Intervention de Jean-Bernard Lévy

Commission des affaires économiques — Réunion du 27 avril 2016 à 10h00
Audition de M. Jean-Bernard Lévy président-directeur général d'électricité de france

Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'EDF :

Je vous remercie monsieur le Président. C'est avec plaisir que je répondrai à l'ensemble de vos questions et commencerai par évoquer un sujet majeur pour EDF, c'est-à-dire l'état de son principal marché, le marché de gros de l'électricité, qui est très déprimé : en deux ans, les prix ont été divisés par deux, passant d'environ 50 euros par MWh en 2014 - et même 60 euros un peu avant - à 27 ou 28 euros aujourd'hui. Les raisons de cette évolution sont connues : elle est liée pour l'essentiel à la baisse des prix des matières énergétiques alors que dans le même temps, de nouvelles capacités de production se déploient. Nous ne sommes du reste pas les seuls à en souffrir et plusieurs grands énergéticiens connaissent des difficultés encore plus fortes que les nôtres : certains sont déficitaires, d'autres doivent se scinder en plusieurs entités indépendantes. Or, s'agissant d'EDF, il n'est question ni de l'un ni de l'autre : nous sommes un groupe intégré et nous le resterons ; EDF a en outre été bénéficiaire chaque année, ce que nous devons à la fois aux compétences de nos salariés - à qui je rends hommage - et au choix historique du nucléaire qui met à la disposition de nos clients une électricité bien moins chère que chez nos voisins, une électricité abondante, qui assure à la fois notre sécurité d'approvisionnement et nous permet d'exporter et de maintenir des emplois en France, et, enfin, une électricité qui est particulièrement décarbonée.

À mon arrivée à la tête de l'entreprise, j'ai jugé nécessaire de lui donner un cadre de travail à long terme, la « stratégie Cap 2030 », inscrite dans la transition énergétique et fondée sur notre vision du monde de demain. Demain, l'énergie sera bas-carbone - c'est une demande forte des opinions publiques. Demain, les consommateurs, auparavant passifs, seront aussi des acteurs, pilotant leur consommation et produisant eux-mêmes de l'électricité. Les moteurs de la croissance économique de demain fonctionnent à l'électricité : je citerai la mobilité électrique ou le développement rapide des technologies de l'information et de la communication, à travers les data center ou tous les objets qui font désormais notre quotidien.

Dans ce monde nouveau où la production décentralisée va se superposer au modèle centralisé et hiérarchique actuel, EDF doit apporter des réponses, d'abord en développant des offres numériques et décentralisées ; ensuite, en continuant à proposer un mix de production bas-carbone remarquable - nous jouons à cet égard très bien de la complémentarité entre les nouvelles énergies renouvelables, l'hydraulique et le nucléaire - ; enfin, en trouvant des compléments de croissance dans des zones géographiques dynamiques.

En matière d'innovation, EDF a pour caractéristique très forte d'être l'un des rares énergéticiens à disposer d'une capacité de recherche autonome. Notre effort de recherche et développement (R&D) atteint 600 millions d'euros par an, nous employons 2 000 chercheurs, principalement en France mais aussi, par exemple, dans la Silicon Valley, et cherchons à nous inscrire dans un nouvel éco-système. Cet effort d'innovation se traduit déjà de façon concrète : dix millions de nos clients disposent d'un espace client digital et notre application e.quilibre, qui aide à faire des économies d'énergie, est déjà utilisée dans un million de foyers.

Nous souhaitons aussi développer des solutions décentralisées pour répondre aux besoins des collectivités territoriales car l'innovation passe souvent par les territoires. Nous voulons valoriser les potentiels d'énergies renouvelables locales comme la chaleur renouvelable, la biomasse ou la géothermie. Nous sommes au premier plan en matière de mobilité électrique et innovons dans l'éclairage public ainsi qu'en matière d'efficacité énergétique des bâtiments. Je donnerai simplement deux exemples : l'ensemble éolien catalan, qui représente 96 MW et permettra de valoriser dès cet été le potentiel de vent des Pyrénées orientales en produisant l'équivalent de la consommation d'une ville de 120 000 habitants ; en Vendée, nous travaillons avec le syndicat départemental d'énergie pour déployer 125 bornes de recharge électrique qui permettront de mailler l'ensemble du territoire.

