a mobilisé toute la famille). Dans ce cas, les recruteurs parviennent à convaincre les jeunes filles que les vêtements couvrants (jilbab5(*), niqab6(*), sitar7(*)) sont une protection contre le monde extérieur. Il s'agit en réalité de détruire les contours identitaires des jeunes femmes, afin que leur identité singulière soit dissoute par le groupe.
Au cours de mes entretiens, j'ai pu constater la difficulté de ces jeunes femmes à ôter ces vêtements couvrants qu'elles perçoivent réellement comme une armure, une carapace contre le monde extérieur, voire comme un « doudou ». Pour le remplacer par un simple foulard (hijab), cela nous prend plusieurs mois, avec des conséquences physiques pour elles. Si l'on pousse l'analyse psychologique un peu plus loin, on se rend compte que, au-delà de cette impression de protection, ce vêtement couvrant leur offre un sentiment de fusion à l'intérieur du groupe des femmes radicalisées. Elles ont l'impression d'être les mêmes, interchangeables tant elles se ressemblent. Elles voient dans l'autre un autre « moi ». Elles se sentent alors invincibles tant elles sont fusionnelles, elles disent n'avoir plus peur de rien.
Il ne faut pas négliger la puissance de ce sentiment, car c'est la nostalgie de cette fusion au sein du groupe qui peut les faire replonger, par exemple après un an et demi de séances de déradicalisation. J'en retire la conclusion que l'embrigadement relationnel, qui repose sur un sentiment d'exaltation du groupe, est presque plus fort que l'embrigadement idéologique. Bien sûr, les deux sont liés. Le risque de replonger peut être favorisé par le sentiment de solitude qu'elles peuvent alors ressentir.
J'appelle cela le « mythe de la belle et du prince barbu ». En effet, immédiatement, en plus du vêtement couvrant, le recruteur fait miroiter à la jeune fille un homme protecteur, un héros barbu qui va sacrifier sa vie pour remplacer l'impuissance de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Enfin, le modèle de la non-mixité stricte la mettant à l'abri de toute violence lui est présenté comme la troisième forme de protection qui lui est offerte.
Il est surprenant de voir comment ces jeunes filles peuvent adhérer à une telle vision du monde. Or, elles se font toutes systématiquement berner, car, une fois qu'elles arrivent sur zone, elles se retrouvent parquées dans un « maqar » (maison fermée) avec des femmes de tous les pays, où elles n'ont ni à boire, ni à manger. Pour en sortir, elles sont contraintes d'épouser le premier venu, qui peut avoir quarante ans de plus qu'elles. C'est une véritable traite des femmes.
Si des couples ont réussi à s'échapper, aucune femme ne revient vivante, seule, des camps de Daech, car elles ne peuvent pas se déplacer sans être accompagnées. Il n'existe à ce jour, à ma connaissance, qu'une seule rescapée ayant réussi à s'échapper par ses propres moyens, par miracle. C'est la jeune Hanane, dont je parle dans mon ouvrage La vie après Daesh8(*), qui a été incarcérée cinq mois car elle a refusé le mariage. Elle attend son jugement depuis un an. Elle est devenue repentie9(*) pour expliquer le vrai visage de Daech aux filles radicalisées.
Une deuxième fille, la fameuse Sophie, a pu s'évader, mais avec un soutien extérieur. Son mari a payé 35 000 euros et elle a bénéficié d'une aide de l'armée syrienne et de plusieurs acteurs de terrain qui sont parvenus à l'exfiltrer.
Le troisième cas type de hameçonnage repose sur ce que j'appelle « Daechland », la recherche d'un monde utopique, sans voleur, ni violeur, avec une vraie justice sociale. Ils appellent cela la hijra. Dans ce cas, les recruteurs montrent des vidéos d'un monde idéal avec des manèges, des ballons et des enfants, univers copié sur Al-Nosra. Ils ont en effet compris que les recruteurs d'Al-Nosra attireraient davantage de candidats en affichant un monde utopique de fraternité plutôt qu'en exhibant des têtes coupées - même si c'est Daech, étant plus riche, plus visible et plus organisé qui récupère in fine les jeunes.
Ces trois mythes fonctionnent très bien. La jeune Hanane partait pour une communauté de substitution. Étudiante en droit économique, elle a subi plusieurs échecs dans sa vie. Le psychologue-expert qui a évoqué son cas au tribunal parle de « trou béant d'amour ». Les rabatteurs de Daech l'ont attirée en la réconfortant, en la valorisant. Mais elle s'est déradicalisée toute seule en arrivant sur zone, quand elle a subi les menaces de mort si elle ne se mariait pas, l'incarcération, sans même un Coran (il y a des Corans dans nos prisons françaises !), et la présence des rats pour seuls compagnons pendant cinq à six mois.
Ce qui est terrifiant, quelle que soit la technique de hameçonnage employée, c'est que la déshumanisation des femmes s'avère tout aussi forte que celle des hommes au bout du processus de radicalisation. La jeune radicalisée est convaincue, dans sa vision du monde paranoïaque, que tous les gens autour d'elle sont endormis ou complices de ces forces obscures. Elle rentre ainsi dans une double déshumanisation : celle d'elle-même et de ses victimes.
