Intervention de Hakki Akil

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 décembre 2015 à 9h03
Crise irako-syrienne et question des réfugiés- Audition de M. Hakki Akil ambassadeur de turquie en france

Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France :

Les Russes sont très doués en matière de désinformation. C'est une pratique à laquelle ils recourent depuis des dizaines d'années.

Ils disent également que la fille du président Erdoðan a construit un hôpital pour y soigner les combattants de Daech. C'est plus qu'absurde ! Quand vous lancez une telle information, les gens que cela arrange ont tendance à le croire.

Vous êtes sénateurs. Ne vous arrive-t-il pas de vous interroger sur la manière dont les journaux traitent certains des sujets que vous connaissez bien ? On a parfois des difficultés à continuer à leur faire confiance !

Quant à nos relations avec la Russie, elles étaient jusqu'alors très bonnes. Nous consacrons 34 milliards de dollars à l'achat de gaz et d'énergie russes. Nous n'avons pas participé à l'embargo économique car nous n'avons jamais cru que ceci pouvait résoudre les problèmes. On l'a vu en Iran, où on a appliqué l'embargo économique durant trente ans : cela n'a fait qu'augmenter la contrebande et les trafics. On a également vu ce que cela avait produit en Irak. Nous avons estimé que cela ne fonctionnerait pas plus avec la Russie, qui nous fournit 56 % de nos besoins énergétiques, en particulier en gaz.

Aujourd'hui, le président Poutine est toutefois dans un état d'esprit qui va à l'encontre de toute logique. Nous avons sincèrement du mal à comprendre... La Russie a fait des descentes dans des foyers d'étudiants, qu'elle a renvoyés en Turquie ; elle a dernièrement arrêté trente-deux hommes d'affaires venus participer à une foire sur le sol russe. Ceux-ci sont restés dix jours en prison. La Russie a également suspendu les charters, empêché les touristes russes de partir pour la Turquie. Elle veut arrêter les importations, sans penser qu'elle a des obligations dans le cadre des accords du GATT et qu'elle ne peut décider selon son bon vouloir de ne plus importer telle matière ou tel produit de Turquie. C'est l'Organisation mondiale du commerce qui gère le commerce international !

La Russie ne peut reconnaître qu'elle interdit l'importation de produits turcs, empêche les citoyens russes de se rendre en Turquie, restreint les charters ou diminue la fréquence des vols aériens pour des raisons politiques.

Le président Poutine, qui pense être à l'apogée de son pouvoir, a peut-être mal accepté le fait qu'un avion russe militaire puisse être abattu par un autre pays. Nous essayons de calmer le jeu en rappelant que nous avons des intérêts réciproques et qu'il faut laisser agir la diplomatie.

Un pays qui a déjà abattu deux avions civils parce que ceux-ci avaient violé son espace aérien, qui occupe l'est de l'Ukraine, qui a occupé la Crimée, l'Ossétie du Sud, l'Abkhazie, et qui laisse pourrir la situation dans le Caucase pour servir ses propres intérêts n'a pas de leçon à donner aux autres !

Malheureusement, les gens prennent ce que disent les Russes pour argent comptant. Or, ils n'arrêtent pas de mentir, de pratiquer la désinformation. Nous attendons qu'ils se calment avec impatience pour pouvoir se mettre autour d'une table et trouver une solution à tous ces sujets.

Ils ont violé notre espace aérien, et en dépit de toutes les mises en garde, le pilote turc a dû appliquer ses instructions.

J'espère qu'ils vont revenir à la raison et qu'on pourra résoudre tous ces problèmes par la diplomatie, sans recourir à la désinformation. L'autre jour, ils ont envisagé l'emploi des armes nucléaires : ils ont perdu la raison !

Vous avez dit que l'on accusait la Turquie de produire du gaz sarin pour Daech, que les opposants avaient du mal à s'exprimer au Parlement turc. Or, même la branche politique du PKK s'y exprime ! J'ai du mal à comprendre que l'on puisse prétendre que les opposants ne peuvent pas s'exprimer au Parlement turc. C'est exagéré !

Quant au trafic sexuel, je ne sais pas s'il existe. Il existe un trafic d'antiquités, c'est vrai, mais c'est parce qu'il y a un marché pour cela en Europe ! Il faut donc voir du côté des antiquaires ou des collectionneurs européens.

