J'ai expérimenté une méthode de déradicalisation grâce aux parents, auxquels je veux rendre hommage, car ils m'ont énormément aidée dans ce travail. Je n'ai finalement été qu'un trait d'union entre eux et le Gouvernement.
J'ai inventé ma méthode de façon empirique, sur la base du constat que Daech envoyait des émotions négatives et anxiogènes aux jeunes, pour les rendre paranoïaques et les conduire à la haine et à la méfiance de la société, avant de leur dire qu'ils sont élus et qu'ils ont une mission divine. Le propre du radicalisé est de penser qu'il détient la vérité, et que les autres sont endormis ou complices. Je me suis alors demandé comment rassurer ces jeunes et les sortir de cette vision anxiogène.
Les psychologues m'ont expliqué que ma méthode fonctionne, parce que je passe d'abord par une approche émotionnelle, avant d'aborder une étape cognitive. Par ce vecteur, le jeune redevient un individu à part entière, cela lui rappelle son enfance, qui renvoie à un monde sécurisé : la madeleine de Proust, en fait ! Ce n'est qu'après cette première étape que l'on s'attaque à l'approche cognitive. Cela explique d'ailleurs l'échec de beaucoup de pays en matière de déradicalisation, car ils passent directement à cette étape cognitive, en envoyant des imams faire des discours religieux alternatifs au lieu de travailler d'abord sur un mode émotionnel.
Je travaille sur ce sujet depuis 2006, et je voudrais vous mettre en garde contre le décalage entre ceux qui pensent et ceux qui font, notamment au niveau gouvernemental. C'est le principal handicap pour la gestion de la radicalité, dans différents domaines. Moi, je suis à la fois une actrice de terrain et une intellectuelle, et cela peut déranger. Les gouvernements ont du mal à faire ce lien.
J'ai écrit beaucoup d'ouvrages, mais je n'ai jamais été entendue, notamment sur le double dysfonctionnement laxiste et discriminatoire que j'évoquais précédemment. Il en a été de même lorsque j'ai expliqué que les classes moyennes étaient touchées par la radicalisation, il y a deux ans. On m'a traitée de folle. D'autres chercheurs commencent pourtant aujourd'hui à émettre cette hypothèse, ce qui fait que les médias commencent à la prendre au sérieux.
S'agissant du budget de 600 000 euros qui nous était attribué pour un an à travers un appel d'offres, si ces moyens nous semblaient corrects à l'époque, ils n'ont toutefois permis d'embaucher que six personnes au total. Pour couvrir le travail auprès des 1 000 familles, ainsi que nos déplacements (nous avons quatre à dix heures de train par jour pour nous rendre dans toutes les préfectures), cela n'était pas suffisant en fait. Mon équipe et moi n'avons connu aucun répit depuis que nous avons commencé. Certaines filles partent faire le djihad à douze ans ! Les efforts ne sont pas quantifiables, on fait la chaîne pour sauver des vies. Mais j'ai apprécié que le ministre de l'intérieur demande la transmission de notre « méthode émotionnelle » dans tous les territoires, car c'est la meilleure solution.
Il faut également construire des groupes de repentis dans chaque territoire, en faisant attention à la sécurité des personnes. Par exemple, si le préfet fait appel à des éducateurs de rue qui habitent le même immeuble qu'un groupe radicalisé, ils ne pourront pas exercer sereinement leur travail car ils craindront pour leur famille. Il faut bien comprendre l'ensemble de ces conditions de travail.
L'autre difficulté de mon équipe tient au mental, car on subit un risque permanent et l'on est sous tension quotidiennement avec la présence des démineurs, des policiers, des chiens, le risque d'infiltration et de géolocalisation des jeunes par Daech pour nous frapper. Pour ces raisons bien compréhensibles, certains membres de mon équipe ont craqué au bout de quelques semaines, y compris des bac + 6. La compétence et l'endurance du personnel pour faire ce travail sont rares.
Il y a également la sécurité psychique, le besoin de soutien par les pouvoirs publics, car nous avons été malmenés par les médias. C'est lourd pour des gens qui risquent leur vie. Nous avons par exemple subi trois infiltrations d'Al-Nosra, ce qui nous a obligés à déménager et à déscolariser nos enfants ou petits-enfants dans l'urgence. Pour ma part, je n'ai pas le droit d'habiter Paris et je suis interdite de train car je représente un danger potentiel pour les autres usagers, dans la mesure où Daech m'a géolocalisée. Il me semble qu'au regard de tout ce que nous avons enduré, nous n'avons pour le moment pas été suffisamment soutenus par les pouvoirs publics, alors que nous remplissons une mission publique de gouvernement à partir d'un statut associatif.
Vous savez par ailleurs que j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres. Le débat sur la déchéance de la nationalité et les propos du Premier ministre qui a dit que « comprendre c'était excuser » ont représenté la goutte d'eau. C'était comme désavouer notre travail de deux ans passés sans dormir, sans vacances, comme si on n'existait pas. On est pourtant bien obligés de comprendre le mal pour déradicaliser et pour afficher les mensonges de Daech au grand jour ; il faut aussi transmettre ce savoir aux repentis pour qu'ils trouvent les bons mots pour déconstruire le mythe de Daech. Nous avons mis notre vie dans ce combat.
En outre, avec la déchéance de nationalité, le Premier ministre se rend-il compte que cela aura probablement pour conséquence que les policiers seront inconsciemment très enclins au délit de faciès, mais qu'ils laisseront de côté les jeunes - Pierre, Paul, Louis - qu'ils n'auraient même pas eu l'idée de contrôler ? Or, nous avons désamorcé trois de ces « petits Pierre » en deux mois, qui planifiaient de se faire sauter avec des ceintures achetées sur Internet. Si l'on a à l'esprit le profil classique du terroriste potentiel, on passe à côté de ces jeunes et c'est une erreur.
Je sais que le profil classique, ce sont des immigrés en situation de fragilité. C'est d'ailleurs le cas de tous ceux qui ont frappé le territoire français pour le moment. Mais je mets en garde contre la radicalisation des jeunes Français non issus de familles immigrées, qui ne connaissent aucun problème d'intégration. Je parle ici d'enfants de professeurs, de fonctionnaires, et aussi de hauts fonctionnaires. C'est une véritable bombe à retardement qui, quand elle éclatera, sera destructrice pour la société française. Or, personne ne veut l'entendre pour le moment car cela fait trop peur.
En conclusion, le montage institutionnel et financier d'une mission comme la nôtre est très compliqué et implique beaucoup de danger. C'est pourquoi on ne pourra pas tenir dix ans comme cela. Le bruit court que nous pourrions bénéficier d'un soutien privé, nous verrons bien. Et si j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres, je continuerai évidemment à aider les familles et les préfectures. On n'abandonnera personne, ni les pouvoirs publics, ni les citoyens.