J'ai rencontré beaucoup de jeunes femmes qui demandaient à leur mari d'aller s'inscrire sur la liste des martyrs, les menaçant de divorcer s'ils n'allaient pas se faire exploser. Autrement dit, ces filles n'aiment plus leur mari car elles ne les perçoivent plus comme des êtres humains. Je pense en particulier à un jeune couple athée ; ils se sont radicalisés ensemble. Ce cas m'a marquée, car la jeune fille était très déshumanisée. On a échoué à la récupérer. Elle a aimé un homme pendant deux ans. Ils ont rejoint ensemble Daech. Lui était handicapé. Alors qu'elle était revenue en France mais que son mari était resté sur zone, j'ai essayé de la convaincre de persuader son époux de rentrer pour être incarcéré en France, car il se mourait là-bas d'une infection généralisée. Mais elle m'a répondu que, grâce à Dieu, elle l'avait convaincu de s'inscrire sur la liste des martyrs.
Je me suis heurtée à une femme qui n'aimait plus son mari en tant qu'être humain, mais qui aimait l'idée qu'il se sacrifie pour la cause. Elle n'avait plus aucun sentiment humain. Elle avait atteint ce stade de la radicalisation qui perçoit la relation humaine comme un parasite de la mission divine. C'est la définition du fanatisme : l'idéologie englobe les affects et l'entité de la personne qui n'existe plus. Seule la cause existe.
Car Daech ne fait pas que tuer. Il bouleverse aussi nos repères émotionnels et civilisationnels, puisqu'il coupe ses victimes en morceaux pour leur ôter tout aspect humain et empêcher tout sentiment de culpabilité à leur égard. Cette technique était déjà employée par les nazis, qui brûlaient leurs victimes. Et il ne faut pas penser que le fait d'être une femme protège de cette déshumanisation : j'ai entendu parler par des parents de plusieurs étudiantes, de familles athées qui, au bout de quelques semaines sur zone, brandissaient des têtes coupées et apprenaient à leurs bébés à peine âgés d'un an à jouer au foot avec ces têtes coupées, en arborant des sourires comme si elles étaient au septième ciel.
C'est vraiment terrifiant, parce qu'au début du processus de radicalisation, ces jeunes femmes souhaitaient être infirmières et disaient ne pas supporter de voir mourir des enfants par la faute de Bachar el-Assad. Or, quelques mois après seulement, elles brandissaient des têtes, comme s'il s'agissait de ballons. Comment passe-t-on de la volonté de sauver des enfants gazés par Bachar el-Assad à l'idée que tous ceux qui ne vont pas sauver ces enfants ne sont que de simples choses et qu'il faut les exterminer à notre tour, dans une vision paranoïaque du monde ? C'est cette bascule que j'étudie.
Daech n'est pas une secte, je n'ai jamais dit cela, n'en déplaise aux journalistes, mais bien un mouvement totalitaire avec un projet d'extermination externe et de purification interne. Je rappelle que sur leur monnaie, ils représentent le monde entier. Leur idée est bien de conquérir le monde et de le purifier en exterminant tous ceux qui ne font pas allégeance à Daech, musulmans compris.
En revanche, je maintiens que les rabatteurs francophones utilisent des techniques liées aux mouvements sectaires en matière d'embrigadement relationnel et idéologique, car ils isolent le jeune, dissolvent sa singularité dans le groupe et remplacent raison par répétition et mimétisme.
Mais, s'agissant des femmes, la principale difficulté à laquelle on se trouve aujourd'hui confronté concerne l'engagement de nombreuses jeunes filles dans les mouvements salafistes piétistes. Ceux-ci dénoncent Daech - et en sont aussi une cible - car ils n'acceptent pas la violence et interdisent de tuer les autres.
La question salafiste pose un vrai problème dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. En effet, sur les 300 jeunes récupérés par la police à la frontière pour partir faire le djihad et que j'ai suivis de près dans le cadre de la méthode de déradicalisation, 50 % ont été sensibles au discours salafiste avant d'être recrutés par Daech. Force est de constater que le mouvement salafiste utilise l'embrigadement relationnel de la même façon que Daech : le discours complotiste et sur la non-mixité, l'isolement du jeune, la désocialisation, la dissolution de son identité au sein du groupe, notamment à travers les vêtements couvrants pour ce qui concerne les femmes, la rupture avec le monde réel... Pourtant, si les méthodes sont comparables, l'embrigadement idéologique est différent.
La principale différence entre Daech et les salafistes tient à ce que le premier imagine le Prophète comme un homme conquérant et sanguinaire, imposant la loi de Dieu comme la seule loi possible pour le monde entier, quand les salafistes le voient comme un homme pieu, sage, non violent, même s'ils pensent aussi que seule la loi de Dieu doit régir le monde. Résultat : chacun pense être fidèle au Prophète et s'identifie à la représentation qu'il en a. D'où la différence entre la violence et la non-violence. Mais les autres processus précédemment décrits sont les mêmes.
Du côté salafiste, le fait d'habituer le jeune au suivisme du groupe favorise d'ailleurs le travail de Daech qui peut ainsi récupérer plus facilement des jeunes qui ne pensent plus, qui sont déjà en position d'automates, et dont l'individualité est absorbée au sein du groupe. Ensuite les rabatteurs retournent ces jeunes contre les salafistes en leur expliquant qu'il faut créer un pays par les armes, et que le hijra passe par le djihad.