Lorsque j'étais deuxième secrétaire à Damas, j'avais un ami industriel qui m'a raconté qu'il avait fait passer en Turquie 300 kilos d'or dans le coffre de sa voiture et qu'il s'était fait arrêter à la douane, qui les lui avait confisqués. Je lui ai dit qu'il s'agissait de contrebande, et je me suis étonné qu'il me raconte une telle histoire. « Vous, les Turcs, vous ne comprenez rien au commerce », m'a-t-il dit ! « Si un produit coûte dix dollars d'un côté de la frontière et trente dollars de l'autre, rien ne peut empêcher ce produit de la traverser. »

Les trafics existent sûrement. Il y en aura malheureusement toujours, comme à Marseille ou ailleurs. Nous devons l'accepter.

Je ne sais si c'est vrai, mais j'ai lu que le pétrole ne représentait qu'une partie minime du financement de Daech. C'est plutôt la collecte des impôts, ou l'argent trouvé dans les banques, qui assurent ce financement. La Turquie n'y a jamais participé.

Quant à l'intervention au sol, si une décision internationale intervient, la Turquie y participera.

Il faut par ailleurs distinguer le problème kurde de celui du PKK. J'ai dit hier, à la mairie de Neuilly, qu'il ne fallait jamais faire l'amalgame entre les Kurdes et le PKK. C'est comme si on prétendait que la France combat les musulmans parce qu'elle lutte contre les éléments français de Daech.

En Turquie, le concept de citoyenneté est le même qu'en France. Être turc ne représente pas une appartenance ethnique, mais un concept de citoyenneté. Nous avons vingt-huit ethnies différentes. Il ne faut pas croire que 70 millions de Turcs oppressent 10 millions de Kurdes.

Les Kurdes ont les mêmes droits que les autres citoyens turcs. Ils sont représentés au Parlement, participent au gouvernement, se retrouvent dans l'armée. Les Kurdes figurent dans toutes les composantes de la société, de la même manière que les Corses en France.

Il faut donc faire la distinction très nette entre Kurdes et PKK. La Turquie combat le PKK, à l'origine de la mort de 40 000 de nos concitoyens. Ce n'est pas rien !

Vous avez assisté à la réaction du peuple français lors des attentats qui ont entraîné la mort de 130 personnes, et déclenché l'état d'urgence. La nation a tout de suite réagi. Nous en souffrons également. Il est très facile de donner des leçons. Quand cela arrive chez soi, les choses ne sont pas aussi faciles à gérer.

Je souhaite qu'aucun pays n'ait à connaître la lutte contre le terrorisme, car c'est le fléau de notre siècle. C'est une guerre asymétrique qui est utilisée par certains pays pour peser diplomatiquement sur d'autres.

On trouve de nombreux Kurdes en Syrie, en Irak, en Turquie, en Iran, mais tous sont dans des situations différentes.

En Syrie, ils étaient peu nombreux. Kobané a subi un nettoyage ethnique. Environ 250 000 Kurdes soutenaient le KDP de Massoud Barzani. Ils ne peuvent désormais plus y entrer.

Je discutais l'autre jour avec un représentant kurde. Il m'a expliqué avoir entraîné 6 000 Kurdes du PKK qui n'arrivent pas à entrer sur le sol syrien pour combattre Daech parce qu'ils ne font pas partie du PYD.

Le PYD a le contrôle sur le terrain de Ain al-Arab - Kobané - et de toute la région. Ils désirent obtenir une région autonome avec leurs propres cantons. Ils ne sont pas majoritaires, mais ils ont réalisé un nettoyage ethnique.

Contrairement à ce que l'on peut croire, ils n'ont jamais combattu Daech : ils se sont défendus. Jusqu'à ce que Daech attaque les régions qui étaient sous son contrôle, le PYD se battait uniquement contre l'opposition syrienne modérée. C'est ce qu'il fait aujourd'hui, en disant clairement qu'il soutient le régime de Bachar al-Assad.

Il faut donc faire la distinction entre les Kurdes irakiens, syriens, turcs et iraniens.

Le soutien russe à la formation d'un Etat kurde dans la région était déjà pratiqué durant la guerre froide. Ce n'est donc pas nouveau pour nous.

