Vous le voyez, il existe de nombreux points de convergence entre nos différentes organisations. J'ai été l'un des deux rapporteurs d'un avis du comité consultatif national d'éthique sur les implications éthiques des contraintes économiques en milieu hospitalier dont je reprends ici plusieurs éléments. Dans ce texte, nous citions une phrase du prix Nobel d'économie Amartya Sen : « L'économie est une science morale ». Les contraintes économiques qui pèsent sur le milieu hospitalier rendent nécessaires des arbitrages qui doivent faire l'objet d'un débat de société.
Le concept de rentabilité ne peut être entendu de la même façon pour les hôpitaux publics et pour des activités commerciales ordinaires. La reconnaissance des tâches multiples qu'accomplit l'hôpital public constitue un enjeu essentiel. Au-delà des actes techniques, l'hôpital public exerce des missions sociales dont la valorisation dans un système de T2A est problématique. Face à cette diversité, la notion de parcours de soins constitue un élément clé qui doit permettre de différencier le prix, le coût et la valeur et de s'interroger sur la pertinence des actes. Il convient par ailleurs de distinguer la cotation et l'évaluation. La difficulté est de parvenir à considérer à la fois l'organisation des soins dans son ensemble et les pratiques individuelles des professionnels de santé pour aller vers une médecine sobre en actes. Or la T2A, alliée aux difficultés du dialogue social dans les hôpitaux, conduit à une désappropriation de l'esprit de qualité. Un médecin devrait normalement se poser la question de ce qu'il doit faire et de ce qu'il devrait faire, c'est-à-dire de l'idéal de qualité des soins vers lequel il devrait tendre. Dans un système idéal, il n'y a pas de discordance réelle entre le « doit » et le « devrait ». Avec la T2A, le médecin ne peut choisir qu'entre ce qu'il peut et ce qu'il doit faire.
Je retiens six points d'attention. En premier lieu, il convient de développer des modèles spécifiques pour les actes purement techniques et les autres actions de prévention, d'accueil, de recherche, d'innovation, etc. Le deuxième point d'attention porte sur la nécessité de davantage relier le sanitaire et le social. Il s'agit là d'une promesse non tenue de la loi HPST. En troisième lieu, il faut éviter d'affecter des systèmes de cotation à des usagers pour lesquels cela n'est pas pertinent. Au-delà de la quantification d'éléments techniques, d'autres éléments qualitatifs doivent être appréhendés afin de pouvoir distinguer clairement coût, prix et valeur. Quatrièmement, plutôt que de se centrer uniquement sur le soin en lui-même (le cure), il est nécessaire de ne pas négliger la dimension « prendre soin » (le care). Un cinquième point d'attention est de rendre aux arbitrages leur dimension politique sans les déléguer aux seuls responsables hospitaliers administratifs et d'approfondir la concertation entre les responsables décisionnels et l'ensemble des acteurs de santé. Le divorce actuel entre la logique administrative et la logique médicale est une des conséquences de la loi HPST et le décret à paraître relatif aux commissions médicales d'établissement (CME), qui sont les parlements des hôpitaux, illustre bien cette situation. Alors que la CME donnait auparavant un avis, ce qui engageait la responsabilité des médecins, elle ne sera plus qu'informée et deviendra donc une simple chambre d'enregistrement. Or nous ne pourrons avancer sereinement que si le dialogue social fonctionne correctement au sein des hôpitaux. Dans certains centres hospitaliers, il n'y a plus aujourd'hui de candidats à la présidence de la CME. Nous comprenons qu'il faille donner au directeur de l'établissement un véritable rôle décisionnel mais cela n'est concevable que si la concertation en amont a été effectuée correctement. Enfin, il faudrait assurer une double tutelle de la part d'organismes reconnus comme la Haute Autorité de santé - le National institute for clinical excellence anglais (Nice) a sur ce sujet effectué un travail remarquable - et de commissions paritaires régionales qui sont de bons outils de dialogue social.
Il est certain que la T2A conduit à réorienter l'activité vers des actes répétitifs et vers la chirurgie ambulatoire, ce qui contribue à redessiner le parcours de soins des patients. Il faut cependant se poser la question de la pertinence stratégique des actes réalisés. L'hôpital dans lequel j'exerce en Seine-Saint-Denis est situé dans une zone très défavorisée où les pathologies cancéreuses sont fréquentes. Or les incitations au développement des actes en ambulatoire et bien cotés détournent les chirurgiens thoraciques et vasculaires du temps qu'ils devraient consacrer à la prise en charge des cancers du poumon. La T2A ne permet pas de définir les actes stratégiques des hôpitaux en fonction des caractéristiques de leur territoire. Le rapport Leonetti sur l'évaluation de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie apporte un éclairage intéressant sur le caractère inflationniste de la T2A. Deux types d'actes chirurgicaux ont été comparés avant et après l'introduction de la T2A : concernant les chirurgies de l'hypophyse, le nombre d'actes réalisés est resté stable ; pour ce qui est des chirurgies de la vésicule biliaire, le nombre d'actes a explosé en raison d'une incitation mécanique liée au mode de financement.
Je développerai quelques pistes de réflexion pour le futur. Tout d'abord, nous allons vers le développement de comportements bien plus consuméristes de la part des patients.