J'en profite ici pour faire un aparté sur la problématique préoccupante des salafistes piétistes qui refusent de mettre leurs enfants à l'école publique, pour les inscrire dans des écoles salafistes, parfois situées à l'étranger : cela risque de nous éclater à la figure et la gestion en sera forcément très complexe le moment venu.
C'est un vrai problème, car ces groupes salafistes sont très nombreux mais les politiques, de droite comme de gauche, n'y ont pas prêté la moindre attention car ces groupes ne sont pas subversifs au niveau politique. On se fichait de ce qu'ils faisaient chez eux. Ils pouvaient prendre plusieurs femmes, ne pas voter, dire que la musique éloigne de Dieu... Ils ont ainsi eu la possibilité de s'installer et de réinterpréter l'islam sur la base des principes de non-mixité et de communautarisme, ils ont banalisé le jilbab à la place du foulard.
Il y a eu un débat au moment de la loi sur le niqab. Si j'étais en faveur d'une loi pour interdire ce dernier, j'avais insisté pour ne pas la fonder sur le principe de laïcité, parce que cela revenait à valider le niqab comme un attribut religieux. Or, c'est un vêtement sectaire, totalitaire, et en le présentant comme un produit de l'islam, on valide l'interprétation des salafistes.
Quand les parents d'une adolescente m'appellent en disant « ma fille de douze ans est contre Daech, mais elle a arrêté l'école, parce qu'elle pense qu'on y enseigne le diable. Elle ne veut plus écouter de musique car elle pense que c'est le diable qui entre dans ses oreilles, elle ne veut plus regarder d'image, elle a arraché nos rideaux parce qu'elle voyait le diable dans leur motif, elle voit le diable partout, même dans les tableaux de Klimt car il y a des triangles, elle considère que nous ne sommes plus ses parents, on ne la reconnaît plus », cela pose un vrai problème pour nous tous.
En effet, ces jeunes salafistes sont coupés de tout, mais non violents. Ils ne rentrent pas dans les 9 000 appels, même si la police est très inquiète. Juridiquement, on ne peut rien faire contre eux tant qu'ils ne présentent pas un danger pour la société. Mais on garde un oeil sur eux malgré tout, car on sait qu'ils risquent de basculer dans la radicalité - pour une bonne partie d'entre eux si l'on en croit nos chiffres. Et s'ils ne basculent jamais dans la violence, que deviendront-ils ? Ils n'ont plus aucune valeur commune avec personne. Leur façon de vivre consiste à s'enfermer dans une bulle. Lorsqu'ils ont des enfants, ils refusent de les confier aux grands-parents, quelle que soit la confession de ces derniers, de peur qu'ils ne « contaminent » l'enfant. Au mieux, je parviens à négocier une heure entre les grands-parents et les enfants, en présence des parents. De même, les enfants des salafistes n'ont pas le droit d'aller au bac à sable, car leurs parents estiment qu'ils s'exposeraient alors à l'impureté au contact des autres enfants non-véridiques...
Je ne parle pas de ce père musulman qui coupe la tête des poupées, des papillons qui ornent le mobile de ses enfants et de leurs « doudous », ce qui m'a valu des tensions avec le juge des enfants, ce dernier estimant que si cet homme est un musulman très pratiquant, la République garantit la liberté de conscience...
Pour toutes ces raisons, j'ai entamé une recherche sur le parcours de vie des enfants salafisés, avec l'aide de leurs parents, afin d'identifier des facteurs de risque et de protection et de pouvoir avancer sur cette question. Nous n'avons à l'heure actuelle aucune entrée juridique sur cette question.
Cette population salafiste est énorme. Elle ne pose pas de bombe, du moins pour le moment, mais il faut faire bien attention à ce qu'elle ne bascule pas dans la radicalité.
Vous n'avez pas terminé votre propos sur les problèmes liés aux filles salafistes piétistes. Pourquoi visez-vous spécifiquement les filles en ce qui concerne ce phénomène ?
Parce qu'elles sont très nombreuses, notamment parmi les familles athées, où il y a des anciens de mai 1968.
Comment expliquer que, dans une société comme la nôtre, pourtant très marquée par la question de l'égalité entre les hommes et les femmes et les discours sur la laïcité, des jeunes filles basculent dans une radicalisation profondément inégalitaire ?
Cela reste un mystère pour moi, car je ne vois pas le bénéfice secondaire qu'elles retirent de leur entrée dans le salafisme piétiste, où tout est strictement réglementé. C'est un monde totalement archaïque à tous les niveaux. Certaines sont privées de soins, de nourriture. Il y a différentes déclinaisons dans la privation pour que l'individu n'ait plus d'espace privé, qu'il s'agisse de son temps de sommeil, de sa façon de manger ou de se soigner. Les jeunes filles salafistes sont dans un fantasme de pureté et de régénération, de purification personnelle. En plus, cela concerne des filles très différentes. J'émets également l'hypothèse que la fusion dans le groupe les sécurise, les soulage.
Je ne perçois que cela comme point commun entre toutes ces filles.
Ne peut-on trouver une explication dans l'échec de l'école comme vecteur de socialisation ?