En matière de production bas-carbone, EDF est déjà exemplaire puisque nous émettons seulement 15 grammes de CO2 par kWh produit, soit vingt fois moins que la moyenne européenne grâce à des choix historiques remarquables, en faveur du nucléaire et de l'hydraulique. Cela ne nous empêche pas d'avoir des ambitions fortes en matière d'énergies renouvelables : exploiter davantage encore le potentiel hydraulique et faire porter nos efforts sur l'éolien, le solaire et la chaleur renouvelables. On l'ignore souvent mais EDF est le premier producteur d'énergies renouvelables en Europe et l'un des premiers dans le monde, derrière les opérateurs chinois. Chaque année, nous investissons environ 2 milliards d'euros, soit un peu plus que ce que nous consacrons aux nouveaux moyens de production nucléaire, et nous avons pour objectif, en 2030, de doubler notre parc installé en le portant de 28 GW à 50 GW. Nous sommes présents bien sûr en France mais aussi dans de nombreux autres pays. Nous avons des contrats d'approvisionnement avec de grandes entreprises comme Ikea, Google ou Microsoft ; à titre d'exemple, nous alimentons certains des data center de ce dernier à partir d'un parc éolien installé près de Chicago.

Je suis convaincu que l'avenir reposera sur le bon mix entre les énergies renouvelables et le nucléaire, qui assure une grande disponibilité et une excellente prévisibilité à un coût très compétitif - nous avons d'ailleurs mis en place des méthodes de gestion assez uniques qui permettent de moduler la production de notre parc nucléaire pour compléter la production renouvelable.

Au-delà du développement des énergies renouvelables, il importe de conforter le parc nucléaire existant au travers du « grand carénage », qui est à la fois porteur d'emplois et s'avère très rentable pour la collectivité nationale, le tout en augmentant encore le niveau de sûreté, sous le contrôle et sous réserve de l'accord de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). En optimisant les coûts, nous avons pu ramener le montant du « grand carénage » à 51 milliards d'euros courants sur la période 2014-2025, soit 15 % de moins que notre évaluation initiale, ce qui représentera en moyenne 40 % de nos investissements annuels. Il s'agit d'un bon investissement qui permettra, en prolongeant la durée de vie d'installations existantes, de continuer à bénéficier d'une électricité au meilleur coût.

Nous préparons aussi l'avenir avec l'EPR, avec pour premier objectif la mise en service de Flamanville. Nous avons franchi en mars, conformément au calendrier annoncé, un premier jalon clé et nous sommes donc en ligne avec la prévision d'un démarrage au dernier trimestre 2018. Une nouvelle organisation du chantier, nettement plus efficace, a été mise en place.

J'en viens au projet d'Hinkley Point, pour lequel le conseil d'administration aura prochainement à se prononcer sur une décision finale d'investissement. Si les prix de marché étaient restés autour des 50 euros du MWh, nous aurions déjà pris cette décision mais la chute brutale des prix fin 2015 nous a imposé de commencer par sécuriser la trajectoire financière d'EDF, c'est le sens des annonces de vendredi dernier. J'ai également décidé de consulter le comité central d'entreprise (CCE) comme les représentants du personnel m'en avaient fait la demande de façon unanime.

Le projet Hinkley Point conserve toutes ses qualités : c'est d'abord un projet extrêmement rentable, avec un « contrat pour différence (CfD) » conclu avec le Gouvernement britannique qui sécurise le prix de vente de l'électricité produite sur trente-cinq ans - de 2025 à 2060 - tout en l'indexant sur l'inflation. Sur soixante-dix ans - dix ans de construction et soixante ans d'exploitation -, le projet affiche ainsi un taux de rentabilité d'environ 9 % par an, dont 95 % sont réalisés sur les trente-cinq années de prix garantis. Le CfD a été validé par la Commission européenne, il est donc robuste. Contrairement à une loi qui pourrait être modifiée ultérieurement, il s'agit d'un contrat bilatéral signé avec les autorités britanniques. En outre, nous n'investissons pas seuls mais avec notre partenaire chinois historique, CGN, qui connaît l'EPR puisqu'il en construit deux à Taishan et qui a décidé de porter un tiers de l'investissement total, soit 8 milliards d'euros. Le projet s'inscrit donc dans un excellent climat de confiance, tant avec nos partenaires britanniques que chinois.

En second lieu, c'est un projet mûr : tous les accords sont prêts, les contrats avec les principaux fournisseurs et prestataires sont finalisés et les équipes sont organisées. Nous intégrerons bien entendu le retour d'expérience de Flamanville et de Taishan ; c'est du reste déjà le cas pour l'ingénierie et la conduite du chantier et ce le sera encore pour la mise en service. Le premier béton de sûreté intervenant en 2019, soit après la mise en service de Taishan 1 et de Flamanville 3, les deux réacteurs britanniques seront les cinquième et sixième EPR construits dans le monde.

