Intervention de Dounia Bouzar

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 mars 2016 : 1ère réunion
L'islam en france laïcité et égalité entre hommes et femmes — Audition de Mme Dounia Bouzar docteure en anthropologie directrice générale du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam ancienne personnalité qualifiée du conseil français du culte musulman

Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM) :

Je vous remercie pour vos encouragements, que je transmettrai également à mon équipe. Si nous avons été surpris et affectés par les attaques médiatiques, nous avons heureusement reçu beaucoup de témoignages de soutien et de propositions de dons de la part des Français, que nous avons d'ailleurs dû refuser car nous bénéficions de subventions publiques. Nous avons également reçu des propositions de bénévolat auxquelles nous n'avons pu donner suite au nom d'impératifs de sécurité et de confidentialité. En effet, lorsqu'elles prennent contact avec nous, les familles nous racontent toute leur vie...

Nous avons certainement raté notre communication, car je constate un énorme décalage entre le travail que nous avons accompli et la façon dont il a été perçu, notamment par les médias. Pourtant, il nous a semblé communiquer le plus possible. Nous avons même accepté quelques journalistes, nous avons élaboré des conventions écrites avec eux. Ces derniers ne se rendent pas compte des implications de leurs demandes, quand ils requièrent par exemple l'identité des personnes avec qui je travaille. Or, il y a plusieurs dangers ou difficultés quand on fait témoigner des personnes : le risque de les exposer à la vengeance de Daech, mais aussi la réticence d'une partie des juges qui ne supportent pas les témoignages des jeunes ou des parents, car ils craignent la manipulation de faux repentis. D'autres au contraire apprécient beaucoup qu'un jeune témoigne pour mettre à jour le décalage entre les mensonges de Daech et la réalité. Il faut donc toujours faire attention aux questions d'anonymat, vis-à-vis des voisins et des futurs patrons aussi.

Pour les jeunes qui sont en attente de jugement, je voudrais signaler que certains d'entre eux ont vu leur nom divulgué par la presse. Résultat, ces personnes ne trouvent pas de travail car elles sont stigmatisées.

Plus généralement, je voudrais souligner que, quand tous ces jeunes sortiront de prison les uns après les autres, on risque de connaître de réelles difficultés pour les recaser et les resocialiser. Là non plus, personne n'y pense.

S'agissant des conversations avec les jeunes radicalisés, je voudrais vous décrire avec plus de précision le déroulé d'une séance au stade de l'étape 2 de la méthode de déradicalisation (approche cognitive). La première fois, le jeune radicalisé ne sait pas qu'il vient nous voir. Il ne peut y avoir de volontaires en ce domaine : un radicalisé n'a pas conscience de sa radicalisation, il ne peut donc pas être volontaire pour une séance de déradicalisation. L'alliance thérapeutique ne peut se faire qu'avec ses proches, jamais avec lui en personne... C'est la difficulté et la spécificité de la déradicalisation : on ne peut pas compter sur « sa demande ». Les parents l'attirent en inventant un scénario crédible. Nous avons nos codes. Je compare notre système à celui des « alcooliques anonymes ». Je commence toujours par faire parler un ou plusieurs repentis, avant même l'entrée dans la salle du jeune. Je choisis des repentis qui ont vécu des expériences comparables à celles du jeune radicalisé, et qui poursuivent à travers ce travail bénévole leur propre travail de guérison et de reconstruction. Nous passons plusieurs heures à préparer ce témoignage.

Généralement, le jeune commence par essayer de fuir lorsqu'il me reconnaît, car il sait qui je suis, mais il finit toujours pas s'assoir et rester, car il entend parler de choses familières qui résonnent en lui. Le témoignage du repenti est parlant pour le jeune, car il porte sur le décalage entre les promesses de Daech ou d'Al-Qaïda et la réalité. Le jeune reconnaît son propre parcours dans la bouche de l'autre. Sur 1 000 cas, je n'ai connu qu'un échec, mais peut-être que ses parents s'y étaient mal pris pour le ramener à nous.

En général, le jeune radicalisé finit toujours par craquer, au bout de deux heures à deux heures et demie d'écoute des repentis, c'est presque automatique. C'est long, il faut généralement deux témoignages de repentis pour qu'il craque. Au début, il nous perçoit comme le diable, d'autant qu'aucune femme de notre équipe, très féminisée, n'est voilée.

Lorsqu'il craque, le jeune nous livre toute sa vie de radicalisé : des noms, des filières, des adresses IP, des pseudonymes, une véritable aubaine pour la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ! J'enregistre la conversation et je prends des captures d'écran, car je sais que, une dizaine de jours après la confession, viendra le processus de régression, ce que j'ignorais lorsque j'ai commencé les premières séances, et qui m'a valu des déconvenues. On pense au début que lorsqu'ils restent pendant des mois dans l'ambivalence, ils sont schizophrènes mais pas du tout, car ils passent tous par cette phase de remords et de retour en arrière.

Pour garantir la pérennité du processus de déradicalisation du jeune, on le prive d'Internet. Dans certains cas, on va même jusqu'à demander des centres éducatifs fermés au juge pour le désintoxiquer totalement de sa tribu numérique, quand l'embrigadement relationnel est trop fort. Les parents jouent aussi un rôle important dans ce processus, en payant des hackers pour récupérer des données informatiques dans l'ordinateur de leur enfant.

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