Pas forcément, car on peut rencontrer dans ce cas des jeunes femmes très brillantes qui ont brusquement interrompu leurs études et qui ont basculé en quelques mois dans la radicalité. Je pense par exemple à une jeune fille, championne de sport, qui suivait un master de droit, et qui a basculé en quatre mois dans la radicalité, sans qu'aucun événement déclencheur n'explique une telle évolution. Cette jeune fille était pourtant l'exemple typique d'une future élite.
Au cours des entretiens, elle a parlé de renaissance. Il me semble déceler dans ces comportements, où l'on n'a plus besoin d'être un sujet qui pense, un besoin de régression infantile.
Merci pour cette intervention aussi intéressante que terrifiante. Dans les différents processus d'embrigadement que vous nous avez exposés, une tranche d'âge est-elle plus spécifiquement concernée ?
Quand vous avez évoqué votre statut et vos difficultés, j'ai réalisé que même en France, on a du mal à mener cette politique de déradicalisation de manière saine et au grand jour. Cela pose une vraie difficulté par rapport à l'État islamique.
S'agissant des moyens humains et financiers dont vous disposez, les estimez-vous suffisants pour faire face à ce phénomène de radicalisation croissante de nos jeunes ?
Ne peut-on incriminer aussi, dans ce phénomène, une actualité particulièrement déprimante et anxiogène pour la jeunesse, marquée par le chômage, les attentats, la question climatique, sans que l'on parvienne à inverser la tendance ? Cela peut nourrir un besoin de protection et de sécurité, la recherche légitime d'un monde meilleur, et il est donc d'autant plus facile pour Daech, dans ce contexte, de faire miroiter un nouvel Éden à ses cibles potentielles.
J'ai expérimenté une méthode de déradicalisation grâce aux parents, auxquels je veux rendre hommage, car ils m'ont énormément aidée dans ce travail. Je n'ai finalement été qu'un trait d'union entre eux et le Gouvernement.
J'ai inventé ma méthode de façon empirique, sur la base du constat que Daech envoyait des émotions négatives et anxiogènes aux jeunes, pour les rendre paranoïaques et les conduire à la haine et à la méfiance de la société, avant de leur dire qu'ils sont élus et qu'ils ont une mission divine. Le propre du radicalisé est de penser qu'il détient la vérité, et que les autres sont endormis ou complices. Je me suis alors demandé comment rassurer ces jeunes et les sortir de cette vision anxiogène.
Les psychologues m'ont expliqué que ma méthode fonctionne, parce que je passe d'abord par une approche émotionnelle, avant d'aborder une étape cognitive. Par ce vecteur, le jeune redevient un individu à part entière, cela lui rappelle son enfance, qui renvoie à un monde sécurisé : la madeleine de Proust, en fait ! Ce n'est qu'après cette première étape que l'on s'attaque à l'approche cognitive. Cela explique d'ailleurs l'échec de beaucoup de pays en matière de déradicalisation, car ils passent directement à cette étape cognitive, en envoyant des imams faire des discours religieux alternatifs au lieu de travailler d'abord sur un mode émotionnel.
Je travaille sur ce sujet depuis 2006, et je voudrais vous mettre en garde contre le décalage entre ceux qui pensent et ceux qui font, notamment au niveau gouvernemental. C'est le principal handicap pour la gestion de la radicalité, dans différents domaines. Moi, je suis à la fois une actrice de terrain et une intellectuelle, et cela peut déranger. Les gouvernements ont du mal à faire ce lien.
J'ai écrit beaucoup d'ouvrages, mais je n'ai jamais été entendue, notamment sur le double dysfonctionnement laxiste et discriminatoire que j'évoquais précédemment. Il en a été de même lorsque j'ai expliqué que les classes moyennes étaient touchées par la radicalisation, il y a deux ans. On m'a traitée de folle. D'autres chercheurs commencent pourtant aujourd'hui à émettre cette hypothèse, ce qui fait que les médias commencent à la prendre au sérieux.
S'agissant du budget de 600 000 euros qui nous était attribué pour un an à travers un appel d'offres, si ces moyens nous semblaient corrects à l'époque, ils n'ont toutefois permis d'embaucher que six personnes au total. Pour couvrir le travail auprès des 1 000 familles, ainsi que nos déplacements (nous avons quatre à dix heures de train par jour pour nous rendre dans toutes les préfectures), cela n'était pas suffisant en fait. Mon équipe et moi n'avons connu aucun répit depuis que nous avons commencé. Certaines filles partent faire le djihad à douze ans ! Les efforts ne sont pas quantifiables, on fait la chaîne pour sauver des vies. Mais j'ai apprécié que le ministre de l'intérieur demande la transmission de notre « méthode émotionnelle » dans tous les territoires, car c'est la meilleure solution.
Il faut également construire des groupes de repentis dans chaque territoire, en faisant attention à la sécurité des personnes. Par exemple, si le préfet fait appel à des éducateurs de rue qui habitent le même immeuble qu'un groupe radicalisé, ils ne pourront pas exercer sereinement leur travail car ils craindront pour leur famille. Il faut bien comprendre l'ensemble de ces conditions de travail.
L'autre difficulté de mon équipe tient au mental, car on subit un risque permanent et l'on est sous tension quotidiennement avec la présence des démineurs, des policiers, des chiens, le risque d'infiltration et de géolocalisation des jeunes par Daech pour nous frapper. Pour ces raisons bien compréhensibles, certains membres de mon équipe ont craqué au bout de quelques semaines, y compris des bac + 6. La compétence et l'endurance du personnel pour faire ce travail sont rares.