Il reste que vu l'ampleur du projet, j'ai demandé à ce qu'une revue des risques soit conduite fin 2015 : elle a conclu que les risques sont connus et surmontables moyennant l'application d'un certain nombre de recommandations qu'EDF mettra en oeuvre en totalité. Comme dans tout projet de cet ordre, il y aura par ailleurs d'autres revues de risques en cours de réalisation.

Un report ne serait pas opportun. Il n'est ni nécessaire ni faisable et les risques en seraient nombreux : le client pourrait se tourner vers des solutions alternatives - nous ne manquons pas de concurrents qui s'engouffreraient dans la brèche ainsi créée -, le CfD deviendrait caduc, cela mettrait en péril notre partenariat avec CGN, les contrats avec les principaux fournisseurs, qui représentent 70 % des coûts, devraient être renégociés et les sommes déjà engagées seraient en grande partie perdues.

Je suis donc convaincu qu'Hinkley Point doit se faire maintenant, une fois que nous aurons recueilli l'avis du CCE. Ce projet ouvre des perspectives absolument majeures pour la filière nucléaire française, qui emploie environ 220 000 personnes, et nous permettra à la fois de disposer d'une offre compétitive lorsqu'il sera question de renouveler le parc national et de conforter notre crédibilité à l'export, car comment être crédible à l'étranger si nous ne commandons pas à nous-mêmes nos propres produits ?

Pour revenir au contexte économique, l'ampleur et la rapidité de la baisse des prix de marché s'explique par la baisse de certains facteurs de consommation, dont nous pouvons selon les cas nous réjouir - c'est le cas pour l'efficacité énergétique - ou la déplorer - je pense ici à la désindustrialisation du pays qui touche en particulier les industries dites « électro-intensives » -, et que les facteurs de hausse de la consommation ne suffisent pas à compenser, qu'ils soient liés à la hausse de la démographie ou aux nouveaux usages électriques. Au total, la demande est donc relativement stable alors que l'offre augmente chaque année : 2 000 MW d'énergies renouvelables ont ainsi été connectés au réseau français en 2015. Selon les marchés, ces niveaux de prix ne devraient guère évoluer dans les deux ou trois ans qui viennent.

Or, EDF est désormais beaucoup plus exposée aux prix de marché, à hauteur de 65 % de sa production contre moins de 20 % il y a encore quelques années. Cette évolution est la conséquence de la suppression progressive des tarifs réglementés jaunes et verts qui produira son plein effet en 2016 et 2017. Tout ceci crée les conditions d'un déséquilibre durable sur les comptes d'EDF et réduit d'autant nos capacités à financer nos investissements.

Ce déséquilibre est cependant soluble à condition de prendre les mesures adaptées car nous n'avons pas d'autre choix que d'investir pour financer le « grand carénage », développer les énergies renouvelables et le nouveau nucléaire, commencer à renouveler le parc existant à l'horizon 2030 sans oublier de poursuivre les investissements sur les réseaux pour en améliorer la qualité, continuer à enfouir des lignes, raccorder les énergies renouvelables ou déployer le compteur Linky.

Pour faire face à l'ensemble de ces investissements et sécuriser la situation financière d'EDF dans un monde en mutation, nous avons annoncé plusieurs séries de mesures. Il s'agit tout d'abord d'optimiser nos investissements en assurant une plus forte sélectivité des projets tout en tirant les conséquences de la fin d'un certain nombre d'investissements que nous n'aurons pas à reproduire, qu'il s'agisse de la rénovation de moyens de production dans les îles, du terminal gazier de Dunkerque ou du nouveau campus de Saclay. Ainsi, nous économiserons environ 2 milliards d'euros par an d'ici à 2018, en passant de 12,7 milliards d'euros d'investissements annuels à environ 10,5 milliards. Ces montants n'incluent pas les investissements nouveaux - Linky, Flamanville, Hinkley Point - qui vont se poursuivre.