Je serai très bref s'agissant de l'Europe. Pour la Turquie, être membre de l'Union européenne est un choix stratégique, et il n'est pas question d'en changer. L'Europe est autant notre maison que la vôtre. Ce n'est pas parce que nous ne faisons pas partie de l'Union européenne que nous ne pensons pas appartenir à l'Europe. Vous ne pouvez écrire l'histoire de la Turquie sans l'Europe, ni l'histoire de l'Europe sans la Turquie.

Je cite toujours l'exemple de François Ier et de Soliman le Magnifique. Si Soliman n'avait pas sauvé François Ier des geôles de Charles Quint, on ne parlerait peut-être plus aujourd'hui de la France, et la domination germanique se serait étendue à toute l'Europe.

Il l'a non seulement sauvée, mais en outre, pour assurer l'équilibre des forces entre Charles Quint et François Ier, Soliman a accordé des privilèges au roi pour que la France soit la seule à commercer avec les territoires ottomans, qui s'étendaient des Balkans jusqu'à la Hongrie, et comportaient le Proche-Orient, la mer noire, l'Égypte et une partie du Maghreb.

En outre, nous avons accordé à la France une juridiction spéciale et un droit de regard sur les chrétiens d'Orient. Nous ne l'avons pas fait parce que nous étions alors en position de force, mais à l'apogée du pouvoir de l'empire ottoman.

Pour l'anecdote, la première page de la lettre de Soliman le Magnifique à François Ier comporte les nombreux titres de Soliman - l'homme de Dieu sur terre, qui domine tel et tel pays, etc. -, et qualifie seulement François Ier de « roi de France ».

Nous pensons donc que nous avons contribué, durant six siècles, à l'histoire de l'Europe, l'Europe contribuant à notre propre histoire. Où voulez-vous qu'aillent les Turcs ? Nous avons toujours été une puissance européenne. Du point de vue politique, le plus important pour nous à l'heure actuelle est de poursuivre l'harmonisation entre la législation turque et européenne.

Une fois que nous en aurons terminé, nous demanderons bien sûr au peuple turc s'il souhaite ou non devenir membre de l'Union européenne. Ce n'est pas encore à l'ordre du jour. L'important est de maintenir la Turquie dans l'ancrage européen. On verra ensuite.

En ce qui concerne les réfugiés, l'Europe n'a ouvert les yeux qu'à l'occasion de la noyade du petit Aylan. Nous, nous nous occupons de ce problème depuis quatre ans.

Lors de ma dernière audition devant votre commission, je vous avais dit que nous avions dépensé 7 milliards de dollars ; aujourd'hui, nous en sommes à plus de 9 milliards de dollars.

Certains politiciens ou journalistes veulent faire croire que la Turquie exerce un chantage et demande 3 milliards de dollars. Nous ne demandons rien, Messieurs les sénateurs ! Si vous voulez prendre vos responsabilités vis-à-vis des réfugiés syriens, vous pouvez leur accorder 3 milliards d'euros. Il faut que ce soit clair et net : nous n'avons rien demandé !

On parle de libéralisation des visas. Elle était déjà en cours avant que ne se déclare le problème des réfugiés. Aux termes de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, la Turquie devait accorder la réadmission, et l'Union européenne décider la libéralisation des visas. Il n'y a donc rien de nouveau. On n'a fait qu'avancer l'échéance, non pas pour plaire à la Turquie, mais pour que l'on puisse renvoyer les migrants en Turquie.

Il ne faut pas penser que le plan d'action mis en place par l'Union européenne est le résultat d'un chantage de la Turquie. À partir de cet été, les pays européens ont commencé à établir des quotas et accepté des réfugiés syriens, qui sont arrivés massivement du Liban, de Syrie et de Jordanie. Ce n'est pas parce que 800 000 ou 900 000 Syriens se sont portés vers la Grèce ou les pays européens que le nombre de réfugiés a diminué en Turquie. Ce nombre est toujours le même, soit 2,2 millions.

Certains prétendent que ce sont les autorités turques qui les envoient vers la Grèce. Nous n'avons envoyé personne ! Si nous avions eu une telle intention, nous l'aurions fait depuis trois ans.

Lorsque le problème aura été résolu, nous serons prêts à accueillir les réfugiés syriens qui voudront demeurer chez nous. La Turquie ne les obligera jamais à rentrer chez eux.

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