Il y a également la sécurité psychique, le besoin de soutien par les pouvoirs publics, car nous avons été malmenés par les médias. C'est lourd pour des gens qui risquent leur vie. Nous avons par exemple subi trois infiltrations d'Al-Nosra, ce qui nous a obligés à déménager et à déscolariser nos enfants ou petits-enfants dans l'urgence. Pour ma part, je n'ai pas le droit d'habiter Paris et je suis interdite de train car je représente un danger potentiel pour les autres usagers, dans la mesure où Daech m'a géolocalisée. Il me semble qu'au regard de tout ce que nous avons enduré, nous n'avons pour le moment pas été suffisamment soutenus par les pouvoirs publics, alors que nous remplissons une mission publique de gouvernement à partir d'un statut associatif.
Vous savez par ailleurs que j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres. Le débat sur la déchéance de la nationalité et les propos du Premier ministre qui a dit que « comprendre c'était excuser » ont représenté la goutte d'eau. C'était comme désavouer notre travail de deux ans passés sans dormir, sans vacances, comme si on n'existait pas. On est pourtant bien obligés de comprendre le mal pour déradicaliser et pour afficher les mensonges de Daech au grand jour ; il faut aussi transmettre ce savoir aux repentis pour qu'ils trouvent les bons mots pour déconstruire le mythe de Daech. Nous avons mis notre vie dans ce combat.
En outre, avec la déchéance de nationalité, le Premier ministre se rend-il compte que cela aura probablement pour conséquence que les policiers seront inconsciemment très enclins au délit de faciès, mais qu'ils laisseront de côté les jeunes - Pierre, Paul, Louis - qu'ils n'auraient même pas eu l'idée de contrôler ? Or, nous avons désamorcé trois de ces « petits Pierre » en deux mois, qui planifiaient de se faire sauter avec des ceintures achetées sur Internet. Si l'on a à l'esprit le profil classique du terroriste potentiel, on passe à côté de ces jeunes et c'est une erreur.
Je sais que le profil classique, ce sont des immigrés en situation de fragilité. C'est d'ailleurs le cas de tous ceux qui ont frappé le territoire français pour le moment. Mais je mets en garde contre la radicalisation des jeunes Français non issus de familles immigrées, qui ne connaissent aucun problème d'intégration. Je parle ici d'enfants de professeurs, de fonctionnaires, et aussi de hauts fonctionnaires. C'est une véritable bombe à retardement qui, quand elle éclatera, sera destructrice pour la société française. Or, personne ne veut l'entendre pour le moment car cela fait trop peur.
En conclusion, le montage institutionnel et financier d'une mission comme la nôtre est très compliqué et implique beaucoup de danger. C'est pourquoi on ne pourra pas tenir dix ans comme cela. Le bruit court que nous pourrions bénéficier d'un soutien privé, nous verrons bien. Et si j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres, je continuerai évidemment à aider les familles et les préfectures. On n'abandonnera personne, ni les pouvoirs publics, ni les citoyens.
Je ne sais pas comment exprimer mon admiration devant votre courage et l'action que vous menez. S'il y avait plus de personnes comme vous, on pourrait aller plus vite et nous n'en serions pas là aujourd'hui, dans la situation catastrophique du pays que nous connaissons. Il faut être fort, il faut transmettre votre savoir et songer peut-être à vous retirer, car vous avez pris déjà beaucoup de risques.
Il est vrai que plus nous serons nombreux, moins nous serons en danger.
Quand vous indiquez que vous êtes la seule à avoir accès au processus de radicalisation des jeunes dans toutes les étapes que vous avez décrites, comment y êtes-vous parvenue ? Quel est le pourcentage de jeunes filles françaises dans les jeunes radicalisées que vous avez côtoyées ? Existe-t-il une différence de milieu très prononcée parmi ces différentes jeunes filles ? Appartiennent-elles à un milieu aisé et cultivé, ou bien, au contraire, sont-elles issues de familles démunies ?
Je vous remercie pour vos encouragements, que je transmettrai également à mon équipe. Si nous avons été surpris et affectés par les attaques médiatiques, nous avons heureusement reçu beaucoup de témoignages de soutien et de propositions de dons de la part des Français, que nous avons d'ailleurs dû refuser car nous bénéficions de subventions publiques. Nous avons également reçu des propositions de bénévolat auxquelles nous n'avons pu donner suite au nom d'impératifs de sécurité et de confidentialité. En effet, lorsqu'elles prennent contact avec nous, les familles nous racontent toute leur vie...
Nous avons certainement raté notre communication, car je constate un énorme décalage entre le travail que nous avons accompli et la façon dont il a été perçu, notamment par les médias. Pourtant, il nous a semblé communiquer le plus possible. Nous avons même accepté quelques journalistes, nous avons élaboré des conventions écrites avec eux. Ces derniers ne se rendent pas compte des implications de leurs demandes, quand ils requièrent par exemple l'identité des personnes avec qui je travaille. Or, il y a plusieurs dangers ou difficultés quand on fait témoigner des personnes : le risque de les exposer à la vengeance de Daech, mais aussi la réticence d'une partie des juges qui ne supportent pas les témoignages des jeunes ou des parents, car ils craignent la manipulation de faux repentis. D'autres au contraire apprécient beaucoup qu'un jeune témoigne pour mettre à jour le décalage entre les mensonges de Daech et la réalité. Il faut donc toujours faire attention aux questions d'anonymat, vis-à-vis des voisins et des futurs patrons aussi.