Nous allons ensuite poursuivre et amplifier la réduction de nos charges opérationnelles, qui s'est élevée à 300 millions d'euros en 2015 (soit 1,4 % de nos charges) et pour lesquelles nous avions fixé en février un objectif de 700 millions d'ici à 2018 avant de le relever, vendredi dernier, à au moins un milliard d'ici à 2019. Comme partagé avec les représentants des salariés, nous serons amenés à ne pas renouveler tous les départs en retraite, à développer la mobilité et à cibler nos recrutements sur les métiers en tension et sur ceux qui sont au coeur de la stratégie de l'entreprise, en particulier dans le numérique. L'évolution de l'emploi avait du reste été largement anticipée au début de la décennie 2010 afin d'organiser la transmission des compétences entre les générations. Au total, nous allons donc diminuer les effectifs dans le cadre de la trajectoire annoncée en CCE en janvier mais sans aller au-delà.

Nous avons aussi annoncé un plan de cessions d'actifs d'au moins dix milliards d'euros à l'horizon 2020 de façon à concentrer le périmètre d'EDF sur ses actifs clés en cédant des participations minoritaires, des actifs de production thermique hors de France et en concrétisant le chantier de l'évolution du capital de RTE, dont EDF possède aujourd'hui 100 % des parts sans pouvoir en assurer une gouvernance normale, et en lien avec les nouvelles orientations stratégiques de RTE.

Enfin, le plan inclut un rôle essentiel de l'État, à la fois comme actionnaire et comme régulateur du secteur. En tant qu'actionnaire, l'État a accepté de voir son dividende versé en actions pour les deux prochaines années, comme il l'avait déjà fait en 2015, ce qui a permis de renforcer les fonds propres d'environ 1,8 milliard d'euros. Un projet d'augmentation de capital de 4 milliards d'euros, que l'État souscrira à hauteur de 3 milliards, sera par ailleurs soumis au conseil d'administration d'ici à la clôture des comptes 2016 si les conditions de marché le permettent. Par ces deux mesures, l'État, en tant qu'investisseur avisé, accompagnera le groupe dans une période d'investissements stratégiques.

Mais l'État est aussi un régulateur et de ce point de vue, nous avons besoin d'adapter le modèle de marché actuel qui n'est pas durable, ce dont témoignent les difficultés de tous les grands énergéticiens européens. Aujourd'hui, aucun investissement en Europe ne se réalise sans être subventionné. Une évolution est donc indispensable car la régulation systématique des investissements ne peut être la seule réponse à l'ouverture des marchés à la concurrence.

Pour cela, il faut d'abord donner un prix au carbone pour la production électrique : la Grande-Bretagne et la Suède l'ont fait et le Président de la République a annoncé, à l'occasion de la dernière conférence environnementale, une démarche unilatérale de la France pour fixer un prix plancher du carbone afin d'entraîner les autres pays sur la même voie. Or, chez certains de nos voisins, nous observons encore des investissements dans des centrales au charbon ou au lignite, ce qui interpelle sur la cohérence entre les objectifs affichés et les politiques réellement mises en place. Nous considérons qu'un prix de 30 à 40 euros la tonne de CO2 permettrait de remettre dans le bon ordre de mérite les moyens de production en fonction de leurs niveaux d'émissions, et notamment de replacer les centrales à gaz devant celles au charbon.

Nous souhaitons aussi que soit reconnue la valeur des capacités de production nécessaires à la sécurité d'approvisionnement dans le cadre de ce que l'on appelle le « marché de capacité ». D'après nos analyses, en cas de période de grand froid durable comme nous l'avons connue en 2012, l'organisation actuelle du marché, avec la fermeture de nombreuses centrales non rentables et des prix de marché aussi déprimés, ne garantit pas l'absence de black out.

Enfin, il est nécessaire de créer un nouveau cadre régulatoire qui permette d'engager de nouveaux investissements sur la base des prix de marché alors qu'aujourd'hui, ces investissements ne sont décidés que lorsqu'ils sont couverts par des garanties de prix et qu'ils sont donc financés par une augmentation de la facture des clients finals.

En conclusion, EDF est à un tournant de son histoire. En soixante-dix ans, nous avons construit pour la collectivité nationale un parc de production capable d'alimenter l'ensemble de nos clients de façon efficace mais nous vivons désormais une phase de transition, énergétique, numérique, marquée par un nouveau modèle de marché, plus décentralisé, qui nous impose d'écrire une nouvelle page de la vie de l'entreprise. Mon rôle est de m'assurer qu'EDF soit en mesure de poursuivre sa mission, de s'ancrer davantage encore dans les territoires et de répondre aux enjeux climatiques. Nous avons désormais une stratégie et les moyens de remplir nos missions. Je vous remercie.

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