Pour les jeunes qui sont en attente de jugement, je voudrais signaler que certains d'entre eux ont vu leur nom divulgué par la presse. Résultat, ces personnes ne trouvent pas de travail car elles sont stigmatisées.
Plus généralement, je voudrais souligner que, quand tous ces jeunes sortiront de prison les uns après les autres, on risque de connaître de réelles difficultés pour les recaser et les resocialiser. Là non plus, personne n'y pense.
S'agissant des conversations avec les jeunes radicalisés, je voudrais vous décrire avec plus de précision le déroulé d'une séance au stade de l'étape 2 de la méthode de déradicalisation (approche cognitive). La première fois, le jeune radicalisé ne sait pas qu'il vient nous voir. Il ne peut y avoir de volontaires en ce domaine : un radicalisé n'a pas conscience de sa radicalisation, il ne peut donc pas être volontaire pour une séance de déradicalisation. L'alliance thérapeutique ne peut se faire qu'avec ses proches, jamais avec lui en personne... C'est la difficulté et la spécificité de la déradicalisation : on ne peut pas compter sur « sa demande ». Les parents l'attirent en inventant un scénario crédible. Nous avons nos codes. Je compare notre système à celui des « alcooliques anonymes ». Je commence toujours par faire parler un ou plusieurs repentis, avant même l'entrée dans la salle du jeune. Je choisis des repentis qui ont vécu des expériences comparables à celles du jeune radicalisé, et qui poursuivent à travers ce travail bénévole leur propre travail de guérison et de reconstruction. Nous passons plusieurs heures à préparer ce témoignage.
Généralement, le jeune commence par essayer de fuir lorsqu'il me reconnaît, car il sait qui je suis, mais il finit toujours pas s'assoir et rester, car il entend parler de choses familières qui résonnent en lui. Le témoignage du repenti est parlant pour le jeune, car il porte sur le décalage entre les promesses de Daech ou d'Al-Qaïda et la réalité. Le jeune reconnaît son propre parcours dans la bouche de l'autre. Sur 1 000 cas, je n'ai connu qu'un échec, mais peut-être que ses parents s'y étaient mal pris pour le ramener à nous.
En général, le jeune radicalisé finit toujours par craquer, au bout de deux heures à deux heures et demie d'écoute des repentis, c'est presque automatique. C'est long, il faut généralement deux témoignages de repentis pour qu'il craque. Au début, il nous perçoit comme le diable, d'autant qu'aucune femme de notre équipe, très féminisée, n'est voilée.
Lorsqu'il craque, le jeune nous livre toute sa vie de radicalisé : des noms, des filières, des adresses IP, des pseudonymes, une véritable aubaine pour la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ! J'enregistre la conversation et je prends des captures d'écran, car je sais que, une dizaine de jours après la confession, viendra le processus de régression, ce que j'ignorais lorsque j'ai commencé les premières séances, et qui m'a valu des déconvenues. On pense au début que lorsqu'ils restent pendant des mois dans l'ambivalence, ils sont schizophrènes mais pas du tout, car ils passent tous par cette phase de remords et de retour en arrière.
Pour garantir la pérennité du processus de déradicalisation du jeune, on le prive d'Internet. Dans certains cas, on va même jusqu'à demander des centres éducatifs fermés au juge pour le désintoxiquer totalement de sa tribu numérique, quand l'embrigadement relationnel est trop fort. Les parents jouent aussi un rôle important dans ce processus, en payant des hackers pour récupérer des données informatiques dans l'ordinateur de leur enfant.
Pourriez-vous nous donner davantage de chiffres sur les profils des jeunes radicalisés ?
Je vous transmettrai le rapport officiel, qui contient beaucoup de données chiffrées, mais je vous invite également à lire mon ouvrage La vie après Daech10(*), qui rend compte de l'enregistrement des séances de déradicalisation. Je vous offre également aujourd'hui en avant-première mon dernier ouvrage, qui paraîtra d'ici quelques jours, intitulé Ma meilleure amie s'est fait embrigader11(*), que je perçois comme un outil pour les jeunes femmes. Il s'agit d'un roman à deux voix - celles de la jeune radicalisée et celle de sa meilleure amie - qui donne les clés du processus d'embrigadement et de la sortie de la radicalité.
Du point de vue des statistiques, les jeunes radicalisés appartiennent majoritairement à la tranche 12-25 ans ; on peut aller jusqu'à 28 ans dans certains cas.
Sur la question des convictions des familles concernées, on a une moyenne de 30 % de familles de référence catholique, une moyenne de 50 % de familles de référence athée et une moyenne de seulement 20 % de familles diverses, y compris de référence musulmane.
Mais je pense que ces chiffres ne sont pas représentatifs, dans la mesure où ils ne prennent en compte que les familles qui nous appellent, alors que, comme je vous l'ai déjà dit, on sait très bien que les familles musulmanes de classe populaire nous appellent très peu ou trop tardivement, parce qu'elles ne font pas confiance aux institutions et préfèrent se tourner vers les imams en pensant qu'ils pourront maîtriser le problème.
Les familles qui appellent sont toutes françaises de papier, les grands-parents sont français également. En tout état de cause, on ne peut constater aucun lien entre la radicalisation et les problèmes d'intégration - c'est même le contraire - puisque 48 % des jeunes radicalisés que nous avons traités sont issues des classes moyennes, 42 % des classes populaires - qui ne représentent comme je l'ai déjà dit que la partie émergée de l'iceberg, et même 10 % des classes supérieures, qui m'ont beaucoup aidée.
Je vous remercie pour votre exposé passionnant. Vous parvenez à mettre des mots sur une perception que nous avions du phénomène de radicalité. Vous avez répondu à un certain nombre de questions, notamment sur le profil sociologique des jeunes radicalisés, et vous nous avez expliqué les différentes étapes de la radicalisation. D'après votre expérience très riche, quels moyens pourrait-on mettre en oeuvre pour lutter plus efficacement contre cette radicalisation croissante ?
Pourriez-vous nous donner plus de précision sur les rabatteurs et le phénomène d'emprise qu'ils exercent sur leurs victimes ?
Il est important en effet de revenir sur les rabatteurs, avant de parler de la prévention et de la déradicalisation. Les rabatteurs représentent un public très large et peuvent revêtir plusieurs visages. Certains sont payés par Daech ou Al-Nosra. Ce sont par exemple des gens qui ne peuvent pas partir au combat, par exemple parce qu'ils souffrent d'asthme ou d'un handicap. Ils ne sont pas forcément sur zone. Je citerai l'exemple d'un fameux rabatteur tchéchène aux yeux verts, implanté en Tchétchénie mais rémunéré à la tâche par Daech, qui est parvenu à recruter vingt ou trente adolescentes. Il séduisait les jeunes filles en leur faisant croire qu'il était combattant en Syrie et qu'il sauvait des enfants tous les jours. Il y a ainsi des rabatteurs professionnels à différents niveaux.
Mais il y a aussi les jeunes eux-mêmes. Je pense par exemple à une adolescente de quinze ans qui a recruté ses meilleures amies, dont une plus jeune qu'elle. Alors qu'elle s'est fait arrêter et n'a pu passer la frontière, son amie a été jusqu'au bout et a sans doute péri dans les camps de Daech, suscitant une culpabilité sans fin pour la jeune femme rabatteuse. Quand les jeunes basculent dans le radicalisme, avant d'être en rupture amicale - premier indicateur d'alerte que j'ai conçu - ils ont tendance à vouloir entraîner avec eux ceux qu'ils aiment. Ils deviennent alors tous des rabatteurs en puissance sur les réseaux, bénévoles, officiant 24 heures sur 24, ne dormant plus, passant leur temps à parler aux autres et à essayer de les convaincre.
Sur la question de la prévention, au risque de me répéter, il me paraît fondamental que les acteurs sociaux de terrain soient mieux outillés, partout, pour savoir distinguer l'islam du radicalisme. Il faut être en mesure de diagnostiquer précocement les signes de la radicalité (repli sur Internet, port du jilbab, fin du monde notamment). Si l'on disposait d'une chaîne humaine capable d'identifier les signes de début de radicalité, on pourrait sauver plus de vies.
Je citerai ici l'exemple d'un père qui m'a appelée parce qu'il avait vu le sourire de sa fille à l'évocation du massacre du musée juif à Bruxelles. Son intuition s'est révélée juste, car il a trouvé trois niqabs cachés dans la chambre de la jeune fille, sous son matelas, constat qui l'a bouleversé à tel point qu'il avait du mal à me parler. Nous avons ainsi pu sauver sa fille qui, depuis lors, est redevenue athée... (c'est rare, mais cela arrive). Il faut faire confiance aux parents, car ils connaissent leurs enfants et sont en capacité de détecter les comportements suspects.
Il faut également arrêter les polémiques inutiles, qui nous font du mal et entravent notre action.
Il faut aussi pouvoir transmettre notre savoir à tout le monde. Dès que les jeunes rejettent leurs amis, tombent dans la théorie du complot ou perçoivent les adultes comme des ennemis, il faut les rassurer pour les désamorcer. Mais on ne peut agir qu'en les repérant.
Enfin, arrêtons de véhiculer l'interprétation des radicaux comme s'il s'agissait du message de l'islam. C'est insupportable et, surtout, contre-productif, puisque cela valide l'interprétation des intégristes !
Sur ce point, que pensez-vous de l'action du Conseil français du culte musulman (CFCM) ?
S'agissant de la lutte contre la radicalisation et l'embrigadement des jeunes par Daech, il n'y a pas grand-chose à faire, sinon les former et les outiller comme les autres citoyens.
Sur l'islam de France, vous connaissez mes positions : si j'ai quitté le CFCM, c'est simplement que j'estimais qu'on ne laissait pas assez la place aux jeunes socialisés en France, de culture française, ayant appris à dire « je », et qu'on faisait au contraire trop de place à des gens, certes respectables, mais qui ont la culture du clan et un rapport affectif et économique avec les pays d'origine. Pour ma part, je crois à la culture française, à l'évolution des religions basée sur le « je », et je pense qu'on ne peut faire évoluer la compréhension d'une religion qu'en étant un individu qui pense.
On ne peut pas construire l'islam de France avec les gens qui sont restés ancrés dans la culture maghrébine. On en voit les résultats aussi aujourd'hui : l'interprétation de l'islam par les salafistes est banalisée, normalisée, y compris par des non-musulmans. Je pense notamment au journaliste David Thompson, qui travaille beaucoup sur les djihadistes et qui reprend leurs définitions comme s'il s'agissait de l'islam. Il a ainsi affirmé dans une interview que les djihadistes ne supportent pas que les gens votent en France, parce que voter pour une loi non divine est contradictoire avec l'islam, comme s'il validait l'incompatibilité entre le fait d'être musulman et de vivre en République.
C'est la même chose lorsqu'un jeune arrache une affiche représentant une silhouette humaine dans un collège. Au conseiller principal d'éducation (CPE) qui en faisait un acte religieux et tenait au gosse des discours sur la laïcité, j'ai dit qu'il fallait punir celui-ci de quatre heures de colle pour dégradation de matériel scolaire. Il ne faut surtout pas valider les interprétations radicales de l'islam, que ce soit à l'école, à l'hôpital, dans les discours politiques ou dans les médias.
Pour revenir à la question de la prévention, vous avez parlé de la communication de Daech, mais que faisons-nous, nous, pour communiquer sur la déradicalisation ?
Il est vrai que nous communiquons très peu ou mal, mais il est toujours fort compliqué de faire de la contre-propagande, même si le Gouvernement a essayé. En la matière, je crois beaucoup plus à l'efficacité de la transmission de l'approche émotionnelle dont je vous ai parlé plutôt qu'à celle des contre-discours. Les radicaux envoient des émotions anxiogènes pour que les jeunes se coupent des adultes : envoyons des émotions rassurantes pour les garder dans le monde réel avec nous.
En revanche, peut-être serait-il utile de vulgariser le témoignage des repentis, mais il faudrait dans ce cas en sortir quelques-uns de prison, car ils se font rares, la plupart étant aujourd'hui incarcérés. Le Gouvernement craint par ailleurs que ces personnes souhaitent faire un dernier coup en m'instrumentalisant.
En général, les repentis ne craignent pas pour leur vie, même s'ils savent qu'ils s'exposent dans leur démarche. Ils disent qu'ils en ont besoin pour leur propre résilience, et ils assument une approche frontale contre Daech. Ce qui les ébranle, c'est quand notre société imagine qu'un ancien pro-Daech ne peut jamais s'en sortir et qu'il ne deviendra jamais un vrai repenti...
Pour le moment, Daech n'a pas réussi à les frapper sur notre territoire.
Il nous reste à vous remercier pour ces échanges passionnants, ainsi qu'à vous adresser tous nos encouragements dans votre lourde tâche. La délégation est très attachée à l'égalité entre les hommes et les femmes. Sur ce point, nous avons bien entendu votre message sur l'utilisation extrêmement prudente à faire de la laïcité, en tant qu'elle peut se retourner contre l'objectif que nous poursuivons.
Oui, je n'ai peut-être pas suffisamment développé ce sujet, mais je vois que vous l'avez entendu. Pour moi, en effet, ce n'est pas en renforçant la laïcité que l'on combattra la radicalité. Il n'y a pas de lien direct. Les personnes qui se radicalisent ne sont pas des gens qui n'ont pas intégré la laïcité. En revanche, il existe bien des gens qui n'ont pas intégré cette notion fondamentale et il faut travailler également sur ce sujet, mais c'est une autre bataille, parallèle à celle que nous menons contre la radicalisation des jeunes.
Mes chers collègues, avant de nous quitter, je voudrais vous proposer que les travaux que nous avons commencés sur ce thème majeur de notre société se concluent par un rapport de la délégation que je porterai, et qui sera rendu public, avant la fin de la session ordinaire.
Ce principe est donc validé.
Je vous remercie.
* 1 Hanane Karimi, sociologue doctorante à l'Université de Strasbourg (Laboratoire des dynamiques européennes), porte-parole du collectif Les femmes dans la mosquée et membre du collectif féministe Musulmanes en mouvement a été entendue le 14 janvier 2016 par la délégation aux droits des femmes dans le cadre d'une table ronde sur l'égalité entre les femmes et les hommes contre les intégrismes religieux.
* 2 Désamorcer l'islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l'islam. Les Éditions de l'Atelier, 2014.
* 3 La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes. Recherche-action sur la mutation du processus d'endoctrinement et d'embrigadement dans l'islamisme radical, Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan, avec l'aide de l'équipe du CPDSI, des familles et des partenaires, novembre 2014.
* 4 www.stop-djihadisme.gouv.fr
* 5 Vêtement en forme de longue robe large et ample, qui cache les formes de la femme, couvrant les cheveux et tout le corps hormis les pieds et les mains (mais qui peut être porté avec des gants fins).
* 6 Voile intégral couvrant le visage à l'exception des yeux.
* 7 Voile qui complète le niqab en couvrant les yeux d'un voile assez fin pour que la femme ainsi couverte puisse voir par transparence, sans que ses yeux puissent être vus des autres.
* 8 La vie après Daesh, les Éditions de l'Atelier, 2015.
* 9 Par le terme de « repenti », nous parlons simplement d'un jeune qui est sorti de l'idéologie de Daech (note de Dounia Bouzar).
* 10 Opus cité.
* 11 Ma meilleure amie s'est fait embrigader, éditions De la Martinière, avril 2016.